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Entretien avec Dominique Véret

De Tonkam à Akata, Dominique Véret est une personnalité qui a marqué le manga en France. Figure haute en couleurs, il nous confie ses impressions sur l’état de la "culture manga" à l’heure actuelle, sans oublier d’évoquer l’intéressante démarche d’Akata.


Dominique Véret, pouvez-vous nous parler de votre itinéraire personnel à la rencontre des manga ?

(JPEG)J’ai toujours travaillé dans la BD, depuis 1976. J’en lis depuis l’âge de cinq ans. La culture asiatique a commencé à s’immiscer dans ma vie et mes relations avec mon travail depuis le début des années 80. Depuis 81, je vais en Asie tous les ans au minimum une fois. Cet intérêt, trouve ses racines dans mes relations avec la contre-culture des années 70 (mouvement hippie et les voyages vers l’Orient de ma génération) et le choc Bruce Lee, l’intérêt pour les arts martiaux. A la fin des années 80, quand le manga a commencé à faire parler de lui, il m’est devenu évident que c’était avec la BD japonaise que j’allais pouvoir m’épanouir professionnellement. C’était aussi une possibilité de voyager plus régulièrement en Asie. Comme je ne peux pas vivre qu’avec la culture française, c’était naturel de me laisser envahir par les manga C’est avec le Cri qui tue (fin des années 70) et des manga de samouraïs qui étaient publiés dans Budo (60/70) que j’ai connu mon premier choc manga.

Comment en êtes-vous venu à créer Akata ?

Akata a été créé après avoir quitté Tonkam. En 2001, nous nous sommes retrouvés à la campagne avec mon amie, Sylvie Chang. Nous avons alors décidé avec Erwan Le Verger de créer une structure pour travailler comme responsables éditoriaux dans le manga, le DA et la musique japonaise. Erwan le Verger et Sahé Cibot ont été dès le début avec nous mais maintenant, ils volent de leurs propres ailes. Pour ce qui concerne Tonkam c’est avec Sylvie Chang que nous l’avons créé. Nous étions à l’origine de son état d’esprit et de sa réussite commerciale. Nous avons quitté cette entreprise car elle commençait à entrer dans une routine sans saveur.

Pouvez-vous dire ce qui, selon vous, fait la particularité d’Akata/Delcourt par rapport aux autres éditeurs de manga ?

Nous n’accordons pas d’importance à la concurrence et aux tendances du marché français. Nous exprimons en priorité notre propre relation avec le Japon à travers un choix éditorial très indifférent aux modes et aux fantasmes des fans. On fait de l’édition comme avant, comme quand on n’était pas obligé de regarder par-dessus l’épaule du voisin pour avoir des idées, ni d’appeler des livres, des produits. Nous prenons des risques en permanence et publions beaucoup d’auteurs inconnus et inattendus. Nous influençons plus l’actualité du manga et même de la BD qu’elle ne nous influence. Notre catalogue n’a pas peur d’avoir de la personnalité, se fiche du politiquement correct et il ne prend pas les lecteurs pour des consommateurs idiots. Nous aimons l’imagination et la curiosité. Nous avons la chance de pouvoir faire mieux connaître une culture très différente de la notre qui intéresse beaucoup de monde et pour cela, nous n’avons pas voulu choisir la facilité. Le catalogue manga Delcourt/Akata dégage plus de caractère et de mental que ceux de ses concurrents. Il est peut-être plus japonais.

Pour l’instant, Akata existe aux yeux du public surtout au travers de votre collaboration avec Delcourt, pouvez-vous nous parler de vos ambitions et attentes dans le domaine des anime et de la musique ?

Pour l’anime, on a travaillé avec AK Vidéo. On revendique Porté par le Vent [1], un très bon DA qu’on a réussi à faire paraître en DVD, sans beaucoup de moyens, avec cet éditeur. On a travaillé sur cinq ou six DVD avec cette entreprise. Rien n’a été évolutif, on laisse tomber. Pour la musique, deux CD de rock japonais ont été fabriqué par AK Video, ils n’ont pas été mis en vente. Nous devions sortir S.O.A.P (groupe du guitariste de L’Arc en Ciel) [2], tout était prêt. Konci a abandonné le projet à la dernière minute. Nos expériences DA et musique c’est la honte pour nous. Nous n’avons pas encore rencontré les bonnes personnes avec qui travailler et les milieux de la vidéo et de la musique sont beaucoup moins sains que celui de la BD. Notre rêve, ce serait de pouvoir travailler avec des Japonais qui s’installeraient en France. Je suis certain qu’il serait possible de faire bouger beaucoup de choses et de traduire avec succès des titres que personne n’ose sortir. Nous avons quand même profité de nos expériences pour apprendre à réaliser des DVD et des CD.

