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Les Neuf princes d’Ambre

Corwin, prince d’Ambre, dont les prétentions au trône sont parmi les plus sérieuses a disparu du royaume, et alors que s’ouvre la succession d’Obéron, il demeure invisible. Sur la Terre, dans une clinique, Carl Corey sort du coma, totalement amnésique. Le chemin entre ces deux personnalités, Corwin et Carl Corey, forme le chemin initiatique vers Ambre que le lecteur est invité à emprunter...


Roger Zelazny utilise pour introduire l’univers de son Cycle des Princes d’Ambre un procédé narratif particulier : l’amnésie du personnage principal Corwin (alias Carl Corey). Pour se guérir, celui-ci entreprend un voyage qui va entraîner progressivement deux retournements : le recouvrement de la mémoire du héros doublé du passage vers un univers fantastique, alors que le roman débute dans notre monde. C’est cette progression parallèle que nous allons analyser, pour montrer qu’elle est assujettie à l’amnésie du personnage principal.

(JPEG)D’emblée, le héros des Neuf Princes d’Ambre est amnésique. Corwin, alias Carl Corey, est confronté à l’enjeu du recrouvrement de sa mémoire. Parallèlement à ce défi, l’univers du roman bascule progressivement de notre monde dans un univers fantastique. Recouvrement et découverte font la paire, dans une construction narrative qui fait de l’amnésie du personnage principal le moteur de l’immersion du lecteur dans les codes des cours d’Ambre.

D’un monde à l’autre : invitation au voyage et oubli fonctionnent de la même manière.

Les œuvres fantastiques sont fréquemment placés sous le signe du voyage, l’objet de la quête se situant alors dans un ailleurs lointain et mystérieux. On songe au Seigneur des Anneaux, saga où le héros doit entreprendre un long périple dont la destination, le mont du Destin, est rapidement révélée, et claire.

Les Neuf Princes d’Ambre n’échappent pas à cette règle : le temps entre le réveil de Corwin et sa traversée de la Marelle (cent trente-deux pages) correspond à un déplacement ininterrompu, ou presque, du personnage principal. Celui-ci doit, dès l’incipit, arpenter de longs corridors pour sortir d’un hôpital. Sa quête se termine par une épreuve consistant à franchir un parcours, la Marelle, dont l’environnement est hostile, et résiste à ses pas, dernière et difficile obstacle.

(JPEG)Pour se rendre dans la ville où se trouve cette fameuse Marelle, il lui faut parcourir deux escaliers, un droit et l’autre en spirale, puis emprunter une série de tunnels. Cette progression s’ajoute aux autocars, autobus, métros, taxis, qu’utilise.Corwin pour se rendre à New York. Mais ces périgrinations ne sont rien au regard de la route vers Ambre, empruntée un long moment. Ces divers cheminements seraient anodins, si l’auteur n’en soulignait l’importance par une délayage à l’extrême des descriptions de cette progression. Les Neuf princes d’Ambre tranchent avec l’itinéraire classique du héros qui progresse vers un monde nouveau. Celui-ci se construit théoriquement par une alternance plus ou moins régulière de déplacements et de repos, chez un protagoniste adjuvant. Ici les pauses dans le voyage sont quasi-inexistantes : À l’exception de l’arrêt chez Flora, Corwin ne cesse de progresser. D’ailleurs, la halte chez Flora, mouvementée n’est pas comparable avec le hâvre que peut être Fondcombe sur le chemin de Frodon vers le mont du Destin, par exemple.

Ce voyage est assez particulier, puisqu’il traverse différents mondes. On voit clairement tout au long de ce périple un glissement des héros d’univers en univers : le point de départ est notre terre, et l’arrivée est imprégnée de médiéval et de fantastique. Au fur et à mesure de la progression de Corwin, les marques d’un univers merveilleux se font de plus en plus présentes. Celles-ci se manifestent par des détails le long de la route (cavalier, soldat armé d’une hallebarde), et enfin dans l’univers de Corwin, où son costume change, et où son compagnon se met à réagir selon la norme médiévale, prêt à punir de mort un individu qui avait simplement insulté Corwin. Mais le fantastique transgresse la frontière entre notre monde et Ambre : d’une part des monstres prennent d’assaut l’appartement new-yorkais de Flora, et d’autre part, Corwin souhaite griller une cigarette en face de la vénérable et puissante Marelle, ce qui génère un puissant effet comique.

