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Pourquoi la Grèce ? de Jacqueline de Romilly

Ouvertures sur un monde bien loin, et pourtant si proche...

À l’heure de l’Europe, les discours rappellent l’influence de la pensée grecque sur la civilisation occidentale. Aux côtés du christianisme et du droit romain, la pensée grecque est citée comme l’une des sources majeures de l’identité européenne. Cependant, si dans le quotidien des expressions, des dénominations, des termes techniques ou encore des grandes références de la pensée, venus de Grèce antique, manifestent cette influence, ils ne sont que les pics d’un puissant massif qui est masqué dans une mer de nuages. L’ambition est de plonger dans ce cotoneux matelas à la recherche des lignes de crètes et des vallées qui complètent cette topographie des origines de notre culture.


Pourquoi la Grèce ?

Tel est le titre donné par l’éminente helléniste, Jacqueline de Romilly, à l’un de ses textes les plus fameux. Le projet de cet ouvrage, de portée générale et volontairement destiné au grand public, est une plongée dans l’antiquité grecque, afin de comprendre pourquoi la culture grecque a su imprégner notre monde aussi profondément :

"D’où vient, d’où peut venir, comment peut-on expliquer que ces oeuvres grecques d’il y a vingt ou trente siècles nous donnent avec tant de force, ce sentiment d’être encore actuelles et d’être faites pour tous les temps ?"

(JPEG)Fondamentale question, dont la réponse est paradoxalement bien loin d’être évidente. On pourrait, à tout le moins, s’attendre à ce que les artistes de tous les âges de l’Europe se la soient posée avant d’emprunter à la Grèce ses mythes pour en faire des motifs et ses philosophes pour en faire le fondement de leurs théories ? Mais la question du pourquoi du motif ou de l’inspiration grecque ne surgit pas. La réponse doit être évidente, donc, puisque chacun vient puiser dans ce réservoir antique comme si cela était naturel.

Pourtant, la Grèce antique n’était pas une civilisation dominatrice. Les Grecs, au contraire, intégraient à leur religion les dieux des autres, et essaimaient à travers toute la Méditerranée sans chercher pour autant à constituer leur civilisation en empire. Leurs unifications furent imparfaites jusqu’à ce que Philippe de Macédoine - un barbare ! - impose sa supériorité militaire à l’Attique et au Péloponèse. Mais il s’agit là de la période hellénistique, la Grèce glorieuse est tardive. Elle fascine, certes, mais elle n’est pas nimbée de l’aura du Ve siècle Athénien.

Jacqueline de Romilly propose une argumentation serrée, dense, résolutive. Celle-ci se déplie en plusieurs temps : si le Ve siècle athénien est le coeur de l’ouvrage, une première partie fait un détour par chez Homère, puis Pindare.

Homère, l’incontournable invité de tous les banquets

La rencontre avec l’oeuvre d’Homère est l’occasion de s’extasier sur l’importance donnée aux personnages héroïques, dans leur rapport à l’être humain, aux dieux, et à ce qui les entoure :

"En tout, il (Homère) n’a retenu, dans l’image de ces héros, que l’aspect le plus humain ; et il les a ainsi armés pour leur voyage à travers les siècles."

L’idée primodiale défendue par Jacqueline de Romilly est que le héros fait ressortir ce qui est propre à l’homme pris dans son universalité. Si bien que les aventures d’Hector et d’Achille nous passionnent de la même manière qu’elles enivraient les Grecs, les Latins ou toute l’humanité qui se situe dans l’entre-deux : parce que ces héros sont construits sur un modèle dans lequel tout être humain retrouve une part de lui-même. Ils se distinguent des archétypes symboliques d’autres cultures, qui transcendent justement l’humain pour relever leur puissance et leur importance : ainsi Cuchulain des légendes d’Irlande est un géant qui dispose de sept langues, et de plus d’une paire de bras et jambes. Le héros grec d’Homère, au contraire, se signale aux yeux de Jacqueline de Romilly parce que :

"Homère élague. Il simplifie. Il ne prête à ses personnages que les émotions ou les gestes les plus fondamentaux."

