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Tokyo Fist

Une moitié d’homme vue par Shinya Tsukamoto

Tokyo Fist est le second volet de la trilogie Tokyoïte du cinéaste Shinya Tsukamoto Réalisé en 1995 au Japon, il sort en France seulement en 2001, une fois que la réputation de l’individu a fait le tour du monde. Tsukamoto se présente comme un cinéaste japonais indépendant, comme son talent d’homme à tout faire le montre, par exemple sur ce film il est à la fois réalisateur, producteur, directeur artistique, scénariste, directeur de la photographie, monteur et acteur, tout en mettant à contribution son frère, champion de Boxe. Pour préparer ce film, Shinya Tsukamoto va chercher à rendre la violence réaliste en s’entrainant durant une année à la Boxe, preuve de « l’acharnement » du personnage.


Tsuda Yoshiharu (Shinya Tsukamoto) est un salary-man, travaillant dans une grande entreprise à Tokyo. L’existence de cet homme est banale, morose, il ne représente qu’un salarié de plus dans cette immense ville. En dehors de son travail, il a une petite amie, Hisaru (Kahori Fujii), qui vit elle aussi une vie pathétique et ennuyeuse. Les deux personnages sont perdus au milieu de la ville, et du train-train quotidien qu’elle impose. L’homme ne vit que pour son travail, espérant acquérir une certaine notoriété, ou plus simplement la satisfaction d’être indépendant, il vit dans une part d’illusion, conscient que ce travail le ruine, le fatigue, le mène à sa mort. Il représente le rêve du salary-man, se tuant à la tâche pour sortir de l’anonymat. La femme est cloisonnée à son rôle de petite amie, servant de réconfort à l’homme, complètement soumise aux dogmes de la ville.

Tsukamoto avec sa caméra rentre tout de suite dans le vif du sujet, les premières trente secondes mettent en scène un boxeur déchaîné, frappant la caméra, cette dernière subissant les moindres coups du boxeur, l’action devenant intense, tout en plaçant le spectateur non pas en tant que victime du boxeur, mais plutôt comme suiveur de « l’éveil » du personnage. Les premières minutes, plus calmes, mais tout aussi violentes, dans le fond, montrent Tsuda qui est présenté comme un homme fatigué, transpirant : il est étouffé par l’immensité des bâtiments, par la froideur de la ville et par la loi de vie qu’elle impose. On le comprend aisément, sans travail l’Homme n’existe pas, il ne possède rien, il n’est rien. Shinya Tsukamoto s’amuse à nous montrer ce plan de départ, jouant avec la caméra, comme pour cette scène où Tsuda rentre chez lui en parcourant une rue oscillant entre le désert et le raz-de-marée humain, filmé de profil et à une certaine distance, on voit Tsuda marcher, complètement robotisé, parcourant la ville, pendant que, dans le même temps on (JPEG)prend connaissance du travail qu’effectue Tsuda, soumis à ses supérieurs, arnaquant les gens, obligé de vendre des assurances de n’importe quelle manière. La caméra traduit les pensées du personnage présent à l’écran : quand Tsuda rentre chez lui, avec sa veste entre les mains, la caméra tremble, montrant le malaise de l’individu. Ces petits jeux de caméra sont certes « simples », mais conviennent parfaitement au sujet : le tout reste sobre et efficace. La prise du conscience du personnage se fait progressivement, lorsqu’il rentre chez lui, il passe devant ce club de boxe, remplit d’hommes exultant la plus primitive des violences. Il n’hésite pas à s’arrêter, contemplant des hommes, comme si ces derniers avaient réussi à dépasser la banalité, l’habitude.

