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Histoire(s) du cinéma, de Jean-Luc Godard

"C’est ainsi que l’art du dix-neuvième siècle - le cinéma - fit exister le vingtième qui par lui-même exista peu."

Le film Sauve qui peut (la vie) (1979) amorce un tournant dans l’œuvre de Jean-Luc Godard, qui accorde désormais à la vidéo un rôle essentiel. Histoire(s) du cinéma, entrepris en 1987 et achevé dix ans après, s’inscrit dans cette esthétique nouvelle, tout en occupant une place unique dans l’œuvre du cinéaste. Assemblage de séquences appartenant à la fois à des films de fiction et à des images d’archives, œuvre de cinéaste et d’historien, les quatre longs-métrages que constituent les Histoire(s) (en tout quatre heure trente de film) ont pour ambition de tisser un ensemble de relations entre l’Histoire du cinéma et l’Histoire du vingtième siècle.


Réminiscences

(JPEG) Le frottement sourd de la pellicule 35 mm sur une table de montage ; le bruit répétitif et rapide d’une machine à écrire ; Jean-Luc Godard, saisissant des livres dans une bibliothèque et fumant des cigares. Trois motifs qui viennent scander la narration des Histoire(s), interrompant régulièrement l’assemblage d’images opéré par le cinéaste. Tandis que sa voix vient commenter le flux visuel, empruntant à la philosophie, à la littérature, au théâtre ou au cinéma des bribes de textes, le cinéaste s’attribue de façon caricaturale les signes des mythologies propres à ces disciplines (comme la machine à écrire du romancier). Aucune logique - si ce n’est celle de son cheminement intellectuel - ne préside à la succession de séquences qui constituent l’œuvre. Les Histoire(s) sont fondées sur un processus de remémoration, intimement lié à la personne du réalisateur. Or la mémoire étant, par nature, sans ordre, complexe et confuse, le film s’organise sur le modèle des associations d’idées, ce qui donne souvent au spectateur l’impression que Jean-Luc Godard passe du "coq à l’âne". La pensée est analogique et se fonde sur un jeu de correspondances ; le rapport au passé n’est pas chronologique. Une image en entraîne une autre comme une idée en entraîne une autre, logique qui fait dire au cinéaste : "Une image n’est pas forte parce qu’elle est brutale ou fantastique, mais parce que l’association des idées est lointaine et juste."

Comment envisager dès lors les éléments réutilisés par Godard ? La pratique de la citation pose sur un même plan de réalité les extraits de grands films hollywoodiens et les passages empruntés aux actualités d’hier et d’aujourd’hui, devenus "archives". Le travail du réalisateur est donc de rendre la citation méconnaissable ; chaque extrait, qu’il nous montre l’univers de l’Ouest américain ou celui de l’horreur concentrationnaire, qu’il relève du dessin animé ou du film d’actualité, se trouve d’abord vidé de toute dimension référentielle et cesse d’être un épisode asservi à une narration. Les passages utilisés sont dégagés de leur contexte, ralentis jusqu’à être projetés image par image, afin de faire percevoir au spectateur le film en tant que construction.

Palimpseste

Les Histoire(s) ne se contentent pas du rapprochement consécutif de plusieurs images, dont la succession fait sens à son tour - principe élémentaire du montage - mais de leur confrontation simultanée. En effet, Godard dispose dans les limites d’un plan une pluralité instantanée de formes que le film ordinairement développe dans le temps par la technique du montage. A la combinaison classique du sonore et du visuel, l’œuvre surenchérit en faisant se démultiplier dans un même plan chacune de ces dimensions : les voix se chevauchent, se superposent, tandis que les images s’ajoutent les unes aux autres, se combinant en une forme nouvelle. En élargissant et en systématisant le recours à la surimpression, les Histoire(s) en appellent ainsi à une forme de la perception se situant à la limite du registre usuel des sens. Plusieurs messages sont envoyés ensemble à la rétine et au tympan, demandant à être décodés individuellement ou collectivement. Chaque plan devient un espace pluriel, contradictoire : la surimpression réalise dans la simultanéité de l’instant ce que le montage déploie habituellement dans la successivité du temps.

