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Anatomie de l’enfer

Guerre des représentations, guerre des sexes, Catherine Breillat reste fidèle à ses obsessions. Anatomie de l’enfer est l’analyse clinique d’un long malentendu. Celui qui oppose les hommes et les femmes depuis des millénaires.


Un homme désire d’autres hommes. Un soir, dans une boite de nuit, il croise une femme qui lui frôle brièvement le bras au détour d’un escalier. Sur le coup, il ne réagit pas. Quelques minutes plus tard, touché par la fragilité de la jeune femme, il revient vers les toilettes. Là, il la découvre se tranchant les veines. Sauvée de la mort, elle lui propose son corps quatre nuits durant, afin qu’il apprenne à la voir ("là où elle n’est pas regardable") Intrigué, l’homme accepte ce service en échange d’une somme d’argent. Dès les toutes premières minutes, le dixième long-métrage de Catherine Breillat se révèle au spectateur dans toute sa noirceur et son sérieux. Ses films n’ont en général rien d’aimable. Ici, tout est déjà dans le titre : Anatomie de l’enfer. Ses films sont là pour extirper une vérité que les hommes se refuseraient à voir. Celui-ci renoue avec la part la plus radicale et conceptuelle de l’œuvre de la cinéaste. S’ouvrant sur un plan très explicite de fellation, le film annonce d’emblée la couleur. Le grand sujet d’Anatomie de l’enfer, c’est le corps, sa représentation et l’instrumentalisation de celle-ci par la société.

Par d’ingénieux effets de juxtaposition et une certaine candeur, Catherine Breillat questionne ici le tabou entourant la représentation du sexe féminin. Elle filme d’abord une fellation, la jeune femme avalant le sperme de son partenaire, une image très répandue dans l’imaginaire pornographique de cette fin de vingtième siècle. Ensuite, c’est au tour du sang, celui qui coule de ses veines et se répand sur sa robe depuis son sexe. Cette banalité posée, la cinéaste s’amuse à exposer le spectateur à des images équivalentes dans les faits, dans leur matérialité mais pas dans la représentation ou dans leur valeur symbolique. Ainsi, si l’image d’une jeune femme la bouche pleine de sperme ne choque pas, celle d’un homme buvant le sang menstruel de sa partenaire, même dilué dans de l’eau, fait beaucoup plus d’effet. Dès lors, nous voilà obligés de nous interroger sur le pourquoi d’un tel décalage ? Tout le film fonctionne ainsi autour d’effets de glissement, nous amènant toujours de plus en plus loin, comme pour tester nos limites. Catherine Breillat filme son personnage masculin apposant du rouge à lèvre au sexe de sa partenaire et sur sa bouche avec la même frontalité. Celle-ci s’applique un Tampax de la même façon que l’homme lui enfonce le manche d’une fourche. Sur un plan purement concret, les deux gestes sont posés comme étant équivalents. La grande provocation d’Anatomie de l’enfer est de faire sienne l’idée que les organes génitaux ne sont qu’une partie du corps humain parmi d’autres et qu’il ne doit donc exister aucune différence dans leur représentation. Le film s’inscrit ainsi de manière très explicite contre une vision judéo-chrétienne et patriarcale du corps féminin, legs d’une longue histoire.

Il faut donc lire la jeune femme du film comme une mise en abyme de la cinéaste. Catherine Breillat est celle qui nous initie à cette (re)découverte du corps. Si l’homme semble avoir le contrôle de l’échange, il n’est en réalité qu’un pion de la mise en scène de la femme. Celle-ci lui impose cette révélation dans un élan désespéré, nécessairement voué à l’échec. Comme le dit le film, on ne fait pas table rase. Un film ne suffira pas à effacer des millénaires de préjugés. Ainsi, lorsque lors de la quatrième nuit, après être arrivé au bout de l’exploration de ce corps, l’homme se remet à vouloir le posséder dans une quête de plaisir d’abord égoïste, on sent que tout est perdu. Lui-même ne le réalisera que plus tard en déplorant : « Je ne connais même pas son prénom ». Anatomie de l’enfer enregistre de manière radicale le fossé qui sépare les hommes et les femmes, ainsi que leur place respective dans l’imaginaire collectif. Le couple n’est plus ici qu’une association de circonstances ayant pour but de répondre aux besoins sexuels de chacun des partenaires. Seulement, là où chez les hommes, la relation se joue d’abord sur un plan physique, le mental rentre également en compte pour les membres de l’autre sexe. Ce nécessaire surinvestissement affectif est une autre source de malentendu et de souffrance.

Cette fracture séparant les deux sexes remonte à loin. A l’enfance, l’enfantement, l’origine des temps. Catherine Breillat dénonce l’aliénation du corps de la femme par ceux qui ne peuvent pas donner la vie et se contentent en conséquence de la prendre. Pour la cinéaste, on en revient toujours à l’origine du monde. Les attributs féminins jugés comme impurs sont d’abord ceux auxquels les hommes sont étrangers, donc les plus menaçants pour eux. Le corps féminin n’est obscène que dans le regard de l’autre. Ce regard des hommes renvoie la femme à sa monstruosité fantasmée, la condamne dès la naissance à vivre un rôle qu’elle n’a jamais voulu. La rébellion ne peut lui valoir que colère, incompréhension et condamnation. C’est en cela que le film de Catherine Breillat est important. Anatomie de l’enfer combat le mal par le mal. Puisque c’est la représentation qui est biaisée, c’est là qu’il faut frapper, remettre les choses en cause, proposer une nouvelle esthétique du corps. Pour la cinéaste, Anatomie de l’enfer est le fruit d’une nécessité. Celle d’enregistrer sur pellicule le combat d’une femme luttant jusqu’à la mort pour ne pas se complaire dans la défaite de son sexe.


De Catherine Breillat, on pourra aussi lire les critiques de A ma soeur et Sex is comedy.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 20 décembre 2004 (réédition)
Publication originale 31 janvier 2004

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