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American splendor

Bande dessinée et cinéma ne cessent d’établir des passerelles depuis maintenant plus d’une décennie. American splendor en est un nouvel exemple. Le film est la biographie d’un scénariste, ami de Crumb (l’auteur du long-métrage d’animation destroy Fritz the cat), reconnu pour l’originalité de son oeuvre : Harvey Pekar. Un film drôle et touchant. La bonne surprise du cinéma indépendant américain pour 2003.


(JPEG)Qui est Harvey Pekar ? Un scénariste reconnu dans le milieu underground de la bande dessinée ? L’ami de Robert Crumb ? Un type un peu bizarre qui passe sa vie à se plaindre que rien ne va ? Un employé qui classe des dossiers dans un hôpital ? Un clown qui passe à la télévision et tient tête à David Letterman ? Un personnage fictionnel d’un des films les plus séduisant du cinéma américain de cette année ? Un habitant de Cleveland comme un autre, qui n’est même pas le seul à avoir ce nom si étrange ? Et bien, Harvey Pekar n’est rien de moins que tout cela.

American splendor renouvelle de manière extrêmement brillante le genre de la biographie. Le film mêle reconstitution d’une partie de la vie d’Harvey Pekar par des comédiens, de vraies images d’archives, des scènes où le scénariste de bande-dessiné commente ce qu’il a vécu ainsi que le projet du film, interviewé par un des deux réalisateurs, et de brèves scènes enfin sous forme de comics. Le tout forme une mosaïque hétéroclite et originale qui se défie de tout mécanisme pour mieux restituer la complexité de la réalité.

La question de la représentation est au cœur même du projet d’American splendor. Le film questionne tous les mécanismes de perversions qui peuvent naître de la fiction. Harvey Pekar critique ainsi le film favori de son ami, La Revanche des nerds, car elle lui offre une fausse image de lui-même. Tout est fait pour que le spectateur s’identifie au héros et se réjouisse d’un happy end artificiel. American splendor se veut un antidote à ce travers très hollywoodien. Ici, ce qui est montré porte la marque du doute, ou du moins d’un certain questionnement, qui amène le spectateur à se faire lui-même sa propre idée sur le personnage. Harvey Pekar, interviewé au côté de sa femme, nie être vraiment drôle dans la vie alors que les hilarantes images d’archives de ses passages au David Letterman show dénotent son sens de la repartie. Plus tard, son épouse émet un doute sur l’intégrité de l’œuvre de son mari. Pour elle, il a tendance à mettre en avant toutes les choses négatives qui ont pu lui arriver. Ses instants de bonheur ne trouveraient pas place dans ses bandes dessinées car elles ne correspondraient pas à l’image qu’Harvey Pekar veut donner de lui-même. American splendor met en évidence le fait que chaque individu est plus ou moins amené à jouer un rôle, à se mettre en scène. Un geste banal somme toute, qui prend ici des proportions extrêmes chez Harvey Pekar. Le film multiplie les mises en abîme de représentations de la vie de son personnage (bande-dessiné, film, théâtre, archives) et les doubles fictionnels de chacun. La fiction naît d’une projection de chacun sur soi-même et sur les autres. Il s’agit aussi bien de celle d’Harvey Pekar sur le monde qui l’entoure que de celle des scénaristes et cinéastes sur cette première matière.

(JPEG) Le souci d’une intégrité allant à l’opposé du spectaculaire est mis en avant dès la première scène du film. Harvey Pekar, enfant, se tient à côté de ses camarades le soir d’Halloween. Alors que les autres portent des costumes de Batman, Robin et autres super-héros, lui est habillé normalement. « Je ne suis qu’un ado du quartier » se justifie t’il face à la femme qui lui demande de s’identifier. Dès le début d’American splendor, la normalité apparaît nécessairement déceptive. Harvey Pekar est juste un type comme les autres. Il ne peut compter ni sur une intelligence ou un physique hors du commun. Il se débat dans ses petits problèmes du quotidien. Son boulot n’est pas des plus passionnants, ses relations avec les femmes plutôt conflictuelles. Ses hobbies : collectionner des disques par milliers et lire des comics. Harvey Pekar n’est pas sans rappeler le personnage de loser interprété par Steve Buscemi dans Ghost world. Le bonhomme a néanmoins deux choses pour lui : un sens de l’humour particulièrement décapant, on l’a déjà dit, et un vrai don d’observation du petit monde qui l’entoure. Il va donc transformer la morose banalité de son quotidien en œuvre d’art. Il décide un jour d’adapter ce qui lui arrive tous les jours en comic book. Ne sachant pas dessiner, il ne sera que scénariste. Mais même là, cette capacité ne rend en rien sa vie meilleure. Contrairement à son ami Crumb, la bande-dessinée ne suffit pas à le faire vivre. Elle ne le rend pas vraiment célèbre non plus. Sa vie continue, quasi-inchangée.

(JPEG) American splendor parvient parfaitement à capter la douce mélancolie de cette existence moyenne et solitaire d’un homme qui sait qu’il n’a plus grand-chose à attendre des années à venir. Sa rencontre avec son épouse est très parlante. Il ne cherche pas à la séduire en se montrant sous son meilleur jour. Là encore, il a le souci de ne pas lui donner de fausses illusions qui pourraient ensuite se retourner contre lui. Le personnage d’Harvey Pekar, magnifiquement interprété par Paul Giamatti, a dans sa misère quelque chose de pathétique. Il est à la fois drôle et touchant, un double registre qui est aussi celui du film. Une des plus belles scènes est celle du début quand son amie le quitte à cause de sa voix qui déraille. Il ne peut même pas la retenir perdant l’usage de la parole au moment où il en a le plus besoin. La métaphore de la voix est ici très importante. Ce que nous apprend la vie d’Harvey Pekar est justement qu’il est important de faire valoir sa singularité. Tout au long du film, il parvient à maintenir son intégrité et sa dignité en ne dérogeant pas à ce qu’il a toujours voulu être. Il refuse les images que les autres veulent lui coller sur le dos, pour s’affirmer comme lui-même se perçoit. Travaillant dans la durée, c’est le cheminement de toute une vie que l’on partage. American splendor, comme les bandes-dessinées d’Harvey Pekar elles-mêmes, dresse le journal intime d’un homme finalement pas tout à fait comme les autres.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 13 mai 2004 (réédition)
Publication originale 21 octobre 2003

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