A cet égard, un rôle particulier est assigné au texte, à l’intersection entre le plan visuel et le plan sonore. Deux combinaisons sont possibles. A certains moments, le mot prend place muettement sur l’écran : il s’adresse à l’œil, et rend visible l’audible (il redouble le commentaire en le réduisant à une formule). Nous avons dès lors deux espaces jumeaux : le son et l’image. Parfois au contraire, il brouille les pistes : il n’y a pas de coïncidence entre ce qui s’entend et ce qui se lit. En outre, les lettres sont souvent trop grandes pour l’écran. La phrase doit se disloquer en syntagmes, dont l’encombrement interdit l’inscription simultanée dans le cadre. Les formes sont en suspens, comme des rejets ou des enjambements ; l’écriture donne l’impression d’aller moins vite que l’image ou le son. Concernant la parole, Godard se place dans une logique de primauté de l’image sur le "dire". La logique godardienne est de dévaluer le discours, domaine du sens, au profit du "voir". Le cinéma peut ainsi montrer ce qui s’est vraiment passé, à condition de se faire "vision". A ce titre, il est une forme de connaissance ou un moyen d’investigation comparable à la plaque du microscope, qu’il faut voir d’abord avant de trouver les mots qui en formaliseront le contenu. "C’est d’ailleurs ce que j’aime en général au cinéma : une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d’explication", affirme le cinéaste dans la partie 4B. Ainsi, quand la parole se fait assertive, cela a moins pour effet de délivrer une lecture autoritaire du cinéma que de mettre l’énoncé en danger : l’usage récurrent du calembour mine le sens des énoncés, comme le glissement du sémantique vers le phonétique.

Le banc-titre "montage, mon beau souci" apparaît de manière récurrente à l’écran pendant les quatre heures trente de film. Dans un article de 1956 éponyme, Jean-Luc Godard affirmait le caractère indissoluble de la mise en scène et du montage. Dans ses Histoire(s), il dit encore : "Comme par hasard le seul grand problème du cinéma me semble être où et pourquoi commencer un plan et où pourquoi le finir". Héritier de la conception eisensteinienne, le montage est destiné à produire quelque chose que l’on n’avait pas vu et qui passe également par une relation avec les mots de la langue. Les éléments du réel sont arrachés à l’apparence de leur ordre habituel, puis réorganisés selon une autre logique, nouvelle. Le montage de Godard joue donc de tous les principes de l’ornementalité (symétrie / asymétrie, répétition, accumulation, juxtaposition, saccades, effets stroboscopiques...). Au spectateur désormais de (re)construire les opérations intellectuelles donnant sens aux rapprochements que le cinéaste opère.

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Cinéma et Histoire

Raconter l’Histoire suppose un acte de réappropriation du passé et de recomposition de celui-ci qui, au-delà des contraintes de véracité, relève de la création authentique. Cette ambiguïté (la même qui distingue en anglais story et history) est traduite par le (s) des Histoire(s). Par définition, la distinction entre le discours historique et son objet est problématique. Mais elle l’est encore plus dans la configuration adoptée par Godard, car ici le récit historique assume ouvertement sa dimension artistique. L’Histoire du cinéma que raconte Jean-Luc Godard est aussi une authentique œuvre cinématographique en soi (comme, par analogie, une histoire de la poésie ou du roman qui serait elle-même poésie ou roman, texte enveloppant à l’intérieur de lui-même l’ensemble dont il n’est pourtant qu’un élément). Les Histoire(s) se rapprochent donc du genre de l’épopée : par un processus de conversion, l’Histoire passe dans le poème, alors que simultanément le poème s’inscrit dans l’Histoire.

