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La dame de la chambre close, de Mochizuki Minetaro

Une légende urbaine qui s’écrit en deux temps

Hirochi, jeune étudiant de première année, a une existence des plus communes. Sa vie se partage entre son appartement, ses cours, ses potes et le sourire de Rumi, la lycéenne dont il est amoureux. Un soir, il est dérangé par les coups redoublés que frappe une femme à la porte de son voisin. Cette silhouette étirée, maigre, vêtue d’un long imperméable sévit toute la nuit. Le lendemain, elle est de retour, et de nouveau elle insiste chez Yamamoto. Et soudain, voici que cette inconnue frappe à la porte d’Hirochi...


(JPEG)One-shot, La dame de la chambre close s’articule tout entier autour de la rencontre, et de la relation entre Hirochi et la mystérieuse femme. D’autres protagonistes interviennent, mais de manière indirecte, et ne sont concernés par l’histoire qu’au travers de la relation qu’ils ont avec le héros : c’est le cas de Rumi, la fille avec qui il veut sortir, et de Satake, l’ami confident prêt à aider. L’un comme l’autre, d’ailleurs, ne sont pas à l’abri de tout danger. Mais le récit se focalise par-dessus tout sur le rapport qui s’établit entre le jeune homme et cette femme, et évolue au gré de la perception, de moins en moins rationnelle, qu’Hirochi a de son univers.

(JPEG)La dame de la chambre close utilise le motif de la légende urbaine. Ici, il s’agit d’une grande dame vêtue d’un imperméable, à l’aspect inquiétant, qui persécute un étudiant innocent. Cette même légende a également inspiré La femme défigurée de Inuki Kanako [1]. Mochizuki rattache son one-shot au genre avec une certaine insistance : au-delà de l’utilisation claire du motif, les dernières pages, sorte d’épilogue, jettent un éclairage lugubre sur tout ce qui a précédé en renvoyant les évènements dont le lecteur vient d’être témoin dans le domaine de la rumeur, ou du folklore du quartier. Le dialogue entre la vignette de la page 199 [2] qui représente une bouche vue en gros plan, et dont le texte commence par "On raconte que", et la vignette de la page 200 qui représente une oreille en gros plan, représente de manière claire le processus de propagation de la légende urbaine.

De ce qui fait la rumeur à ce qui fonde la légende urbaine, il y a trois éléments à rechercher :
- D’abord une forme narrative, c’est à dire que la légende doit prendre la forme d’un récit structuré, ce qui est ici le cas.
- Ensuite l’histoire doit inclure un procédé d’authentification : Il est donné ici par la présentation réaliste de La dame de la chambre close, qui commence par introduire l’univers d’Hirochi, et qui ne bascule que très progressivement dans l’horreur.
- Enfin, la légende urbaine propose un déchiffrement, ou une interprétation du monde, surtout dans ses aspects les plus confondants ou inquiétants. En l’occurence, plusieurs éléments sont en cause : l’importance du destin (pourquoi cette histoire arrive-t-elle à Hirochi ? Question qui revient régulièrement au fil de la narration), ce que peut devenir la jalousie dans les relations humaines(la femme à l’imperméable est possessive et s’attaque aux personnes qui entretiennent une relation avec Hirochi) ou encore tout bêtement une mise en garde contre les personnes qui rôdent, ou qui ont un comportement équivoque. (JPEG)La dame de la chambre close présente donc tous les éléments qui fondent une légende urbaine, et se présente comme le récit de l’une d’elle. [3]

