Cinéma · Musique · Littérature · Scènes · Arts plastiques · Alter-art 

accueil > Arts plastiques > article

Henri Cartier-Bresson : "Le silence intérieur d’une victime consentante"

Exposition à la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris du 18 janvier au 9 avril 2006

Pour cette première exposition consacrée à ses collections, la fondation Henri Cartier-Bresson, du nom du prestigieux photographe, nous livre une galerie de portraits des arts et des lettres, mais aussi d’anonymes présentant un point commun : le silence qui émane de leurs regards... C’est l’occasion d’admirer l’art de l’instantané et les trésors de composition dont a fait preuve le photographe-artiste. Bien plus qu’un preneur d’image, il nous dévoile des âmes. Cette belle exposition nous offre le plaisir de "voir la tête" de peintres, musiciens, écrivains au travers de l’œil d’un maître de la photographie. Et bien plus...


(JPEG)

Une maison tout en hauteur au fond d’une impasse, près de Montparnasse. Là est la fondation Henri Cartier-Bresson. De grandes verrières nous rappellent l’importance de la lumière - ou de l’ombre - dans le travail du photographe. C’est dans ce lieu que sont présentés 93 portraits en noir et blanc accompagnés de documents provenant des collections de la fondation.

Sur les trois étages de la maison, deux sont dédiés à l’exposition. Là, nous pouvons mesurer l’étendue du talent du photographe qui fut peintre avant d’être reporter pour de grands magazines américains tels que Harper’s Bazaar ou Life.

C’est justement cet amour de la peinture qui l’a amené à photographier des peintres pour l’éditeur Pierre Braun. Au détour de la visite, nous retrouvons, croisons le regard de Matisse, Bonnard, Chagall, Mirò ou Bacon.

Le silence intérieur à l’instant décisif

Notre visite débouche sur cette galerie de portraits de personnalités souvent très connues : Braque, Prévert, Coco Chanel, Marilyn Monroe se côtoient. Cartier-Bresson réussit à capter leur humanité et leur vraie personnalité, loin de l’image convenue de la pose. Roland Barthes explique sur les murs que dans une photo, il y a "celui que je me crois, celui que je voudrais que l’on me croie, et celui dont il [le photographe] se sert pour exhiber son art". Henri Cartier-Bresson (aussi appelé "HCB") se sert de son art de l’"instant décisif" pour commettre le "viol délicat" [1] d’une "victime consentante". Il cherche le moment où elle ne pose pas, mais s’abandonne. C’est le moment où Marilyn semble être seule au milieu du monde, celui où François Mauriac s’envole avec ses pensées.

(JPEG)HCB ne "shoote" pas ses modèles pour faire après le tri des photos. Il attend patiemment son fameux "instant décisif". Il explique qu’il prenait ses modèles "à la sauvette", avec discrétion, "avant que le modèle ne se fige" [2]. À quelqu’un qui trouvait le temps de la séance un peu long, il rétorqua que la photo avait été prise "depuis belle lurette". Ainsi, sans que le modèle ne s’en aperçoive, le photographe avait conservé sa spontanéité. Et quand Simone de Beauvoir lui demanda combien de temps la séance allait durer, il répondit "un peu plus de temps que chez le dentiste, mais un peu moins que chez le psychanalyste". Comme les médecins avec leurs patients... Tel le médecin avec son patient, c’était le temps qu’il lui fallait pour regarder à l’intérieur de ses sujets, pour sonder leur âme.

Pour le portrait des Joliot-Curie, il a sonné, ils lui ont ouvert la porte, et avant même de dire bonjour, il a pris la photo. "Ce n’était pas très poli" dira-t-il plus tard. Nous voyons des gens au visage laborieux, les mains croisées de la même manière, burinés par des années de recherches, au regard plein de modestie. Des gens simples. HCB arrive à saisir le moment où le masque tombe. C’est à ce moment que le personnage dévoile la vulnérabilité qu’il tente de cacher le reste du temps. L’armure tombe et laisse place à la véritable intériorité. Le portrait de Marie-Claude Vaillant-Couturier nous laisse percevoir une fragilité derrière la dureté du regard de cette rescapée des camps. La photo de Francis Bacon met en évidence sa part masculine et féminine. Ses manches retroussées traduisent sa qualité de travailleur manuel. Pourtant ses bras sont fins. Et fine est la porcelaine dans laquelle il boit.

