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L’enfant rêve

Après l’avoir créé au Théâtre National de Strasbourg, Stéphane Braunschweig présente L’enfant rêve de l’auteur israélien contemporain Hanokh Levin (1943-1999), au Théâtre National de la Colline. Cette pièce met en scène un monde peuplé de visions cauchemardesques et questionne le regard qu’un enfant ― et par lui, tout individu ― pose sur la cruauté et l’horreur des actes humains qui ont façonné l’Histoire, faisant de l’innocence de cet enfant un bien perdu à jamais.


Par une structure en quatre parties, L’enfant rêve se déploie grâce au fil conducteur de l’enfant et de ses représentations du monde. A travers le prisme du regard enfantin, le dramaturge Hanokh Levin nous livre ses angoisses, traduites par le metteur en scène Stéphane Braunschweig dans une forme onirique, pleine de violence et de cruauté, d’humour aussi... règne de l’indétermination.

Les songes des hommes éveillés

(JPEG)L’image initiale de L’enfant rêve apporte calme et sérénité : un enfant dort dans les bras de sa mère, tableau que le père contemple avec délice. La mère implore même : "Faites que le temps s’arrête, maintenant, / En cet instant parfait, / car jamais, jamais, / nous ne serons plus heureux. / Faites que nous nous transformions tous trois / en nature morte : / “Parents contemplant un enfant qui rêve.”" Mais la première réplique du père annonce qu’une faille a déjà lacéré le tableau idyllique : "Comme nous le chérissons, l’enfant, / lorsqu’il s’endort. / Tranquille, la bouche grande ouverte / dans une totale désespérance, / il nous renvoie l’image de ce qu’il serait / s’il venait à mourir."

La présence de l’enfant, qui est dit "la quintessence de la vie, sa cristallisation", charge la scène d’un élément de pureté, face auquel se dresse le monde extérieur, bruyant et cruel. A la douceur d’une musique de berceuse répond le vacarme d’une fusillade. A l’innocence tranquille du petit garçon s’oppose la violence exacerbée des adultes ― des soldats ― qui envahissent sa chambre et y font pénétrer la guerre et le désordre. Même la scène de mascarade où ils se déguisent en clowns laisse transparaître quelque chose de macabre et de malfaisant : les soldats-clowns hantent-ils le cauchemar de l’enfant ou apparaissent-ils en chair et en os ? Image ou réalité ? Le spectacle ne cesse de jouer sur cette dualité. Ces rêves sont l’occasion de tableaux qui mettent en scène des choix éthiques cruciaux (en temps de guerre, quel est le prix à payer pour vivre, pour survivre, pour revivre ?) ainsi que l’occasion de brouiller les frontières entre ce qui est espéré et ce qui arrive, entre les vivants et les morts, une mise en abîme qui est l’ordinaire des rêves à ceci près que dans cette production, le spectacle n’est pas sur scène mais précisément entre la scène et les spectateurs. Si on admet que les cauchemars disent la vérité, la frontière entre rêve et réalité ne peut tendre à se préciser davantage. C’est justement cette indifférenciation entre l’état de sommeil et de veille qui ici permet de dire l’atrocité de ce monde : le dédoublement du personnage de l’enfant en deux comédiens ― un petit garçon et un jeune homme ― souligne cet écart. L’un dort, l’autre veille ; l’enfant voit, l’adulte dit. Chacun des acteurs joue d’ailleurs des rôles multiples, ce qui produit cet effet de distanciation d’autant plus marqué que le Père mourant bien vite, l’enfant n’est plus accompagné que par sa Mère ("Mère Courage et son enfant").

Les représentations du monde livrées au spectateur sont toutes de bruit et de fureur, d’angoisses humaines les plus profondes et les plus archaïques. Dans chacune des quatre parties du spectacle, il est question d’une séparation de la mère avec son fils : dans le texte du programme, la collaboratrice artistique Anne-Françoise Benhamou parle du "cauchemar d’un enfant hanté par les peurs archaïques de l’abandon et de la séparation du corps de la mère". En s’assimilant à la scène du rêve, la scène théâtrale devient le lieu où l’imaginaire prend corps et où il est reconstruit par le dormeur.

Ainsi, à quoi rêvent les hommes ? Ils rêvent de massacres, de terreurs, ils rêvent de ce qu’ils ont vu ou vécu ― ou ils voient et vivent ce qu’ils ont rêvé. Pourtant, il est bel et bien fait référence à des réalités historiques, à des événements qui ont eu lieu et qui reviennent dans le sommeil, ou qui se reproduisent dans la veille. Songe ? Vision ? Vie ?

L’avancée inexorable dans l’Histoire

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Les décors ne sont pas de Roger Hart mais bien de Stéphane Braunschweig lui-même. Un panneau courbe sert de rideau blanc métallique de scène, bientôt doublé d’un deuxième qui lui fera écho, proue de bateau, ciel étoilé, écran de rêves maritimes. Cette modularité du décor pourrait être la marque de fabrique de Stéphane Braunschweig, une utilisation fine d’éléments en nombre réduit qui transforme l’espace scénique autant qu’elle en définit le cadre. Ce n’est pas le décor qui bouge, c’est le drame qui se déplie et lorsque des images de flux sont projetées sur un des panneaux, c’est toute la scénographie qui réfléchit.