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Petit garçon I san, il deviendra boxeur

Pour vous, que représente le fait d’éditer des manga en France, aujourd’hui ?

Si nous avons une politique éditoriale qui n’est pas encore bien comprise car ce n’est pas l’idée qu’on se fait du manga, nous traduisons quand même des auteurs et des titres dont les messages collent à notre époque et à des réalités. Il faut réagir à ce qui ne va pas dans notre environnement et participer à notre société à travers des choix réfléchis. On travaille réellement dans la culture, et nous favorisons l’influence des auteurs japonais, qu’on la comprenne et qu’on l’accepte, ou pas. C’est quand même cette réalité qui progresse. Les manga dégagent beaucoup d’énergies positives et elles protégent, font barrage, d’une certaine manière à une ambiance assez défaitiste et apocalyptique qui s’impose tous les jours plus. Les manga sont des planches de surf. Tous les éditeurs ne le conçoivent pas comme cela, car ils en sont encore à ce culte du produit qui empoisonne toute notre société, et même la BD. Le manga est depuis le début, pour eux, le dernier produit à la mode, même s’ils commencent à se gratter la tête. Ils ont trop longtemps regardé le doigt, pas la lune. Notre travail n’est pas intellectuel, ni commercialement facile, il se fonde sur l’observation et l’attention aux autres. C’est d’abord une responsabilité. Tout le reste n’est que gestion de stock et prises de bénéfices. Pas de quoi frimer. Cela s’apprend dans toutes les écoles de commerce. De toute façon, le manga ne va pas pouvoir continuer à progresser sans que l’on reconnaisse publiquement qu’il compense des manques qui existent dans notre culture. Cela touche trop de gens pour n’être qu’une mode. Nos artistes, nos « philosophes », nos élites politiques et économiques vont finir par se prendre une claque manga. Ils seront trop décalés.

La démarche d’éditer un anime est-elle fondamentalement différente d’éditer un manga ?

Non, pour la partie créative, les traductions et la promotion presse. C’est commercialement qu’il y a une différence. Le livre et son commerce sont protégés par la loi Lang. Dans la vidéo tous les mauvais coups sont permis. Il faut maîtriser de multiples réalités humaines et commerciales. De l’achat des droits à la mise en vente. Editer des manga est quand même plus facile. Moins risqué et plus sain.

Le grand public a longtemps eu une image réductrice du manga, assimilé au shônen, dont les codes étaient souvent mal compris. Cette image a-t-elle évolué ?

La réputation du manga change depuis deux, trois ans. L’essor du seinen y est pour beaucoup. Le milieu de la BD lit maintenant de plus en plus de manga grâce à ces titres pour adultes. De nombreux journalistes écrivent aussi de plus en plus facilement des bons articles sur des manga. Les choses vont de mieux en mieux. Et ce n’est pas fini. Le manga attire progressivement la culture branchée parisienne. Il va finir par faire partie de cette attitude. La culture Libé va devoir valoriser le manga pour survivre et rester crédible. La génération manga est appelée à prendre plus subtilement le pouvoir que ne le fit celle de mai 68. C’est la culture manga qui tisse maintenant les liens les plus solides dans la nouvelle génération, celle qui est issue de tous les métissages que notre pays a produit. C’est l’intuition de tout ce qui se produit maintenant qui avait provoqué la peur des manga, pas les grands yeux. Le fait que les manga soient asiatiques les rend irrécupérables. On ne récupère pas l’Asie, elle vous absorbe. Le manga n’a jamais été comme toutes les contre-cultures qui nous sont venues des USA, des modes. C’est un changement culturel qui vient d’un continent complètement différent de nous. Quand on dépassera la parano qui traîne encore autour de ce phénomène, on découvrira que cette BD s’est imposée parce qu’elle s’exprime surtout avec son cœur. Les auteurs se lâchent pour donner le maximum d’eux-mêmes. En ce moment c’est encore très suspect, mais on en a besoin vital. C’est comme quand le rock a révolutionné la musique.