Ce constat rappelle l’attachement que porte Jacqueline de Romilly au personnage d’Hector, auquel elle a consacré un livre entier [1], dans lequel elle insiste sur la profonde humanité qui caractérise ce puissant guerrier. D’Hector on retient la scène sur le rempart avec Andromaque et Astyanax leur fils : moment où il ôte son casque pour rire en compagnie des siens qu’il ne veut quitter. D’Achille on retient au contraire la colère : son cri, ou sa démesure dans la vengeance. Cependant, même chez Achille, demi-dieu dans toute sa fougue et sa marginalité, on retrouve le caractère de l’humain : la douleur de la mort d’un ami, qui s’exprime par la perte de repères, ou encore la bouderie consécutive à la frustration d’avoir été rabaissé par plus puissant que lui.

Les lumières d’Athènes : le Ve siècle

Le Ve siècle athénien constitue le coeur de l’ouvrage qui déplie progressivement la logique du siècle. Partout, Jacqueline de Romilly s’attache à retrouver ce qui est déjà présent chez Homère : cette permanence de l’homme mesure de toute chose, de l’être humain dans ce qu’il a de plus intime, tout à la fois microcosme et reflet d’un cosmos entier.

Le mouvement part de la démocratie : liberté grecque, parole, lois et question de la tolérance conduisent, au travers de l’essentiel débat démocratique athénien, jusqu’à l’analyse intellectuelle. Comme l’énonce le titre de l’une des parties, on passe "du procès d’un homme au procès d’une idée".

Le point de départ de tout est la liberté grecque : les Grecs ont conscience de leur originalité. La place du débat et des idées dans le champ politique s’invite dès Homère, au travers du conseil qui précède les décisions des chefs. Le choc des guerres contre les Perses, qui "obéissaient à un souverain absolu, qui était leur maître, qu’ils craignaient, et devant lequel ils se prosternaient" révèle à la péninsule méditerranéenne sa précieuse différence. C’est chez Hérodote que se trouve l’indice qui révèle la différence fondamentale entre la Grèce et le reste de l’Antiquité : Xerxès débat avec un ancien roi de Sparte, et ce dernier lui rétorque qu’il n’asservira jamais la Grèce, car

"si les Grecs sont libres, "ils ne sont pas libres en tout : ils ont un maître, la loi, qu’ils redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent..." Le voilà bien, posé en pleine lumière au seuil de notre Ve siècle athénien, le principe de l’obéissance conssentie à une règle, ce qui suppose la revendication d’une responsabilité ! Et voilà, du même coup, des hommes maîtres d’un choix, qui ne leur est imposé par personne."

Et de ces discussions à l’Assemblée, où il est question de politique, et où par le discours, l’orateur apprend à démonter l’argument fallacieux, on glisse vers la philosophie politique. Les Grecs, souligne Jacqueline de Romilly, ignorent les mots "régime" ou "constitution" ; ils parlent de politeia, mais

"ils ne décrivaient pas, comme nous le ferions, un texte officiel : ils décrivaient une façon de vivre, dans laquelle tout se tenait - les pouvoirs, mais aussi les moeurs, les pratiques, les valeurs.".

Remarque qui permet, comme tout au long de l’ouvrage, d’effectuer la navette avec les temps contemporains. Car Pourquoi la Grèce ? a le souci de convaincre, d’emporter l’attention de son lecteur, et de le charmer par les attraits de la Grèce par la preuve de sa proximité avec notre temps :

"Nous avons appris, depuis, à reconnaître qu’en effet les gens qui vivent dans un Etat socialiste ou conservateur, collectiviste ou individualiste, n’auront pas la même façon d’élever leurs enfants, de se marier, ou même de commercer. L’extension donnée par les Grecs au mot politeia correspondait à une réalité que nous redécouvrons."

(JPEG)Dès lors, il convient d’examiner comment cette réflexion politique d’ensemble s’inscrit dans différents domaines, et au premier rang de ceux-ci est l’histoire. Cette matière essentielle de l’Athènes du Ve siècle, qui l’invente, est observée à l’aune des deux grandes figures que sont Hérodote, l’homme du premier Ve siècle, et Thucydide, celui du second. Dans sa préface de l’édition de la pléiade consacrée aux oeuvres de ces deux classiques, Jacqueline de Romilly montre par ailleurs l’intérêt de ces historiens, aux démarches en apparence éloignées, mais fondamentalement réunies par un même souci d’analyse et de rationalisation des faits. Si Hérodote est encore encombré par les anecdotes multiples et les récits, il déploie cependant la logique des évènements, et il est le précurseur direct de Thucydide, modèle de l’Histoire moderne.

Un plaidoyer qui se dévoile, mais qui insuffle, surtout !