Tout au long des quatre séquences, le spectacle montre la traversée du noyau familial (le père, la mère et l’enfant, puis, le père ayant été tué, le couple mère-fils... presque un duo musical) dans l’Histoire. Quitter son pays en guerre, se retrouver jeté sur les routes de l’exode, avant que la mère et son enfant mort n’arrivent sous le panneau d’un ciel étoilé pour attendre la venue du Messie ... tel est le parcours dessiné. Une structure en miroir offre l’image du chaos sous un ciel tranquille : l’engloutissement final du monde dans l’obscurité est un écho à la bienfaisance du sommeil de la première partie, illustré par la présence encadrante du même ciel étoilé. La boucle semble bouclée, mais entre-temps, des horreurs et des massacres se sont produits, qui ont fait accéder le spectacle à une dimension surnaturelle. Le prosaïsme et un fort ancrage dans le réel aboutissent tout naturellement, semble-t-il, à une quatrième séquence où intervient le personnage du Messie. Mais à l’intérieur même de ce décrochage, la figure du Messie est traitée dans la droite lignée de ce qui précède : son entrée est accompagnée de coups de mitraillette, rappelant les soldats du début. Le Messie n’est qu’un homme chargé de deux valises susceptibles de contenir le miracle tant attendu par les enfants morts.

Chacune de ces parties représente une nouvelle étape à franchir : l’Histoire progresse, ponctuée par des références aux génocides, aux tueries sauvages et dévastatrices qui ont changé la face du monde. Les uniformes que portent les soldats ont des contours hitlérisants tandis que les vêtements civils rappellent le style des années 40. L’ombre de la Shoah plane sur cette marche bruyante et ce spectre imprègne la totalité du parcours. Pour Hanokh Levin, né à Tel-Aviv en 1943, les signes de la Catastrophe se mêlent à la violence de la guerre des Six Jours (1967) qui a marqué les débuts de sa carrière de dramaturge. Il y a à l’évidence la volonté de dire cette période dans sa singularité autant que dans son universalité (ou sa répétition ?).

L’ironie du désespoir

(JPEG)Ainsi, L’enfant rêve fait défiler des fragments de tragédies vécues par l’homme au cours du XXème siècle : la somme des "tragédies quotidiennes" ― l’expression est du personnage du gouverneur de l’île, symbole du puissant qui décide du sort des démunis et des persécutés ― met à nu l’horreur dont peut faire preuve l’humanité, dont le trajet hésite entre le cercle et la ligne droite

Pourtant, des scènes ne manquent pas d’humour, noir, certes, mais de l’humour quand même. La plaisanterie se dit avec cruauté et est sans cesse détournée par une pointe de cynisme. Des moments comiques contrebalancent l’impression générale de cauchemar que laisse le spectacle. Par exemple, en attendant la venue du Messie, un enfant mort dit : "Qu’il fait bon être mort quand le Messie est au coin de la rue !" De même, la confrontation entre un mendiant et les exilés d’un pays en guerre est risible : le mendiant souligne la drôlerie d’une situation qui met face à face un homme agitant une sébile et des hommes qui tendent la main pour être secourus. C’est de ces contrepoints tragiques que surgit le sens du spectacle et que s’élève la voix humaine du dramaturge, par l’intermédiaire de Stéphane Braunschweig et de sa troupe. Aussi la réplique prononcée par le Gouverneur résonne-t-elle de multiples façons : "Comme c’est humiliant d’être un homme !"

Alors, dans le public, on entend des rires au premier degré malgré l’ironie mordante du texte, on entend des rires au deuxième degré à cause de l’ironie mordante du texte (ce qu’il y a de comique dans les choix éthiques et qui produit parfois des pièces de boulevard, si on tente de les résumer), on entend des rires au troisième degré (silencieux donc ; on ne s’ennuie pas un instant), toutes manifestations qui ont droit de cité dans cette mise en scène de Braunschweig, savant mélange de farce et d’attention aux ressources du texte que la scénographie a soigneusement cadrées. Ce qui est perdu en revanche, c’est l’espoir harendtien des enfants, "flot constant des nouveaux venus qui naissent au monde étrangers", possédant "la faculté d’entreprendre du neuf, c’est-à-dire d’agir". Reste une comptine créée par Claude Duparfait ("Voici venir le doux été") qu’on entend comme si on la connaissait depuis toujours et la trace délicate d’un fragment de Dutilleux ("Tout un monde lointain"). Braunschweig dans sa mise en scène aura donné à voir une forme de la mélancolie, "le regret de la perte d’un objet qu’on n’a jamais possédé" dit Giorgio Agamben, qui pourrait bien être cette enfance rêvée, très loin d’une enfance de rêve.


L’enfant rêve d’Hanokh Levin

Mise en scène : Stéphane Braunschweig

Théâtre de la Colline, Grand Théâtre.

par Coralie Salonne, Dany Nguyen
Article mis en ligne le 18 juin 2006

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