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Logo original d’Akata

Votre préface à l’édition française de Coq de combat a provoqué diverses réactions : quelle était votre intention première en composant ce texte ?

Simplement écrire ce que je ressentais en travaillant sur ce titre et comment cela se mélangeait à mes expériences, à ce que j’ai appris et mon regard sur les choses. J’ai vécu 25 ans dans le 93 et je n’ai jamais été un intello parisien, branché. Mes vrais amis ont toujours été des marginaux et des personnes de toutes les origines culturelles. Je viens aussi d’un milieu ouvrier. Les seules personnes très cultivées et non dépendantes du matériel, aisées que je connaisse sont en Asie. Mon cerveau est très métissé. Je suis français mais dans mes relations avec les autres, je peux raisonner avec une influence thaï, chinoise, japonaise, indienne ou française. C’est l’addition d’un vécu et d’expériences bonnes et mauvaises, pas de théories. Quand j’écris, ces mélanges participent à mon propos et de plus je suis spontané, ce n’est pas de la langue de bois. Je comprends que mes propos aient pu faire peur à ceux qui lisent des BD en ayant toujours été éloignés de certaines réalités. Qu’ils se rassurent, je ne suis pas un militant d’un parti extrême. J’ai d’autres choses à faire de bien plus passionnant. Je ne m’intéresse pas à la politique, c’est pas mon travail. Nous sommes dans une époque où on se voile la face en assimilant la culture populaire, la culture de la rue à quelque chose de populiste ou de dangereux. Il y aura de toute façon un choc en retour, le prix du mépris du franc parlé et des réalités des milieux populaires. Je vis maintenant au milieu des champs et des bois, je m’exprime aussi, parfois, comme un paysan qui vient de retrouver des racines. A la ville, dans les milieux du livre et de la presse cela passe mal car on a pris l’habitude de juger de ce qui est convenable et vendable en étant coupé de beaucoup de réalités. Je signale que dans le milieu manga, un milieu aussi très métissé, j’ai fait rigoler pas mal de personnes avec ce texte car il n’a pas été lu au premier degré. Les jeunes sont plus réalistes sur mes propos car ils ont grandi dans les rackets de cours de récréation et les histoires de cités.

Lorsque vous choisissez d’éditer un manga, quel est l’élément qui vous conduit à choisir celui-là plutôt qu’un autre ?

Sa portée dans notre culture et l’âge des lecteurs qu’il va toucher. On va pouvoir de moins en moins gâcher du papier, je m’entraîne à l’utiliser à bon escient. Les livres m’ont beaucoup appris et me font réfléchir. La BD c’est des livres pour moi. Je travaille à l’ancienne, je me fous des effets, c’est toujours le fond qui m’attire. Quand on est gamin, on aime le bouquiniste qui vous guide vers le livre qui va vous faire approcher des mystères. Nous devons être des magiciens pas des marchands de papier. Avec les manga c’est pareil. Il faut surprendre vers le haut. Il faut élever le lecteur. Je fais parti des lecteurs, alors je les respecte.

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Thaïlande : chez des amis

Dans les manga que vous publiez, quels sont les titres qui vous sont les plus chers, et pourquoi ?