(JPEG) Or si l’Histoire du cinéma n’est pas appréhendée de manière chronologique, mais selon les vagues de la mémoire, nous pouvons toutefois isoler des œuvres ou des événements au sein du discours : le néo-réalisme italien, la nouvelle vague, Hitchcock, le cinéma hollywoodien... Il est donc intéressant de tenter de reconstituer la genèse et l’évolution du cinéma selon Jean-Luc Godard. "Un art sans avenir avaient tout de suite averti gentiment les deux frères... et ensuite on les a mal compris. Ils disaient « sans avenir » c’est-à-dire un art au présent, un art qui donne, et qui reçoit avant de donner, disons l’enfance de l’art. Ensuite il suffira d’une ou deux guerres mondiales pour pervertir cet état d’enfance". Et le cinéaste poursuit : "si la première guerre mondiale avait permis au cinéma américain de ruiner le cinéma français avec la naissance de la télévision, la deuxième lui permettra de financer c’est-à-dire de ruiner tous les cinémas d’Europe". Selon le cinéaste, l’introduction d’intérêts financiers nie la diversité propre au cinéma ; l’hégémonie nouvelle des capitaux américains au sortir des deux guerres mondiales (on pense aux accords Blum-Byrnes) conduit à une uniformisation de la production cinématographique mondiale. Bien plus, le cinéma devient, avec Hollywood, un instrument de manipulation des masses. Naissent ensemble l’industrie cinématographique et la nation américaine, qui demande au cinéma de raconter son Histoire, d’élaborer le récit de sa naissance, de ses combats, de ses triomphes. Désormais le cinéma est affaire d’incarnation, c’est-à-dire d’image et de pouvoir. L’art de conter cède la place à la stratégie de conquête et de soumission, par l’élaboration d’un récit mythique des origines. Avec Hollywood, "le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs", et c’est pour cette raison qu’Hitchcock règne sur le monde d’une souveraineté à laquelle ne parvinrent jamais les dictateurs les plus puissants. Le cinéma n’est finalement rien d’autre qu’une "usine à rêves" manipulatrice, une "industrie du mensonge" qui nous trompe sur la réalité de l’existence. "Le cinéma comme le christianisme ne se fonde pas sur une vérité historique, il nous donne un récit, une histoire, et nous dit maintenant : crois". Réciproquement, le cinéma est capable d’influer sur le cours historique des choses. De fait, la vie s’inspire souvent du cinéma, consciemment ou inconsciemment. "Et Friedrich Murnau et Karl Freund, ils ont inventé les éclairages de Nuremberg alors que Hitler n’avait pas encore de quoi se payer une bière dans les cafés de Munich". Dans la mesure où elles s’inscrivent dans un inconscient collectif, les images ont potentiellement une influence sur les événements historiques. "Ce qui a passé par le cinéma et en a conservé la marque ne peut plus entrer ailleurs".

Le cinéma, "ni un art, ni une technique, un mystère"

En créant un univers parallèle qui imite le réel, fait d’illusions et de mensonges, l’image tue le monde et porte le deuil de celui-ci. "Parce que voilà ce qui s’est passé : au petit matin du vingtième siècle, les techniques ont décidé de reproduire la vie. On inventa donc la photographie et le cinéma, mais comme la morale était encore forte et qu’on se préparait à retirer à la vie jusqu’à son identité, on porta le deuil de cette mise à mort, et c’est avec le noir et avec le blanc que le cinématographe se mit à exister". (JPEG)L’art ne représente pas le réel, mais le met à mort. Pour autant, il ne le fait pas disparaître ; le sacrifice seul nous rend le réel et nous donne accès à lui. "Oui, l’image est bonheur mais près d’elle le néant séjourne et toute la puissance de l’image ne peut s’exprimer qu’en lui faisant appel. Il faut peut-être ajouter encore : l’image capable de nier le néant est aussi le regard du néant jeté sur nous : elle est légère et il est immensément lourd ; elle brille et il est cette épaisseur diffuse où rien ne se montre". En d’autres termes, le bonheur de l’image ne saurait se comprendre sans la proximité du néant. En dépossédant la vie de son identité, le cinéma rend visible ce que nos propres yeux sont d’ordinaire incapables de voir ; dans les termes de Marie-José Mondzain, il donne à voir l’invu. "S’il n’y avait pas le cinéma je ne saurais pas que j’ai une Histoire".

Ainsi, le cinéma met en évidence toute la barbarie du monde, et particulièrement celle du vingtième, siècle de la mort, de la barbarie et de l’incarcération. Le génocide et la façon dont il a affecté les images, et, à l’inverse, la façon dont les images ont modifié notre perception du génocide constituent des thèmes récurrents des Histoire(s). Les images des camps et les allusions à la deuxième guerre mondiale apparaissent régulièrement comme des leitmotivs. Le cinéma permet la prise de conscience du cours des événements, au croisement de l’individu et du groupe ; il possède donc une responsabilité narrative intrinsèque : "Un simple rectangle sauve l’honneur de tout le réel".

Les Histoire(s) sont marquées par la nostalgie godardienne du temps où l’artiste (et en particulier le cinéaste) avait un rôle véritable dans la société, où la pensée était dangereuse pour le penseur et transformatrice du réel, où le cinéma était le dernier né des arts, où la télévision était encore en sommeil, où la vidéo n’existait pas. "On serait parfois tenté de souhaiter qu’en France l’activité de l’esprit redevienne passible de prison ; cela rendrait un peu de sérieux aux esprits libres". Les derniers quatuors de Beethoven, les chansons de Léo Ferré, la Symphonie inachevée de Schubert constituent une des formes d’expression de la mélancolie traversant l’œuvre. Les Histoire(s) du cinéma sont donc avant tout le témoignage nostalgique d’un supposé âge d’or du cinéma, dont la Nouvelle Vague aurait été un des moments phares et Jean-Luc Godard un des protagonistes majeurs.

par Morgane Perrolier
Article mis en ligne le 9 avril 2006

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