En une fraction de secondes, le photographe arrive à arracher au modèle la partie de lui-même qu’il a l’habitude de masquer. Cette victime consentante, c’est celle qui est prise au dépourvu par un photographe plus rapide à saisir son intérieur qu’elle à le dissimuler. Ainsi, tous les modèles sont "fixés pour longtemps, sinon pour une éternité, par un coup d’arme à feu" [3].

(JPEG)Car, même s’ils sont pris en une fraction de seconde, ces portraits ont un côté intemporel. Que dire du sentiment de dignité dégagé par le trompettiste "Jo et sa femme May" ? La force des regards de ce couple aux deux nuances de noir est immense. Cette photo a fait notamment la couverture d’un magazine exposé au deuxième étage. Ezra Pound, vieillard hirsute à la barbe blanche, est à moitié plongé dans l’ombre. L’image rappelle la part d’ombre et de lumière présente en chacun de nous. Le moment de la photo n’a été qu’"un très long silence qui a semblé durer des heures" dira Cartier-Bresson.

Plus loin, une noire callipyge lit des comics. Son visage respire la bonté. L’aurait-on dérangé pendant sa lecture ? Le portrait est loin des attitudes altérées par la pose.

Samuel Beckett, pensif, irradie comme le feu auquel font penser ses cheveux. Une intériorité qui nous éclate au visage.

François Mauriac semble rêver à un autre temps. Il a le visage serein, comme apaisé.

Analogies, symétries, contrastes

À l’instar du noir et du blanc qui se complètent et s’opposent, les photographies sont réparties selon leurs similitudes ou leurs différences. La muséographie exploite les points communs entre les œuvres, leurs différences, leurs symétries. Ainsi, plusieurs photos peuvent être considérées individuellement ou en regard avec celles qui l’entourent.

Des couples célèbres sont plus ou moins rapprochés dans l’espace. Ils résonnent ensemble... Sartre et Beauvoir occupent des positions symétriques de part et d’autre du mur du fond, au premier étage. Leurs deux portraits se ressemblent. Sartre est sur le pont des Arts avec au bout, l’Institut. De l’autre côté se tient Beauvoir à l’entrée d’une route cheminant vers l’horizon. Ils sont tous les deux en bas à droite de la photo. Elle est de profil, il est de face. L’un est sur l’eau, l’autre sur la route. Les deux portraits semblent se répondre. Et l’accrochage insiste sur cette complémentarité.

De même, un mélange étonnant est créé par le placement d’Isabelle Huppert à côté d’Alain Robbe-Grillet : pas de lien apparent, pourtant, ils ont des attitudes symétriques. Elle détend ses bras vers le haut. Lui vers le bas. Et leurs regards se dirigent vers le même point. L’accrochage insiste sur les points communs des attitudes des modèles et met en valeur la continuité du regard de HCB. Il a saisi des moments étrangement ressemblants... A leur côté se trouve la photo de J.M.G Le Clézio et sa femme. Les regards de ce couple ne se rencontrent pas. On peut être proche sur deux photos distinctes, et loin sur la même photo.

À travers ces couples célèbres, on aborde les méandres de la relation homme-femme. Ainsi Aragon semble chercher les yeux d’Elsa Triolet, disposée sur le mur adjacent.

En guise de clin d’œil au photographe, Susan Sontag et Roland Barthes sont posés côte à côte au deuxième étage. Ils ont en effet tous deux écrit sur la photographie.

En continuant le parcours, on note la similarité des portraits de Pierre Colle et de Krishna Riboud. Même jeu sur les drapés, même lascivité dans les gestes. Pour souligner cette correspondance, les portraits sont disposés l’un au dessus de l’autre. Et la virtuosité du portrait de Pierre Colle, au cadrage déstabilisant, n’en est que plus éclatante. Il ressort une complémentarité entre femme et homme qui dépasse leurs oppositions. Serait-ce là une manifestation de l’inconscient du photographe, qui à travers son œuvre, nous dévoilerait sa propre vision du monde ?

Les prises de vues de Christian Dior et Jeanne Lanvin dialoguent également. L’environnement des deux photos est similaire. Les rideaux et les fenêtres ressortent dans ces deux portraits de couturiers. Peut-être pour souligner l’importance de l’inspiration de la rue et la nécessité de regarder au dehors de soi pour capter les évolutions. Pourtant, leur attitude est différente. Il regarde par la fenêtre, alors qu’elle est assise, face à l’objectif.

En cherchant à pénétrer l’intimité de ses personnages, HCB les prend aussi souvent dans leur intérieur. Car pour lui, cet intérieur livre un indice sur la personnalité du modèle. Pablo Neruda et François Mauriac sont devant leur bibliothèque. Plusieurs sont même dans leur chambre à coucher, telles Nicole Cartier-Bresson ou Krishna Riboud. Avec toujours le même souci de mettre en valeur la qualité graphique du décor.