Je les aime tous pour ce qu’ils provoquent chez l’autre. Donc je les ressens tous, même les titres pour les plus jeunes ou pour les filles. Autrement, j’aime beaucoup Tajikarao et Inugami car ces séries sont vraies pour moi. Et j’attends avec impatience que nous sortions Initiation. Tout ce qui touche à la nature me parle profondément. Je vis à la campagne et nous avons toute une colline boisée à notre disposition. La nature y reprend le dessus et la chasse est interdite. Avec les moines vietnamiens, nous vivons dans l’espace d’une pagode bouddhiste, l’endroit dispose de soixante dix hectares protégés pour se promener. Il y a plein d’animaux. Je suis allé, il y a longtemps dans le Nord de la Thaïlande et j’ai été pris dans un rituel chamanique autour de la mort d’une vielle femme du village. J’ai été la victime dans une histoire de Dieu, en fait d’une énergie très puissante que j’avais dérangée par ignorance dans un village au Népal. J’ai connu la puissance destructrice de la nature et ces bêtes qui vous font mourir en très peu de minutes près du Cambodge. Même dans ma région, il y a des endroits où des forces s’expriment. En traînant dans les campagnes de différents pays, j’ai acquis la certitude que cela ne va pas rigoler du tout dans les années à venir. J’ai pu faire la connaissance de gens possédant des savoirs qui disparaissent et ils m’en ont parlé. Je me méfie des gens modernes, ces ignorants orgueilleux qui n’inventent que des machines et veulent nous transformer en prothèse. Les derniers seront les premiers, car ils sont adaptés à toutes les situations, ils n’ont pas peur et rien à perdre. Tout cela m’influence beaucoup. Cela m’oblige à me concentrer sur l’utile car il y a déjà trop de dégâts donc je vais vers des titres qui ne soient pas superficiels comme ceux là et d’autres. Taiyou Matsumoto me tient aussi à cœur. Amer Béton a été un grand moment pour moi. Que d’informations lâchées dans la nature. Ping Pong est très fort aussi. Il faut lire entre les cases et avec sensibilité. Quant à Ki-itchi, c’est un titre qui remet les choses en place. On est encerclé par le dérisoire et l’absence d’amour spontané. Je me marre d’avance de l’impact que va avoir Imbécile Heureux. On souffre d’un manque d’humour noir pour pouvoir remettre les choses à leur juste place. Quand à Niraikanai, ce titre ne sera pas compris tout de suite mais pour ceux qui veulent découvrir l’ésotérisme japonais c’est un bon début, c’est excellent. Après, que le lecteur continue sa quête. Chacun sa voie. Nous allons continuer en 2005 à publier des titres de Osamu Tezuka que j’aime déjà. Ayako a été passionnant, mais avec ce qui sera traduit de lui, on va comprendre au fur et à mesure qu’il avait déjà tout dit. C’est dur pour le manga et la BD mais il y a toujours des auteurs pour prendre la relève. Quand j’ai travaillé sur les parutions des huit volumes de Bouddha (Tonkam) de Osamu Tezuka, cela a été une horreur. Cela a été très dur à cause du contexte. C’est orgueilleux comme genre de projet alors on a des bâtons dans les roues. Osamu Tezuka était plus prêt que nous. J’ai pris des grosses claques. On est sur un autre titre de cet auteur qui va encore nous en coller des bonnes.

Et quels sont les titres des autres éditeurs qui vous plaisent plus particulièrement ?

Je suis de plus en plus concentré dans ce que l’on fait car comme je sais ce que nous allons construire cela m’occupe en permanence l’esprit. Le reste du temps c’est la famille, les enfants, le jardin, les promenades avec le chien et j’étudie des choses qui sont en relation avec les cultures asiatiques. Je sais qu’il y a de très bons titres qui paraissent. J’ai lu le volume un de Battle Royale de chez Soleil, j’ai trouvé cela très intéressant mais par déformation professionnelle, je n’ai pas aimé le travail de l’éditeur. Il fait du tort à un titre très pertinent. Ce manga est mis en avant à partir d’un aspect racoleur qu’il peut avoir. Dommage de filtrer l’intelligence d’une série avec ce parti pris. Battle Royale est quand même l’adaptation d’un roman d’un certain niveau d’écriture. Je ne suis jamais content du travail que nous faisons, nous avons plein de défauts. J’évite de lire les bons titres des autres car il y en a beaucoup qui sont maltraités, cela me rend triste. J’ai lu E S qui parait chez Glénat, l’adaptation est mal écrite. On nous dit que les jeunes reviennent à la lecture grâce aux manga. Mais alors pourquoi fait-on travailler des gens qui ne savent pas bien écrire ?

Auriez-vous aimé éditer des manga comme Say Hello to Black Jack, Berserk ou Katsu dans le catalogue d’Akata/Delcourt ?