D’autres développements sont encore conduits avant d’arriver à la conclusion : "l’ouverture aux autres" [2] Celle-ci revient sur les présupposés de l’argumentation révélés au travers d’Homère "L’art grec est d’abord éminemment humain. Il suffit de penser à l’Egypte ou à l’Inde pour mesurer la différence. Même quand il représente des géants et des monstres, il se rapproche toujours le plus possible de la forme humaine." Cette précision intervient tard dans l’argumentation, car s’il est certain que chez Homère tout est ramené à l’humaine mesure, il n’en va pas toujours de même dans le matériau mythologique de la Grèce antique. Et la rapidité avec laquelle Jacqueline de Romilly évacue le souvenir des monstres et des géants sous le prétexte que ces derniers furent représentés d’habitude sous forme humaine ne doit pas faire oublier les Hécatonchires, les Cyclopes, et le cortège de monstres de moindre rang que sont Python, les sirènes, cerbère, la chimère, les Gorgones, etc. Ceux-ci n’invalident en rien le propos de Pourquoi la Grèce ?, car ils se situent en amont de l’argumentation, dans une religion qui s’estompe justement à l’époque de la rédaction de l’Iliade. Mais ils font apparaître dans la pensée grecque un décalage, une progression dont Pourquoi la Grèce ? obnubilé par son lumineux Ve siècle ne rend pas compte, négligeant sans doute l’importance que ces formes monstrueuses ont par la suite apporté à la canalisation des pulsion de l’inconscient des sociétés européennes.

Cette réserve soulevée, le terme de la conclusion peut se dévoiler, qui répond à deux questions, la première est silencieuse, mais latente : Pourquoi ce livre ? Tout simplement parce que "la sensibilité, dans nos divers pays, et les habitudes de la pensée, et l’effort vers la clarté, la science, la philosophie - cet effort qui n’a presque jamais cessé depuis lors - renvoient de même aux premières audaces de la Grèce en ces divers domaines. Même si l’on arrive aujourd’hui à couper le contact avec ce moment privilégié de l’histoire de l’humanité, on ne détruira pas cette longue maturation, au cours de la quelle elle a porté ses fruits - en nous."

Voilà bien l’intention de ce vibrant plaidoyer en faveur de la Grèce antique, de cette invitation - porte grande ouverte - à se plonger dans l’étude des trésors à nous légués par ces lointains ancêtres, qui se révèle enfin. Car l’obscession connexe de Jacqueline de Romilly n’est pas loin :

« En tentant de répondre à la question "Pourquoi la Grèce ?", on répond toujours un peu à la question plus habituelle et plus terre à terre, qui demande : "Pourquoi le grec ?" »

Il serait réducteur toutefois de considérer que ces développements n’avaient pour seule finalité que de soutenir les professeurs de grec dans leur pénible croisade pour l’enseignement de cette langue, paradoxalement, devenue barbare à nos yeux et oreilles. Et l’ouverture porteuse de l’ouvrage est la suivante, invitation gratuite, désintéressée, offerte à l’helleniste autant qu’au tout-venant "Thucydide fait dire à Périclès qu’Athènes est pour la Grèce une "vivante leçon", une "éducation", une paideusis. Elle l’a été pour les Grecs et les Grecs pour nous tous : qu’elle en ait eu si fort le pressentiment me rassure et m’émerveille."

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 20 avril 2005 (réédition)
Publication originale 10 janvier 2005

[1] Jacqueline de Romilly, Hector, éditions de Fallois

[2] À propos des chapitres consacrés à la tragédie, nous n’avons pas souhaiter conduire de commentaire ici, car le langage des mythes alors évoqué par Jacqueline de Romilly servira de supports à de prochains développements sur Artelio. De même, tout ce qui a trait à la philosophie de Socrate et de Platon a été laissé de côté, car nous supposons le lecteur de l’article plus familiarisé avec eux que par les aspects que nous avons choisis de commenter ci-avant.

Lecture utiles

De Jacqueline de Romilly, aux éditions de Fallois : Alcibiade, Hector, Pourquoi la Grèce et la Grèce antique contre la violence.

En point seuil, collection essais : La Grèce ancienne, tomes 1 à 3, compilation d’articles de Jean-Pierre Vernant et de Pierre Vidal-Naquet.

Aux PUF : dictionnaire de la mythologie grecque et latine, sous la direction de Pierre Grimal.

Dans la collection Pluriel : Les mythes grecs, de Robert Graves.

Article de la Wikipédia consacré à Jacqueline de Romilly

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