Cinéma · Musique · Littérature · Scènes · Arts plastiques · Alter-art 

accueil > Cinéma > article

Le mélodrame fait-il retour ?

Avec Loin du paradis, Todd Haynes a remis au goût du jour un genre tombé en désuétude aux Etats-Unis depuis les houleuses années 1970 : le mélodrame. Ce dernier a certes connu plusieurs formes et de nouvelles identités depuis les grands classiques hollywoodiens des années 1950 (notamment les variations cruelles sur la domination par l’Allemand R.W. Fassbinder). Mais l’âge d’or du genre reste lié à l’après-guerre américain où, magnifié par les trompeuses couleurs flamboyantes de Douglas Sirk et John Stahl, le mélodrame introduit au sein des tranquilles bourgades bourgeoises et conservatrices un discret mais amer sens de la subversion.


Si le mélodrame était au début considéré comme un spectacle tire-larmes et futile (Garbo elle-même était une habituée des rôles stéréotypés), il devait devenir par la suite un genre bien plus politique et polémique, et son évolution fut autant idéologique que formelle. Bien sûr, les qualificatifs tels que "excessif" ou "larmoyant" sont toujours employés à leur égard, mais ils apparaissent aux yeux de la critique sérieuse comme de moins en moins péjoratifs en ce qu’ils constituent l’essence du genre et les fondements de la narration, de même qu’ils en déterminent les mécanismes d’identification aux personnages.

Les films réalisés par deux maîtres de Hollywood, John Stahl et Douglas Sirk (autrefois Detlev Sierck, Allemand réfugié aux Etats-Unis), reprennent les mêmes schémas narratifs, le même cadre social, les mêmes types de conflits qui forment un tableau cruel de la bourgeoisie rurale américaine et de ses tares. Une société névrosée, dont les tensions internes sont censées se réfléchir sur le spectateur. Les mélos hollywoodiens sont composés d’une forêt de symboles, le plus souvent de nature sociale ou sexuelle, et privilégient l’intensité d’une scène à l’harmonie de l’ensemble, devenant souvent une accumulation de moments forts mais aussi de situations révoltantes, frustrantes car décrivant les épreuves endurées avec impuissance par le héros ou l’héroïne, provoquant chez le spectateur colère ou émotion. Emotion viscérale, physique, liée au système narratif (le suspense engendre une paralysie dramaturgique que seul le climax peut dénouer), ce qui est d’ordinaire l’apanage de genres tels le thriller. Il arrive que le scénario désigne clairement, par un procédé très manipulateur, un "méchant" et provoque volontairement la haine du spectateur envers lui afin d’en justifier l’élimination en fin de compte - et l’issue cathartique qui en résulte.

Le mélodrame a besoin d’action. Pas au sens de spectacle, mais au sens où un événement (généralement l’entrée dans le jeu, dans la communauté repliée sur elle-même, d’un nouveau personnage) va bouleverser un ordre conservateur. Ce personnage, littéralement, va engager la fiction, faire de la vie quotidienne, banale, une histoire (un scénario) avec un début (arrivée/crise), un milieu (gestion de la crise), une fin (dénouement de la crise). Cet intrus révèle alors l’intolérance de la communauté, son attachement aux conventions les plus révoltantes et la terrible condition dans laquelle elle enfermait le personnage principal (le plus souvent féminin). Le mélodrame consiste à faire prendre conscience à l’héroïne de l’injustice de sa condition. Ce tournant de l’histoire conduit la communauté à la crise. Le film, comme son héroïne, provoque alors la chute de nombreux tabous (racisme, homosexualité, luttes de classes) que la société avait pérennisés.

Le concept fondateur du mélodrame consiste en l’élaboration d’une "situation" : par "situation", on se réfère à un ensemble spécifique de relations entre les individus dont les diverses combinaisons mènent la plupart du temps dans l’impasse (du genre : A aime B, qui aime C). La folie et la frustration sont souvent au bout du chemin. On ne peut pas dire que ces "situations" soient des plus réalistes : leur nature est plus abstraite et davantage tentée par le symbolisme. La psychologie des personnages importe moins que le jeu du cinéaste sur leur psychologie, et un balancement permanent du type action/réaction. Aux attitudes schématiques et conventionnelles imposées par la société répondent des réactions tout aussi conventionnelles dans leur excès même. Le cinéaste ne tente pas de comprendre l’esprit humain, mais seulement d’anticiper les actions futures de chacun des personnages. Tout n’est que pure spéculation.

(JPEG)Le spectateur ne ressent pas vraiment l’injustice d’un point de vue intellectuel ou idéologique, mais d’un point de vue émotionnel, viscéral. Ce qui importe, ce n’est pas la nature ou les enjeux de cette injustice mais l’injustice elle-même, en tant que déclencheur, révélateur, moteur de fiction. Ceci fait du mélodrame un jeu social sadique aux dépens de ses personnages : l’issue de ce genre d’histoire est incertain au mieux, terrifiant le plus souvent.

Si le mélodrame fait retour aujourd’hui, à la fois sous la forme de l’hommage classique (Loin du paradis) ou par son hybridation avec d’autres genres (les derniers films de Spielberg ou Soderbergh utilise certains schémas du mélodrame), c’est parce que Hollywood semble s’interroger sur ses orientations futures, entre cinéma belliciste et retour à un cinéma d’auteurs inspirés. Certains événements ont remis en cause un ordre conservateur dans lequel l’industrie du cinéma américaine s’était confortablement installée, quitte à s’y perdre.


A propos de la notion de situation, on peut se reporter à l’ouvrage de Ben Singer, Melodrama and Modernity. Early sensational cinema and its context, publié par Columbia University Press, NY 2001, et non encore traduit.

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le 25 juin 2004 (réédition)
Publication originale 6 avril 2003

imprimer

réagir sur le forum

outils de recherche

en savoir plus sur Artelio

écrire sur le site