On nous avait proposé Berserk, je n’ai pas réagi à l’époque. Je bloque un peu sur l’héroïc-fantasy. Son lectorat vit trop dans sa tête. C’est un genre saturé. La Quête du Graal m’a donné envie de me battre contre la réalité et moi-même. Cela me suffit comme héroïc-fantasy. Mais il faudrait quand même que je fasse des efforts. Je ne suis pas tout seul. Say hello to Black Jack, on était dessus. On ne l’a pas eu, ce n’est pas grave. Je pense quand même que le boulot de Glénat sur ce titre n’est franchement pas terrible. Le cœur c’est important quand on parle médecine. Ce titre n’est pas transcendé, il n’aura pas le succès qu’il mériterait. L’argent ce n’est pas tout dans l’édition. Katsu, on a raté aussi. On l’avait demandé. Je ne suis pas jaloux de nature. J’éprouve seulement de la tristesse quand les titres qu’on n’a pas pu faire sont moins bien adaptés qu’on ne l’aurait voulu. Je ne pense pas du tout que l’on vaille mieux que les autres mais qu’on a tous encore beaucoup de progrès à faire pour publier des mangas bien traduits, bien adaptés, bien lettrés et avec de belles jaquettes. C’est quand même l’horreur de travailler dans le manga, il faut qu’on produise dans des conditions de stress qui nuisent à la qualité du travail fini. La compétition entre les éditeurs est insensée. Si cela continue, il n’y aura plus de gens cultivés dans l’édition. Finalement, c’est comme pour Say hello to Black Jack, nous ne sommes pas des médecins mais on est en train d’envoyer la culture à la mort.

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Parmi les titres qui ne sont pas encore édités en France, quels sont ceux que vous voudriez voir arriver chez nous prochainement ?

Plein. Je n’ose pas y penser, c’est trop frustrant. Cela ne présente pas d’intérêt d’en citer car le manga c’est trop vaste. Nous faisons un travail frustrant. Je n’arrive pas à comprendre les éditeurs qui prennent des auteurs à leurs concurrents quand cela marche. Il est très facile de publier dix manga différents tous les mois d’auteurs inconnus en France et de surprendre tout le monde. Et même d’en vendre beaucoup. Oui, je ne comprends pas le manque d’imagination que certains ont dans notre métier.

Estimez-vous qu’il y ait aujourd’hui le développement d’une culture manga spécifiquement française ? Et si oui, quelle peut être sa place dans notre paysage culturel ?

C’est en France que le plus large éventail de manga va être publié. Et c’est commencé. Nous avons une culture BD et une culture du livre, le manga est donc fait pour les Français. Le manga va satisfaire au fil des ans des lecteurs de tous les milieux sociaux et de tous les âges. Le manga va remuer autant le milieu de la BD que de la littérature. Le Japon et la France sont des pays raffinés, mais le manga va le faire redécouvrir aux français car on est en train de chuter. Je trouve que notre pays est culturellement vulgaire en ce moment, il suffit de regarder la télévision, et même ce qui sort en roman, ou une partie du cinéma français. Dans la BD, il y a aussi beaucoup de titres inutiles. Je ne mets pas le manga au-dessus de tout, mais il va nous obliger à nous remuer et à faire mieux. Il va nous réveiller et nous remettre au boulot pour sortir nos tripes, on est trop constipé et on ne sait plus se laisser aller. On est des trouillards consensuels. Les jeunes influencés par le manga sont très créatifs. J’attends avec impatience les jeunes scénaristes qui auront digéré le manga. Pour l’instant, ceux qui s’inspirent graphiquement du manga ne sont pas convainquants. Le manga influence notre manière de raisonner, notre goût de l’effort et du travail bien fait quand on vit avec et qu’on en édite (pas chez tout le monde, pourtant). Cela agira aussi sur la société avec le temps. Ma relation avec cette BD me donne envie de publier des titres de plus en plus complexes. Le manga stimule une compétition vers le haut. Il provoque plus le dépassement de soi que le désir d’écraser l’autre. C’est du kung fu (en fait cela se traduit par "bien faire"). Le manga c’est aussi une partie de toutes ces choses qui nous viennent de plus en plus de l’Asie. Il fonctionne bien avec les jeunes. Ils sont beaucoup plus métissés que leurs parents et ouverts aux changements que le monde est en train de connaître. Il fait partie d’un réveil qui va certainement être très douloureux mais qui est maintenant inévitable.