Le déclencheur

La rencontre qui va déterminer la suite du film, se fait un soir : en rentrant, le boxeur du début Kojima Takuji (Kohji Tsukamoto) se révèle être un ancien ami de Tsuda. L’antithèse apparaît clairement à l’écran, Kojima est bestial, il est moins soumis à la censure commune, ce qui fait de lui une personne presque instinctive, plus détendue, plus sereine, à l’inverse Tsuda demeure un employé insignifiant. La bestialité du boxeur est visible dans l’introduction du film, ce personnage qui n’est pas montré en tant qu’homme, assume pourtant son côté instinctif, prédateur. À l’image de la cour qu’il mène pour séduire Hisaru, et du premier choc physique entre Tsuda et lui : il défend ses intérêts, suit son instinct. Durant le film, on peut aussi assister à des combats de boxe, opposant Kojima à des quelconques boxeurs Ces combats sont la possibilité de mettre en avant la force de Kojima, sa suprématie, sa confiance totale en lui-même.

(JPEG)Désormais le film va suivre un trio, une femme entourée de deux hommes, ce schéma montre l’antithèse des deux hommes, et la manipulation excessive que la femme exerce sur eux. Jusque là le film était presque calme, une vie aseptisée, un « boulot », un appartement... La banalité. Le logement est proche d’une case africaine, d’un enfermement de l’individu sur lui-même, sur son bien, ce retrait volontaire de l’individu face à la ville est explicité par le jeu de lumière. L’appartement est sombre, l’ambiance qui se dégage est malsaine, elle reflète l’état des habitants, leurs sentiments. À l’inverse les rues de Tokyo sont claires, grandes, l’ambiance qui se dégage montre l’indifférence des gens entre eux, leur individualisme. Les immenses bâtiments démontrent la froideur de la ville, son côté impersonnel, sa large emprise sur l’homme. Ces rues paraissent être aussi un synonyme de la sécurité, du bien être, il n’y pas de problème apparent.

Kojima commence à déranger la vie de Tsuda, s’imprégner de la vie d’un « misérable », par exemple il tente de conquérir Hisaru la petite amie de Tsuda. Kojima représente l’élément perturbateur de ce trio, pour Hisaru et Tsuda il revêt une valeur symbolique désignant leurs désirs intérieurs, une forme de perfection, un dieu. Pour Hisaru, cet homme est proche de son état naturel, arrogant, sûr de lui.

Cette description du personnage ne lui enlève pourtant pas le fait qu’il puisse se tromper déraper dans l’extrême, il demeure un homme. Pourtant chaque personnage suit une évolution marquante, violente. Tsuda se réfugie dans la boxe afin d’égaler Kojima, devenu une sorte d’ennemi. Les cours de boxe lui apportent le dépassement de lui-même, un contrôle de sa personne ; néanmoins il reste faible face à Kojima. La boxe est une expression de la violence tolérée par la société, pour l’épanouissement de l’individu via le sport. Tsuda est aussi un personnage fragile chez qui la rage d’une tragédie passée s’est éteinte devenu complètement amorphe, vivant en pleine léthargie. Cette rage et cette douleur vont ressortir grâce à la boxe. La représentation de Tsuda varie, parfois devenu froid, insensible il finit toujours par retomber dans la plus horrible bassesse humaine, incapable de prendre la moindre décision. Il tend simplement à devenir « autre », à l’image de la séquence d’entraînement, couverte par une musique hardcore/industrielle, rythmée et violente, on retrouve la même intensité, la même violence que lors de la scène d’ouverture du film : Tsuda exprime toute sa bestialité, sa part d’homme dit « primitif ». Outre les mouvements violents de caméra, la musique accentue cette intensivité, faisant ressortir pleinement la volonté de dépassement, d’évolution de soi même.

