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Pauvre Cinna !

Il est toujours agréable de voir des "classiques" au théâtre, d’entendre de beaux textes ; la Comédie-Française est là pour rejouer les grandes pièces du répertoire français. Qu’elle redonne à jouer Cinna ou la clémence d’Auguste n’a donc rien de surprenant. Qu’elle confie la mise en scène à Simon Eine, sociétaire qui l’an passé avait donné Les Femmes savantes, non plus. Pour une fois, on souhaitait seulement entendre le texte, entendre la tragédie ; on ne pouvait et on ne peut attendre de l’audace de la part de S. Eine ; c’est pourquoi on désirait juste qu’il nous fasse vibrer au son de l’alexandrin cornélien, bref qu’il laisse parler le texte. Et après la mise en scène des Femmes savantes, "paraphrase" sans grand intérêt, on était en droit d’exiger la même mediocritas - au sens latin de moyen. Mais après une mise en scène de la sorte, on ne peut que s’écrier : c’est affreux, insoutenable.


Un péplum médiéval (ou moyen-âgeux ?)

Dans un décor de carton pâte ridicule retentissent pompeusement des tambours censés créer une tension tragique ; mais à aucun moment celle-ci ne parviendra à s’imposer. Tous les effets - bien qu’ils ne soient pas fort nombreux - tombent à l’eau, paraissent gratuits, maladroits. Dans leurs costumes qui semblent tout droit sortis de la vieille série des familles Thierry la Fronde (c’était d’ailleurs Jean-Claude Drouot - ici Auguste [1] - qui tenait le rôle principal), les acteurs tentent tant bien que mal de conserver un peu de vraisemblance. Sur la scène, une colonne brisée orange virant au pourpre (qui, retournée, laisse apparaître un trône -un gadget très laid) se dresse au premier plan côté cour : cela se rapproche plus de la colonne Morris que du palais romain ! Ce double emploi de la colonne permet de remédier maladroitement et grossièrement au non-respect de l’unité de lieu, non-respect dont Corneille s’explique dans son Examen de 1660 : "[je ne pouvais me résoudre] à faire que Maxime vînt donner l’alarme à Emilie de la conjuration découverte au lieu même où Auguste en venait de recevoir l’avis par son ordre, et dont il ne faisait que de sortir avec tant d’inquiétude et d’irrésolution. C’eût été une impudence extraordinaire, et tout à fait hors du vraisemblable." La tension est un véritable enjeu dans la pièce et va de pair avec la vraisemblance : fallait-il le rappeler ?

Mais ceci n’est rien eu égard de ce qui suit : Simon Eine rajoute une scène de combat au fleuron (III, 2) entre Maxime et Cinna (quadragénaire peu séduisant en la personne du pensionnaire du Français Christian Cloarec) extrêmement longue et tout à fait gratuite - elle ne participe à aucune problématique ou lecture spécifique et suivie -, qui semble vouloir combler l’absence de ligne directrice de la mise en scène. Et elle annonce en quelque sorte la première scène de l’acte IV avec un Euphorbe-traître, caricature tout droit sortie d’un James Bond : la mise en scène serait donc une version inédite d’un show inattendu : "Highlander vs. Dr No" ! Car S. Eine a rendu le texte de Cinna si plat, si mauvais, qu’il semble avoir voulu le "formater" pour le petit écran ; à ce titre, la division en tableaux est ridiculement parfaite.

A côté, les péplums italiens des années 1950 seraient presque un soulagement : armure en carton, confident d’Auguste en bodyguard latino à la gueule de méchant vraiment méchant, mimiques artificielles... rien ne nous aura été épargné. Du tragique, on plonge dans la fangeuse et répugnante farce de mauvais goût : Corneille se noie, et on prend plaisir à l’enfoncer encore.

Pastiche et/ou mauvais goût ?

Emilie (Véronique Vella) est incroyablement mauvaise : elle saccage la première scène - un long et magnifique monologue -, trop connue pour être ainsi impunément vociférée. A la diction atroce s’ajoutent encore des pleurs et des reniflements déplacés et surtout, ô mauvais goût, une embrassade dramatiquement mauvaise et répugnante avec la colonne, comme pour souligner les carences de l’interprétation et, décidément, l’absence de tension.

L’alexandrin souffre, et nous aussi. On hésite, ne sachant si l’on nous épargnera enfin, à réagir. Mais les comédiens s’acharnent, et plus ils se lamentent, plus ils ravagent le texte. La première scène donne le ton de la pièce : elle opère une descente aveugle et assumée avec grandiloquence dans le grotesque abyssal et les occasions seront rares pour reprendre notre souffle. On croit de temps en temps reconnaître le murmure de la langue de Corneille - pareil à la Neuvième de Beethoven qui serait grésillée par un mauvais poste de radio...

L’occupation de l’espace scénique est à peine digne d’une troupe d’amateurs : les acteurs ne savent que faire de leurs corps. Ils sont statiques, attendent leur tour comme on fait la queue chez le boulanger, sont en retard, se jettent de manière incongrue dans les bras les uns des autres (que la confidente d’Emilie, Fulvie (Claudie Guillot) est mauvaise dans ce rôle !) ; l’impératrice Livie (Alberte Aveline), malgré sa courte apparition, réussit elle aussi à affaiblir encore la mise en scène. Bref, tout sonne faux et d’une grande naïveté. "O horror ! horror ! horror" s’écrierait le MacBeth de Shakespeare !

Mais rendons à Auguste ce qui lui appartient : une idée intéressante : à la scène 3 de l’acte IV, Emilie, comprenant que Cinna renonce à assassiner l’Empereur, s’enfuit en hors-scène, poursuivie par son amant ; la scène reste alors vide l’espace de quelques secondes ; comme si tenter d’échapper au destin tragique était de fait impossible : il n’y aurait plus théâtre, la tragédie disparaîtrait si l’on enfreignait ses lois... Mais cette esquisse de projet - si tant est que l’on puisse définir un projet - reste inexploitée. Aucune cohérence, même dans le mauvais : c’est un pastiche de morceaux collés, de fausses notes. A oublier très vite, pour que jamais on ne puisse entendre : "Cinna, c’est nul".

par Grégoire Jacquiau Chamski
Article mis en ligne le 26 octobre 2005 (réédition)
Publication originale 22 mars 2002

[1] Certains rôles sont jouées en alternance par plusieurs acteurs. Lors de la première représentation - celle à laquelle nous avons assistée -, ce n’était pas Simon Eine mais Jean-Claude Drouot qui avait le rôle d’Auguste ; le lendemain (lors de la représentation destinée aux journalistes), il semblerait que Eine ait été très bon dans son interprétation et ait contribué à rendre le Ve acte bien meilleur. Malgré tout, il nous semble qu’un acteur ne change pas une mise en scène : il peut éventuellement en atténuer la médiocrité. C’est donc juste par souci de rigueur et d’honnêteté que nous faisons cet aparté.

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