Ces dernières années, le marché du manga a considérablement gonflé, et les nouveaux titres et éditeurs se multiplient : pensez-vous qu’il s’agisse d’un phénomène de fond, ou d’une "bulle" appelée tôt ou tard à désenfler ?

En ce moment c’est le bordel mais chacun a ses chances. Il va y avoir de la casse. Il y a trop de gens qui n’ont que des points de vue économiques ou de l’amateurisme pour armes. Beaucoup oublient que ce Japon qui les fait manger en ce moment est un pays d’un niveau de culture et d’éducation plus élevé que chez nous. Les éditeurs japonais s’amusent de notre hystérie et observent. Le milieu de l’édition se comporte comme des sauvages qui se battent pour des colliers en verre. Tout cela manque de dignité. La pression va continuer à être énorme d’autant plus que les lecteurs évoluent aussi très vite. Alors bonne chance à tous ceux qui sont maintenant entre le marteau et l’enclume.

Quel rôle attribuez-vous à la presse critique, tant d’animation que de manga ? Peut-elle, aujourd’hui, créer des modes et des courants qui vont influencer les éditeurs ?

Les éditeurs qui n’ont pas beaucoup de personnalité sont toujours influençables. Mais ce n’est pas nouveau. La presse animation et manga a une grande révolution à faire si elle veut avoir vraiment son mot à dire. Savoir exprimer, par exemple, pourquoi sa génération porte depuis plusieurs années le manga comme son étendard. Pour l’instant, je n’ai lu que des noms de marques sur ce drapeau. Quand elle saura écrire avec ses couilles et ses tripes, elle sera peut-être réellement influente. La presse manga et animation ne sait pas encore mettre en relation les fictions qui la touchent et le réel. Elle ne revendique rien si ce n’est que d’acheter. Elle ne maîtrise pas encore son sujet et tout le monde se copie dans cette presse. Elle doit aussi se cultiver un peu plus pour parler des œuvres d’une façon plus crédible et adulte. Il faudrait arrêter tous les services de presse, les projections gratuites et les DVD gratuits pour avoir une bonne presse manga et animation. C’est une presse qui est faite par des enfants gâtés, elle passe totalement à côté de la profondeur de ce qui se passe pour sa génération, et est incapable de l’exprimer. C’est normal car c’est une génération qui a passé sa vie le cul devant des écrans. Et l’écran fait écran. Mais Virus [3] est une bonne initiative qui peut aller dans la bonne direction. Il y a des gens de caractères et matures dans son équipe. S’ils ont vraiment envie de se battre, ils pourront réveiller leur génération.

Pensez-vous qu’Internet ait un rôle privilégié dans le développement de la culture manga en France ? Attachez-vous de l’importance aux sites et aux communautés qui se retrouvent sur leurs forums et chat ?

Internet est très important. Il le sera de plus en plus et les Japonais sauront s’en servir au moment opportun. Pour les fans, ils peuvent y trouver un traitement du manga, des fois, plus pertinent qu’en presse. Je lis dans les forums et on y lit de plus en plus souvent des choses intéressantes. C’est souvent stimulant même si cela ne correspond pas aux succès commerciaux des titres. La presse pourrait s’en inspirer un peu plus. Internet est plus militant aussi car les impératifs économiques n’y sont pas les mêmes.

Toujours à propos d’Internet : les pratiques de scanlation et de fansub sont aujourd’hui des phénomènes d’importance. Quel est leur impact sur la culture du manga en France ? Et de votre point de vue d’éditeur, comment considérez-vous ces pratiques ? Externalités positives pour le marché, ou alors pratique illégale à proscrire ?

Tout cela ne me dérange pas. Des titres peuvent commencer à exister avant leur sorties. Ce n’est pas du tout gênant si on travaille hors des sentiers battus. Il y a beaucoup de titres qui ne se font pas remarquer sur Internet et qui surprennent quand il sortent. Tout cela est une réalité à maîtriser. On peut aussi jouer avec.

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Pashupatinath : Il y a des choses qui ne s’achètent pas

En juillet dernier s’est tenu la Japan-Expo, quelle importance attachez-vous aux conventions et festivals de japanime ? De quelle manière cherchez-vous à y figurer ?