L’approche d’Hisaru est différente : elle est la femme qui manipule les hommes, tombe dans le sadomasochisme. Ce n’est pourtant pas de la folie qu’il faut parler, Hisaru est pleinement consciente de ses actes, suivant simplement sa propre raison. C’est un moyen d’expérimenter la vie, de la dominer en allant contre les valeurs consensuelles d’une cité aseptisée. La femme par ce moyen attire l’attention de l’homme quoi qu’il puisse être, elle l’attire sur ce qu’elle peut juger de vraies valeurs, le détournant de la fausseté ambiante. La femme est replacée dans un contexte égocentrique, elle redevient le symbole de valeurs traditionnelles, elle est reconsidéré pour ce qu’elle est, c’est-à-dire porteuse d’amour, de tendresse, de sentiments humains, elle incarne le rôle de femme mère omniprésente. Elle passe donc d’un rôle secondaire à une place de leader, d’où la manipulation qu’elle exerce sur les hommes. Ce sadomasochisme est une façon de prendre conscience que l’on vit, que l’on ne rêve pas. Le sadomasochisme n’a pas que le but de manipuler l’homme, il sert d’épanouissement à la femme, qui exprime sa plus vive douleur d’une manière concrète, qui jusque là était gardée sous silence. À noter qu’à l’inverse de la boxe, le sadomasochisme de Hisaru ne désigne pas le même choc, puisqu’elle intériorise la douleur tandis que Tsuda l’évacue. L’approche de la violence diffère, nous montrant deux points de vues, celui de l’homme et celui de la femme. Finalement Kojima, emblème du dépassement de soi, aussi bien physiquement que mentalement, est un sadique au grand cœur. S’il s’amuse à rabaisser Tsuda, il se plie aux exigences de Hisaru. Kojima présenté comme un démon fou furieux, n’ayant rien qui le rattache à cette ville et à sa « communauté », sombre lui aussi dans la décadence, son arrogance nuit à sa propre personne : il découvre par l’intermédiaire de la femme, et donc de l’amour, son humanité qui était cachée par son cynisme.

La violence

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Ces personnes ne peuvent exister les unes sans les autres, ils sont tous complémentaires dans cette furieuse « chute ». La violence de l’individu semble être l’un des seuls moyens pour acquérir le stade de « surhomme ». Cette violence, d’abord symbolisée par un montage vif, abrupte, rapide, sans oublier les gros plans (le cadavre d’un animal mangé par les asticots), l’image est la métaphore d’une idée, chaque plan tend à contribuer à donner sa signification à la violence : si on reprend la scène où, sortant de son cours de boxe, Tsuda voit un animal en train de se faire ronger par les asticots, on peut aisément conclure que l’individu moyen se laisse pourrir, ronger de l’intérieur par tous ce qui forme la société, la ville. À ce moment précis, Tsuda représente l’opposé parfait de cette décomposition putride. Il cherche une sorte de renaissance, la violence n’est donc pas considérée comme un vil fléau détruisant l’individu, ici elle porte la valeur d’une reconsidération de soi. Nous pouvons nous rappeler de la scène où dans un parking sous terrain, Tsuda se fait frapper en pleine figure par Hisaru, la caméra se place comme à son habitude en face du personnage qui « attaque », le spectateur est à ce moment mis dans la position du personnage qui cherche à prendre conscience qu’il est vivant, qu’il ne peut fuir en se refugeant dans des rêves. Forcé à subir, le spectateur/Tsuda est en position de faiblesse, il ne peut rien faire. Le plan suivant change la donne, Tsuda se fait cogner sous nos yeux, il ne fait rien, laissant Hisaru agir, s’exprimer. C’est ici une autre facette de la violence qui est montrée, une manière de prendre conscience que l’on est.