Moins que le genre du récit lui-même, c’est la manière dont Mochizuki travaille son matériau afin de propager la peur chez son lecteur qui intéresse. Car dans le cas présent, le motif de la légende urbaine s’inscrit dans le cas particulier, mais qui lui est largement associé, de l’horreur. L’enjeu de la narration devient de faire en sorte que la peur fiction, qui étreint les personnages, déborde du cadre du manga pour se communiquer au lecteur. Or une telle empathie ne va pas de soi. Le cinéma d’horreur utilise très largement le son, le mouvement, et des jeux de lumières non statiques sur un même angle de caméra. La littérature d’horreur joue sur le registre exactement inverse : sa narration repose entièrement sur la capacité de l’auteur à pousser le lecteur à fantasmer la situation, et donc à imaginer la peur de lui-même. Le manga est nécessairement bâtard dans cette perspective : il ne peut pas imprégner les sens de son lecteur aussi puissamment que le fait le cinéma (il n’a ni le son, ni le mouvement, ni la couleur dans le cas présent), et d’autre part, il entrave le fantasme du lecteur en lui imposant ses illustrations.

(JPEG)Mochizuki joue sur plusieurs registres pour délier ces entraves formelles. Le premier, et sans doute le plus important, est son découpage narratif qui donne à ses pages un mouvement qui supplée les mouvements de caméra désordonnés, aux angles variés, ou fortement subjectivés, qui sont les artifices du cinéaste d’horreur. Il utilise en particulier une variation des angles de vue incessante dans les phases où le stress doit monter, qui est analysée par Julien Bastide dans le décryptage qu’il fait des planches 50 et 51 de La dame de la chambre close. Afin de mieux comprendre le détail du fonctionnement de ces découpages, le lecteur est invité à se tourner vers le Virus Manga #5.

Le second registre de Mochizuki est l’identification entre son héros et le lecteur. Il ne s’agit pas ici d’une empathie comparable à ce que recherchent les auteurs de shônen ou de shôjo qui composent sur la gamme des préoccupations adolescentes des mélodies préformatées pour les attentes de leur public, mais bien plutôt d’une association fusionnelle entre la perception qu’à Hirochi de la situation, et la perception qu’a le lecteur de l’univers auquel ce manga l’invite. La dame de la chambre close restitue, par le ressenti et l’adhésion du lecteur à l’univers du manga, une sensation similaire à celle que provoque un plan subjectif au cinéma. Et si le découpage, ou les choix picturaux de Mochizuki soutiennent ce dessein, celui-ci est principalement mis en oeuvre par la narration thématique du manga. La dame de La chambre close se partage en deux moments clairement identifiés. Le premier s’apparente à un récit d’angoisse, sorte de thriller où les jeunes étudiants Hirochi et Satake tentent de percer le mystère de la clocharde paumée qui traîne autour de l’appartement. A ce moment du récit, quelqu’inquiétants que puissent être les actes de la femme à l’imperméable, ils ne sortent pas du cadre de ce que pourrait faire une nevrosée. On peut alors clairement identifier un groupe de héros, qui lutte pour découvrir l’origine du fléau qui les persécute. Hirochi et Satake portent leurs soupçons sur Tajiri Sanae, une ancienne camarade de classe, dite "le troll" à laquelle ils imposèrent l’ijimé. [4] La dame de la chambre close bascule vers le milieu de l’histoire, dans l’irrationnel quand la femme à l’imperméable s’avère relever d’une nature monstrueuse. À la tension générée par les actes inquiétants succède une série de découvertes qui renforcent la conviction sur le caractère surnaturel, et puissamment malfaisant, de cette femme. La perspective du récit change radicalement : jusqu’ici l’enjeu était de comprendre l’origine du mal de la femme, pour la raisonner. A présent, il s’agit d’échapper à un monstre. Aux questions, succèdent les coups et les poursuites, et pour le lecteur, la curiosité de savoir si Hirochi va se dépêtrer de cette femme remplace la curiosité sur sa nature et ses motivations.