Ce sont des signes de la vitalité du manga qui sont importants. Ce sont aussi des très bon rendez-vous pour s’amuser et s’éclater. C’est très dommage que cela soit aussi difficile de faire venir des auteurs du Japon. C’est très cher pour les éditeurs et les Japonais ont des progrès à faire. Ils ont traité leurs auteurs comme des stars et sont maintenant piégés. Même un auteur peu connu au Japon doit voyager en classe affaire avec des accompagnateurs et loger dans des hôtels avec beaucoup d’étoiles. C’est le plus frustrant pour nous. Les conditions que l’on exige des éditeurs pour accueillir les auteurs sont des fois surréalistes et énervantes. Les Editions Delcourt ont aussi des progrès à faire sur le plan des stands et de l’animation. Avec Sylvie Chang, on a organisé beaucoup de salons dans les années quatre vingt dix. On s’est bien amusé et la fête continue avec d’autres personnes.

Lors de la Japan-Expo, Katsura a refusé les interviews avec la presse spécialisée pour ne s’adresser qu’à la presse généraliste. Que pensez-vous de ce choix ?

On pourrait en rire tellement c’est stupide mais... Shueisha a la volonté de faire respecter ses auteurs par la presse spécialisée. Il y a des magazines qui ne font que profiter du manga pour se faire de l’argent en abusant de reproductions d’images sans autorisation, c’est très vendeur et les éditions Shueisha ont bien l’intention de mettre de l’ordre dans tout cela au fur et à mesure. Ces magazines abusent, d’ailleurs, aussi de leurs rédacteurs sur le plan du prix des piges. Les Japonais connaissent maintenant toutes les réalités de l’édition et de la presse française. Ils ont accumulés beaucoup d’informations sur ce qui se passe ici en dix ans. Ils savent qui est qui et qui profite des autres et du marché. Il y a des gens qui parlent français chez les grands éditeurs japonais. On peut lire les sites français partout dans le monde. C’est facile d’acheter tous les mois tout ce qui parait en France et de l’expédier au Japon. La majorité des gens dans ce métier n’ont pas conscience de la culture avec laquelle ils jouent. Ils ne connaissent pas sérieusement ce pays. Les bons magazines ont payé pour ceux qui profitent du manga et des jeunes. Mais de toute façon, il y a quand même des réalités à régler car en fait personne n’est totalement en règle dans la presse manga. Entre des couvertures vendeuses non officiellement autorisées et des annonceurs connus pour vendre que des produits pirates qui s’offrent des pages de publicité, on ne peut revendiquer beaucoup d’éthique. C’est un paradoxe, mais on fait des articles sur des DA ou des manga qui s’attaquent à des comportements immoraux alors qu’on n’est pas regardant sur les gens qui financent les revues par leur pub ou sur les propriétaires des journaux. Il y a des choses dont il faudrait commencer à être conscient. Masakazu Katsura a pu rencontrer son public sans avoir besoin de la presse, il y a donc une leçon que la presse doit retenir. Nous connaissons aussi des pressions pour nous obliger à être de plus en plus durs avec la presse. Il ne faudra pas être surpris si des magazines se retrouvent devant des tribunaux à un moment donné. Les éditeurs peuvent de moins en moins se permettre de traiter comme de la merde les auteurs qu’ils traduisent. Pour les comics et la BD, il n’y a jamais eu une presse aussi peu clean que pour le manga. Il doit y avoir des relents d’irrespect colonial dans cette affaire. C’est l’inconscient qui s’exprime comme le dirait un psychanalyste. A Tonkam, nous avions du arrêter Tsunami en kiosque à cause des exigences des Japonais et parce que nous ne voulions pas travailler avec n’importe quel annonceur. Mais maintenant ce serait quand même possible d’exister en respectant des règles. Les éditeurs ont besoin de support et les jeunes ont besoin d’un magazine leader qui parle pour eux à partir de leur culture.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 7 octobre 2004

[1] En savoir plus sur Porté par le vent

[2] Consultez cet entretien avec S.O.A.P.

[3] Le Virus Manga, dont vous pouvez consulter l’interview du rédacteur en chef Stéphane Ferrand dans le cadre de ce même dossier.


- Les photos qui illustrent cet article correspondent à des choix que Dominique Véret nous a aimablement fait parvenir.

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