Le combat de boxe entre Tsuda et Kojima, ne symbolise pas la rencontre entre le faible gentil Tsuda et le méchant fou Kojima : pas de manichéisme dans ce duel. Il faut noter au passage que si le rendu visuel paraît brouillon, c’est au contraire une séquence qui a été étudiée, réfléchie... le résultat est plus que remarquable. Ce qui motive le combat, c’est la haine de l’individu, de sa propre personne qui, via l’apparition d’un nouvel individu et donc d’une nouvelle manière d’appréhender la vie, prend conscience de sa fragilité, de sa non (JPEG)suprématie. C’est donc un combat contre soi-même que chacun des deux personnages mène. Victoire ou défaite perdent toute signification, car qu’importe celui qui remportera ce duel, les deux resteront marqués, changés à vie. Pour ce combat, on est loin de Raging Bulls : le combat est plus intense et plus pathétique. Il se veut aussi le plus réaliste possible dans sa présentation, mais tout est amplifié aussi bien les bruitages des coups qui résonnent tels des coups de feu, que les impacts des coups transformant les visages des personnes en véritables pommes de terre. Le côté pathétique du combat, c’est la perte des illusions de chacun des personnages. Tsuda perd sa sérénité, se transforme : il est soumit à ses désirs de haine et il est complètement désorienté. Kojima sombre dans une folie arrogante. La violence du combat est remarquable, sobre et efficace, elle brise cette espèce de chemin de la liberté mené depuis le début par les deux personnages, l’action brise la réflexion, l’illusion. C’est dans les séquelles de ce combat que les personnages se retrouvent, Tsuda proche du « surhomme » a acquis le statut d’homme nouveau, insensible, confiant, sage, il est retourné à sa vie de salary-man. Ainsi tout le film démontre la volonté de l’individu de récupérer son aspect originel, c’est-à-dire retrouver des rapports charnels, suivre son instinct. Ce qui est loin des transports bondés de Tokyo, où chacun se met à fantasmer ses frustrations, puisqu’ici l’individu agit. C’est dans ce combat, dans la douleur qu’il comprend ses erreurs et qu’il peut s’élever. La ville perd son emprise sur l’homme, mais garde sa position dominante, indétronable physiquement. Cette ville ne touche plus le mental, et la sagesse d’esprit de l’individu, désormais distancé de cette fausseté ambiante. Socialement l’homme reste esclave. On peut aussi voir que durant tout le film, des plans de la ville de Tokyo apparaissent régulièrement : vue sur la foule anonyme qui vit dans les rues, ou plan général de Tokyo avec en fond les bâtiments qui dominent la ville, créant une coupure angélique dans certains passages où l’intensité de la violence fait rage. Tokyo devient presque un personnage à part entière : la ville vit, elle respire, et comme l’homme s’engouffre dans des vices : devenir toujours plus grande et plus puissante. Il y a au final une distinction assez difficile de définir le rapport qu’il existe entre Tokyo et l’homme : qui des deux est en pleine agonie ?

En 1999, Fight Club de David Fincher se rapproche par certains aspects de Tokyo Fist, mais en sombrant dans le spot publicitaire pour Ikea, en prônant un pseudo nihilisme anarchique, et en ayant adopté le parti pris d’en mettre plein à la vue du spectateur : il n’atteint jamais le même niveau que le « produit japonais ». Trois acteurs, une ville, un peu d’imagination et d’amusement à filmer sont autres choses qu’une palette de starlettes, maquillées, musclées, aux dialogues « qui tuent », tout ça arrosé d’un quelconque where is my mind ?, et d’une destruction complète de la ville... La « vision » américaine est plus trash, plus directe, mais ne donne que très peu d’informations sur la reconstruction future. Détruire la société de consommation étant à la mode, le problème d’une éventuelle solution se pose. Ici nous n’avons rien, mais nous savons que le personnage d’Edward Norton meuble son appartement de biens Ikea tout en ayant conscience de la possession que les biens ont sur lui... On est loin du « surhomme » final de Tsukamoto.

À travers ce film, Shinya Tsukamoto donne sa vision de Tokyo. Une ville riche, ouverte, commerçante, moderne. Il met en relation la grandeur de la ville et l’étouffement qu’elle provoque sur l’individu, créant un univers impersonnel, froid. Tokyo apparaît néanmoins en tant que personnage de l’histoire, le background du film n’est pas à négliger. L’homme a construit Tokyo afin d’y vivre paisiblement, mais ce rapport de force (l’homme sur le matériel) tend à s’inverser, Tokyo, ou plus généralement La ville, englobe l’être humain dans une vie banale, faite d’habitudes, l’homme s’enferme et se complait dans l’illusion.

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par Shaman Akouerna
Article mis en ligne le 27 avril 2005

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