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Benkei in New York : Haggis

"Le goût ne peut s’échapper des méandres de la mémoire"

New York est sous la pluie, deux personnages se rencontrent. L’un est l’instrument du destin, il se nomme Benkei. Peintre capable de reproduire à la perfection les toiles des maîtres, c’est également un homme qui fait le commerce des vengeances, adauchi en Japonais.


(JPEG)L’histoire de cet homme se décline en sept histoires. Chacune est une miniature parfaite, construite avec équilibre, qui dégage son propre parfum.

Le dessin de Taniguchi Jirô (Quartier Lointain, Le journal de mon père) sert à la perfection les histoires de Mori Jinpanchi. Il propose un graphisme fouillé, avec des vues de New York très travaillées, qui mettent en valeur les gratte-ciels de Manhattan.

Dans le premier chapitre, il présente les rues d’abord désertes, à cause de la pluie et de l’orage. Puis Greenwich Village, dans la foule. Les deux situations sont à rapprocher, car à chaque fois les personnages principaux, qui sont Benkei et sa cible, sont seuls au monde. La foule est absente, les gens y sont tronqués, et leurs visages n’apparaissent pas. Le bar, avec ses longues lignes de fuite, rappelle la pluie et les gratte-ciels, longues lignes qui reliaient ciel et terre dans les premières vignettes, de manière à recréer artificiellement un monde de lignes droites. Ces deux jeux de lignes, séparés de quelques pages symbolisent les destins des personnages qui se croisent.

On ne peut cependant pas conclure à cette évidence, dans la mesure où plusieurs pages séparent les traits concernés par la rencontre. Mais on peut y lire la recherche d’une métaphore graphique de la rencontre de Benkei et de sa cible : Benkei n’est que le bras de la vengence, et non son âme. S’il est donc celui qui croise la cible, et pas l’exécutant. D’ailleurs il se retire avant le dénouement du drame. C’est pour cela que les lignes horizontales du bar, et celles verticales de Manhattan ne peuvent se croiser sur le même dessin.

(JPEG)On peut saluer le traitement de l’émotion au travers des visages. En particulier celui de Bill, la cible. Il apparait derrière ses lunettes, ou dans le rétroviseur de la voiture au moment de son crime, situations où son oeil se reflète. Il est donc en position où il se regarde lui-même ; face à sa conscience, que le dessin fait exister par le reflet. Cela est particulièrement avéré dans l’avant-dernière planche du chapitre. Dans une première vignette, Bill dit "Non", et ses yeux regardent fixement à travers ses lunettes, verre réflecteur qui renvoit symboliquement le regard. En revanche, dans la dernière vignette de la page, il relève les yeux, et regarde par-dessus ses lunettes, celui qui va l’exécuter. Afin de se rebeller, et de défendre sa vie, il est obliger de se détourner de son propre regard, auto-accusateur.

Benkei est homme de goût et de culture, peintre brillant, il est amateur de bon whisky et versé dans les arts culinaires. A la lecture de ce premier passage, on le devine lecteur de A la recherche du temps perdu. La pluie est saluée par Benkei, qui dit avoir souhaitée qu’elle tombe ce jour là, et l’aimer. Or la pluie est un révélateur d’odeurs ; celles-ci sont plus vives et perceptibles une fois l’orage dissipé. Ce n’est donc pas un vain incipit que celui-là. Car du whisky au haggis, Benkei sert à sa cible les mets de l’Ecosse, où se déroula le drame terrible de sa jeunesse. Avec la dégustation de ceux-ci, Bill est d’abord attiré. Il ne recouvre que partiellement ses souvenirs. Ce sont des jours anciens, une simple coïncidence. Même si celle-ci n’est pas reliée à d’agréables souvenirs, il est intrigué. Ainsi il se précipite vers la fin que Benkei lui a cuisiné. C’est donc dans le recouvrement des sensations du passé, par la nourriture, qui conduit au recouvrement de la mémoire, que réside le moteur de la vengence. Tuer intéresse peu, ce qui compte, c’est de détruire intérieurement la cible. Et l’arme pour y parvenir est le goût. Benkei refuse le pistolet, comme il donne au fils de la victime et à Bill des poignards identiques. Ces armes ne blessent que la chair, la vengence touche à l’esprit.

(JPEG)Le goût produit des impressions confuses, et un gourmet savoure un mêt pour en décrypter tout l’arôme. L’histoire du haggis doit se consommer comme un vieux whiskey pur malt. Elle révèle peu à peu qui est Benkei, comme elle dévoile peu à peu la nature du crime de Bill. Rien n’est donné au départ, lorsque se produit la recontre. Mais la fin, elle est radicale. Dans un mouvement unique, quand est révélé avec quoi fut cuisiné le haggis. Elle dit tout de l’être qu’est Benkei, et tout du destin de Bill. Il n’y a plus rien à ajouter, et Benkei sort.

(JPEG)De Benkei, on peut dire qu’il est un artiste, au double sens du mot. D’une part, il est l’homme de la teknè, le parfait interprête, qui reproduit les tableaux. En cela il est l’artisan au sens originel de l’art. C’est un masque habile du narrateur, pour dissimuler ce qui est, d’autre part, l’art véritable de Benkei : La vengence. C’est dans l’orchestration de celle-ci que s’exprime toute la sensibilité et l’habileté de cet homme. Il fait oeuvre de poèsis, dans la manière dont il manipule sa cible par le goût et l’influence que celui-ci a sur la mémoire, dont il le plonge peu à peu, d’une situation anodine, vers le cauchemard. Et finalement, dans la manière à la fois théâtrale et simple par laquelle il referme la scène.

Ce premier chapitre, peut-être le plus réussi de toute la série, est une merveille. En quelques pages, il suffit à faire exister un univers, à faire se croiser deux destinées, puis à les laisser repartir chacune de leur côté, sans aller jusqu’au voyeurisme sanglant d’une conclusion habilement suggérée, mais non explicitée. Ici, tout est affaire d’ambiances et de suggestions. Il est difficile d’épuiser ce chapitre, tout comme il est délicat de parfaitement circonscrire un goût, tant les entrées sont multiples, graphiques, thématiques, de dialogues. Cette profusion est pourtant remarquablement encadrée par un scénario sobre, direct, et résolument porté vers son dénouement. Il en ressort une impression de richesse sémantique, qui imprègne l’esprit du lecteur, peut-être artificiellement. Mais n’est-ce pas justement le sens de cette courte histoire, que de montrer comment un artifice peut imprégner les sentiments d’un homme ?

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 27 décembre 2004 (réédition)
Publication originale 10 juillet 2004


 Scénario : Mori Jipanchi
 Dessin : Taniguchi Jirô
 One-shot en Noir et Blanc

 Genre : Seinen
 Style : horreur

Vous pouvez découvrir Benkei in New York sur Iscariote, les illustrations de cet articles proviennent également du site Iscariote

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