Compositions

En plus de la qualité du sujet, les lignes sont fondamentales dans les photographies de Cartier-Bresson Cette maîtrise de la structure est reconnaissable tout au long de l’exposition.

Photographier est pour lui "(...) dans un même instant et en une fraction de seconde reconnaître un fait et l’organisation rigoureuse de formes (...)". Il se définit comme quelqu’un de "nerveux (...) [qui] aime la peinture". La composition est pour lui une attitude naturelle, sans doute héritée de ses années de peintre. D’où cet instinct de la composition qu’il capte en un instant.

La conjonction de l’instantanéité et de la composition apporte une sorte de transcendance à ses clichés, une intemporalité. L’émotion reste intacte devant une photo prise en 1930 ou maintenant, d’autant que ces photos sont servies par une composition rigoureuse qui les magnifie.

(JPEG)Truman Capote au milieu de ses feuilles, au visage à la fois timide, dubitatif et désinvolte. Cette photo reste un symbole de l’écrivain et du photographe.

Pour HCB, il y a "le personnage, son attitude, et il y a la géométrie". Ainsi, en plus des visages des personnages, les lignes visibles dans les portraits de Roberto Rossellini et Calder, placés côte à côte, sont intéressantes. Lignes verticales pour Rossellini (encadrements de portes) ; horizontales pour la cage dans l’ombre au dessus de Calder. Roberto Rossellini occupe le bas de la photo. Les encarts de porte rectangulaire prennent le reste de la hauteur. En plus de la géométrie, le choix des portes ne serait-il pas un indice sur la quête du photographe ? La porte suggère le va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur. Entre l’intérieur de la "victime consentante", ce que le photographe cherche à montrer et ce que le spectateur voit réellement ?

HCB maîtrise aussi les contrastes du noir et du blanc. Colette et sa dame de compagnie portent toutes deux des vêtements noirs à petits pois blancs. On peut percevoir le mimétisme de ces deux femmes pourtant si différentes. L’une est blonde et l’autre brune. L’une nous regarde et pas l’autre. L’une est ridée, l’autre potelée. Alors que sa dame de compagnie regarde ailleurs, Colette nous regarde d’un air entendu. Le jeu des contrastes est flagrant.

En plus des contrastes et des lignes de composition, HCB sait utiliser les pleins et les vides : les portraits de Louis-Michel des Prés et Koen Yamaguchi, ainsi que celui de René Char illustrent cette relation du plein avec le vide. Dans ces œuvres, le personnage occupe un côté du tableau. Le reste est un grand vide. Son silence intérieur.

La rigidité géométrique apporte parfois une certaine pesanteur. Car HCB ne cherche pas à faire des photos familières. Ce sont plutôt des photos emblématiques et universelles. Avec la fragilité des êtres photographiés. Le caractère transcendant des photographies de HCB en fait la force. Ses photographies vont au-delà de l’impression immédiate suscitée par un clic d’appareil. L’instantanéité laisse place à une idée d’éternité. Ses photos sont des objets intemporels au service d’une émotion. Et au-delà de l’émotion, elles attisent aussi la réflexion. Il en est ainsi de Madame ma concierge...

"Madame ma concierge"

En parcourant l’exposition, une photographie attire plus particulièrement l’attention : Madame ma Concierge est exposée dans le renfoncement du mur, au premier étage. Il faut se donner la peine de venir la voir. Et l’on n’est pas déçu. Le portrait figure une vieille femme assise dans sa loge, derrière une table. Elle accueille un visiteur de dos, à gauche du cadre.

La forme rectangulaire est très présente dans cette photo. Le cadrage est rectangulaire, l’ensemble joue sur les formes anguleuses. La ligne droite du bureau en bas et le personnage debout à gauche ajoutent à cette impression d’omniprésence des angles droits. Le miroir derrière la concierge est aussi un grand rectangle. Et c’est en regardant de plus près ce miroir que l’on s’aperçoit de quelque chose : alors qu’ils semblaient être deux dans la photo, ils sont en fait trois. En plus du visiteur se reflétant dans la glace, on aperçoit un autre personnage en bas du miroir à droite, en petit... Le photographe est là ! Tandis qu’il était invisible dans les photos précédentes, il se dévoile enfin. Cela rappelle étrangement Les Époux Arnolfini de Jan Van Eyck, où le peintre apparaît dans le miroir derrière les mariés ; ou bien Les Ménines de Velázquez. L’auteur est partie prenante de l’œuvre. Il est littéralement dans l’œuvre. Cela nous rappelle également que "tout portrait est un autoportrait", ainsi que l’a souligné Roland Barthes.