(JPEG)La narration de cette progression repose sur le ressenti d’Hirochi. Sa perception des évènements est ce qui donne la loi physique de La dame de la chambre close. Tant qu’il est persuadé que la femme à l’imperméable ne peut être qu’une clocharde dérangée, celle-ci ne l’attaque pas directement. Elle multiplie les approches, le harcèle au téléphone ou chez lui, mais n’entreprend rien directement contre Hirochi. Ce sont ses proches, Satake et Rumi, qui sont touchés, et encore le sont-ils indirectement et légèrement. Tout cela peut déjà sembler beaucoup, mais ce n’est restrospectivement rien au regard de la nature de cette femme, telle qu’on va l’entrevoir par la suite. Dès lors qu’Hirochi acquiert la certitude que la femme n’est pas Tajiri, puis qu’il découvre ce qui est arrivé dans l’appartement de son voisin, la terreur s’empare de lui. Il est alors psychologiquement en position de victime, et la femme peut s’attaquer directement à lui pour la première fois. Il peut, à cette occasion, encore se défendre, ce qui ne sera plus le cas par la suite.

(JPEG)La dernière partie du manga est le récit de la décomposition psychologique d’Hirochi : pour le lecteur, l’enjeu n’est plus de chercher à comprendre qui est cette femme à l’imperméable, mais de souhaiter que le héros puisse échapper à ce monstre, alors même qu’à chaque page qui passe l’espoir de trouver une échapatoire et une solution pour renverser la situation s’ammenuise. La première partie du récit a un double rôle dans la focalisation narrative : introduire le lecteur dans l’histoire, et lui faire adhérer au point de vue d’Hirochi. Ainsi préparé, il est à même de subir la décomposition, et la montée de la peur, qui opère au cours de la seconde partie.

Mochizuki joue sur un apparent registre objectif : il n’y a pas de scènes fantasmées, de délires, de fièvres, etc... Mais en fait, cette présentation cache mieux un découpage très subjectif (voir le décryptage du Virus Manga #5) qui sert la dernière partie du manga, où Hirochi s’effondre. Car on se demande finalement dans quelle mesure ce récit, à la présentation très objective, n’est pas entièrement fantasmé, en particulier dans son dernier mouvement. Cependant, par son introduction éloignée de la peur d’Hirochi, et qui jouait sur le suspens lié à l’identitée et aux motivations de la femme en imperméable, Mochizuki suscite chez le lecteur un effet d’attente, que le renvoi final vers la nature de légende urbaine ne satisfait qu’imparfaitement. De fait, la narration, et l’ambiance du récit sont bien plus denses dans la première partie, et après le point de rupture à la fin du chapitre 6, le basculement dans l’horreur suscite paradoxalement moins de tension, et pêche par sa présentation qui demeure trop réaliste et objective, quand la nature surnaturelle des évènements qui se multiplient pouvait appeler une mise en scène où le trouble et le fantasme seraient assumés. La trop grande rigueur, et l’économie d’effets graphiques de Mochizuki laisse donc sur la faim, après une mise en bouche où le suspens était habilement distillé, pour atteindre son acmée dans une scène de montage alterné qui met Hirochi en présence de la femme précisément à l’instant où il apprend qu’elle ne peut être Tajiri. Aussi, faute d’être totalement subjugué par le second mouvement du récit, le lecteur reste sur les questions suscitées par le premier mouvement, et peut ne pas être totalement satisfait de l’épilogue qui matérialise la nature de légende urbaine de ce récit.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 13 janvier 2005

[1] Cette information est tirée du décrpytage du Virus Manga #5, signé Julien Bastide, et consacré justement à une double planche de La dame de la chambre close. Nous ne saurions trop conseiller sa lecture pour mieux comprendre les procédés de Mochizuki Minetaro

[2] les pages indiquées sont celles de l’édition Glénat

[3] Cette énumération des motifs qui composent la légende urbaine repose sur la définition qui est donnée de celle-ci dans la Wikipédia.

[4] l’ijimé est l’équivalent japonais du bizuthage, cependant il s’agit d’une pratique bien plus dure à bien des égards, qui peut se pratiquer aussi bien dans l’entreprise que dans l’école, et qui est imposée non pas nécessairement aux nouveaux venus, mais plutôt à ceux qui se différencient du groupe, que ce soit de manière négative ou positive. Cet excellent article d’animeland.com est bien plus disert et précis que nous sur cette particularité de la société nippone.

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