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Flandres

La violence, l’hermétisme et la grâce

Chez certains grands cinéastes (Bresson, Dreyer, Pialat, Bergman...), la brutalité des rapports entre les êtres et la rigueur apparente des principes visuels permettent l’accès à une forme de grâce dont seul le cinéma est en mesure de rendre compte. Derrière son apparente austérité, le film de Dumont pourrait en constituer une des plus radicales illustrations contemporaines...


En marge des courants et des modes, Bruno Dumont échafaude, depuis dix ans et quatre films, une pensée visuelle d’une implacable rigueur, mêlant à l’exploration abstraite des paysages une géométrie concrète des rapports humains. Cette dernière s’incarne prioritairement dans les corps, alternativement lourds ou bondissants, intègres ou déchiquetés (poses distordues, mutilations...), constamment soumis aux pulsions archaïques (sexe, violence...) qui sont comme leur raison d’être. Dans Flandres, cette dialectique sert de support au trajet d’un couple qui s’apprête à transformer une attirance réciproque (laquelle trouve initialement un exutoire dans la violence tranquille des rapports sexuels) en romance aboutie.

Dès le début du film, comme à leur apparente habitude, Barbe et Demester se retrouvent, se parlent à peine et s’accouplent furtivement dans les sous-bois. A partir de ce programme à la régularité mortifère, la quête de la dimension passionnelle implique une progression réciproque, un passage vers la parole dans la mesure où cette dernière seule, à la fin du film, sera apte à traduire l’élévation mutuelle des sentiments. Mais auparavant, les hommes des Flandres s’apprêtent à partir en tant que soldats, et le film les transporte pour un temps dans un désert non-identifié...

(JPEG)Ne nous y trompons pas, cependant : à travers cette fable guerrière à portée éminemment symbolique, qui évoque autant Voyage au bout de l’enfer de Cimino (un raccord pour passer d’un espace à l’autre, une construction ternaire départ-guerre-retour) que Les Carabiniers de Godard (l’absurdité des comportements), mais aussi Full Metal Jacket de Kubrick (les jeunes snipers pris à revers et mortellement blessés) et Outrages de De Palma (le viol collectif), c’est toujours de notre monde dont parle Dumont : des rapports entre le masculin et le féminin, de leurs complémentarités ou de leurs divergences, ou encore de la façon dont ils s’inscrivent dans l’environnement. Thème de toujours certes, mais qui trouve ici un souffle nouveau, presque "mythologique", par la variété des motifs qu’il investit.

Davantage encore que de la posture hiératique de ses héros, débarrassés de toute forme de "psychologisme" au profit de leur pure incarnation physique, cette irruption du mythe s’impose à travers l’organisation d’un découpage qui fait la part belle aux longs plans déserts et silencieux, au sein desquels s’exprime un paysage dans toute la beauté et le mystère de son apparent dénuement. Qu’elle soit bucolique (partie Flandres) ou rocailleuse (partie Afrique), grise et froide ou bien torride et écrasante, la nature n’est jamais filmée dans l’unique but d’atteindre une éventuelle fascination plastique. On est donc tout aussi loin, pour la partie Afrique, des grands films-métaphores de Claire Denis (Beau Travail) ou Gus Van Sant (Gerry) que, pour la partie Flandres, de l’esthétisme un peu gratuit des campagnes hivernales telle qu’on la retrouve, notamment, dans nombre de fictions françaises contemporaines. Deux opérations concomitantes opérées dans Flandres, au moins, expliquent que le paysage, cadré au cordeau dans un souci permanent de composition, accède in fine à un statut supérieur de l’image.

(JPEG)D’abord, le paysage n’est jamais simple décor ou contexte, il est univers. Ce constat s’impose à chacune des articulations entre les Flandres et l’Afrique : outre le choc des sens qui l’impose brutalement au tiers du film (un choc qui n’est pas tant visuel que physique, finalement, tant l’ensemble des phénomènes filmiques, image et son, tend à communiquer la sensation des lieux traversés), le désert aride dans lequel sont projetés les hommes mobilisés définit un univers essentiellement masculin. Un univers saturé de violence (tortures, viol...) qui permet le déchaînement de l’énergie refoulée et l’élection d’un individu, Demester, pas forcément le plus apte ou le plus digne d’entre tous (il participe au viol de la combattante ennemie), seulement celui qui survit et, littéralement, élimine son rival (ou l’abandonne, ce qui revient au même). Violente et bariolée, la guerre qui y est menée contraste fortement avec la dureté froide du paysage d’origine, celui dans lequel s’opère la confrontation au féminin. Cette dureté renvoie à celle du personnage de Barbe, qui se donne sans émotion apparente dans les forêts et les étables, et que son désordre affectif incompris finit par envoyer en hôpital psychiatrique.

Second volet du traitement plastique du paysage : son lien avec le regard. L’abstraction relative de certains plans est contrebalancée par le regard avec lequel il raccorde. De l’abstraction, on passe donc à quelque chose de plus allégorique, une véritable pensée visuelle prend forme, au fur et à mesure que le procédé se répète et que l’on comprend que, pour le personnage qui le contemple, l’environnement possède un sens diffus directement relié à l’affect expérimenté. Comme le paysage, l’affect est composite, mystérieux, intangible, rétif aux tentatives d’expression par le langage. Dumont l’a bien compris, et son travail consiste justement à communiquer l’affect par les images.

Maintenir ce principe durant le film entier aurait cependant conduit à un cloisonnement effroyable de chacun des personnages dans son univers propre, isolé à l’intérieur de ses raccords-regard, sans aucun espoir d’échange véritable avec l’autre. Mais Dumont refuse cette perspective fataliste et si son film souligne, avec les moyens propres au cinéma, l’exceptionnelle violence qu’implique cet échange, il le permet au final, en une étreinte aussi douloureuse que libératrice.

(JPEG)Lorsque Demester revient de son aventure sanglante, la campagne des Flandres est, de façon signifiante, plus chaude et plus accueillante : c’est l’été, et certains plans larges évoquent l’angoisse apaisée des paysages de Van Gogh. Fort de leurs trajets parallèles dans les confins de la douleur physique et morale, Barbe et Demester peuvent enfin se réunir sur le plan émotionnel, et exulter ce trop-plein dans un des plus étonnants "Je t’aime" entendus au cinéma. Cet éclat sentimental, au premier abord surprenant, trouve sa justification dans le contrepoint qu’il propose à l’économie formelle et narrative d’ensemble : on comprend alors que tout le film raconte la constitution progressive de ce sentiment, sans rien éluder de sa brutalité, ni des souffrances qu’il impose de connaître.

La beauté de Flandres réside principalement dans l’évidence finale de cette signification accordée au spectateur qui accepte de se poser, en même temps que le cinéaste, de véritables questions de cinéma. Largement au-dessus de la prétention "auteuriste" à laquelle les adversaires de Dumont voudraient le cantonner, cette ambition esthétique semble suffisamment isolée (dans le cinéma français actuel) et aboutie pour être louée comme il se doit.

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 28 septembre 2006

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