En plus de l’apparition du photographe, cette image rappelle également les vanités, ces tableaux anciens qui nous mettent face à notre condition de mortel. Par des objets simples, les vanités évoquent la course irréversible du temps, et la futilité de la vie. Ici, ce sont l’horloge derrière la concierge, le fruit épluché sur son assiette, ou les fleurs fanées sur son bureau. Tous ces éléments nous interrogent sur la fugacité de la vie et sur le caractère inéluctable de la mort. Et le miroir nous invite à réfléchir sur notre propre personnalité.

Selon les points de vue, la concierge peut être vue comme un saint Pierre ou un Cerbère. Elle garde indifféremment la porte du Paradis ou celle des Enfers : la porte de chez soi. D’un œil inquisiteur, elle juge qui passera et qui restera. Cette photographie invite donc à se regarder (dans le miroir) et à s’interroger sur notre condition d’humain. Ce n’est plus nous qui interrogeons la photographie. C’est elle qui nous interpelle...

Regards

Puisqu’elle est beaucoup moins étoffée que la grande exposition de la BNF il y a deux ans, du fait de l’étroitesse des lieux, l’exposition nous laisse un peu sur notre faim. Le salon du haut procure un espace pour remettre en place les idées que les photos ont suscitées tout en admirant la splendide verrière. Et on refait volontiers un petit tour dans les collections en redescendant. Cela nous permet de prendre du recul sur nos premières impressions et d’apprécier les œuvres avec un autre regard. On prend le temps de méditer sur les très pertinentes citations qui émaillent le parcours. Celles-ci d’ailleurs ne polluent pas la visite ni ne brident le regard du spectateur. Elles apportent des clés pour apprécier l’œuvre.

L’exposition a le mérite de présenter le travail de HCB sous un angle de vue particulier, et d’amener à réfléchir sur soi au travers de ces visages mythiques aux émotions si humaines.

La composition géométrique permet de surpasser le côté immédiat de la prise de vue. La photo qui en découle dépasse la simple anecdote pour devenir un véritable symbole. En même temps, elle devient le support visuel de nos émotions intérieures.

Les émotions sont intemporelles comme les artistes immortalisés ici. Certains portraits sont devenus l’emblème de leurs modèles (Ezra Pound, Jean-Paul Sartre, Truman Capote). La force de ces portraits est de nous mettre à distance par leur composition originale, mais les visages et les émotions sont assez proches pour se laisser interroger. On peut essayer d’imaginer ce qu’ils pensent, comme l’on dit certains des visiteurs dans le livre d’or. Bref, il s’agit d’un voyage reposant, empreint de plénitude, d’émotion, de dignité. Un voyage au cœur de l’homme, des hommes, dont on sort plus léger. Car Henri Cartier-Bresson a réussi à "mettre sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur" [4].

par Denis Pierre
Article mis en ligne le 29 mars 2006

[1] Citation de Cartier-Bresson sur les murs de l’exposition

[2] Agnès Sire, commissaire de l’exposition, dans le catalogue de l’exposition

[3] André Pieyre de Mandiargues in Henri Cartier-Bresson - Photoportraits, Gallimard

[4] Photographies d’Henri Cartier-Bresson, Ed. Delpire (1963)

Légende des images, de haut en bas, logo exclu :
- première image : Edith Piaf, vers 1946
- deuxième image : Irène et Frédéric Joliot-Curie, vers 1944
- troisième image : Ezra Pound, 1971
- quatrième image : Truman Capote, 1947

Informations pratiques :
- artiste : Henri Cartier-Bresson
- dates : du 18 janvier au 9 avril 2006
- lieu : Fondation Cartier-Bresson, 2 impasse Lebouis, 75014 PARIS (métro : Gaité, ligne 13 ; Edgar Quinet, ligne 6)
- horaires : du mercredi au dimanche de 13h00 à 18h30, le samedi de 11h00 à 18h45 ; nocturne gratuite le mercredi jusqu’à 20h30 ; fermé lundi, mardi et jours fériés
- tarifs : plein tarif 5 euros, tarif réduit 3 euros, gratuit en nocturne le mercredi (18h30 - 20h30)
- renseignements : Le site web de la Fondation Cartier-Bresson

imprimer

réagir sur le forum

outils de recherche

en savoir plus sur Artelio

écrire sur le site