L’écriture de Zelazny s’adapte à cette évolution entre les différents univers. Le début de la saga s’apparente au roman noir, qui colle à l’ambiance urbaine de notre monde : une sombre intrigue se trame dans un hôpital privé, la nuit qui met aux prises un héros assuré, amateur de bons mots et qui ne rechigne pas à cogner. Le tout est saupoudré d’infirmières, de médecins véreux et de magouilles d’une riche famille. Violence et chantage débouchent sur une vengeance-enquête, prélude à la querelle de succession, coïncidant par là avec l’arrivée de Corwin dans un royaume médiéval.

Le style littéraire change, lui aussi, dans une certaine mesure. On pensera notamment à une particularité présente seulement au début, consistant à surcharger de détails les descriptions faites par Corwin : Il décrit ainsi par le menu les plats de son petit-déjeuner, pour même ajouter que le bacon était trop gras, afin de construire un univers familier au lecteur. Quand les personnages en partent pour aller en Ambre ces détails s’estompent ; d’ailleurs ne subsiste dans le texte que les descriptions les plus importantes. L’univers n’est plus dessiné qu’à grand traits, tandis que la narration se concentre sur les évènements.

(JPEG)C’est la quête de vérité, et de son identité, poursuivie par Corwin qui le pousse à entreprendre la route vers Ambre, et donc à engager ce glissement du récit vers le fantastique. Les deux sont liés, et en ce sens l’amnésie devient le moteur de la découverte de l’univers merveilleux d’Ambre. Il ne s’agit finalement que d’une variante du procédé classique qui consiste à faire sortir le héros de sa campagne reculée (Bilbo et Frodo dans la Comté dans Le hobbit et Le seigneur des anneaux, Rand aux deux rivières) et à faire coïncider les découvertes de l’univers de l’oeuvre du héros naïf, et du lecteur. Dans l’amnésie de Corwin, qui introduit une redécouverte, plus qu’une découverte, du monde, on peut trouver des variantes : la focalisation interne, ou encore la comédie que joue le héros.

De l’amnésie comme outil de la narration

Le voyage n’est donc plus l’occasion d’une découverte, mais d’un recouvrement. Rien de ce que visite Corwin, ou aucune des personnes qu’il croise ne lui est inconnu. Son cheminement vers Ambre n’est pas un aller, mais un retour vers sa vie et ses racines qu’il désire retrouver. Un tel schéma semble logique pour n’importe quelle oeuvre en appelant à l’amnésie, mais les Neuf princes d’Ambre se signalent par plusieurs éléments marquants. Tout d’abord son amnésie est masquée par Corwin à son entourage. Il n’est pas un héros faible et désemparé. Corwin adopte un double-jeu, au travers duquel, à tâtons, il cherche à apprendre de ceux qui le connaissaiant avant sa perte de mémoire, qui il est réellement. Il est investit d’un rôle actif et fort, et cherche à prendre la maîtrise des évènements.

Carl Corey, l’amnésique, se glisse donc dans la peau de Corwin d’Ambre, ce qu’il est. Il suscite ainsi sur son entourage une illusion parfaite, qui lui permet, par les répliques et discours qu’il entend, de recomposer peu à peu le puzzle de son passé. Il se trouve donc occuper la place d’un prince intriguant pour un trône dont il ne sait rien, mais dont la vie se trouve réellement menacée. Cette comédie étrange brouille la distinction entre les deux personnages : d’une part, l’amnésique Corey qui n’a aucune raison de s’occuper d’Ambre, s’insère bien vite, et avec envie dans le jeu politique des familles, tandis que d’autre part, le Corwin en dormance transpire dans les actions du nouveau Corey, impressionant de maîtrise et d’assurance, alors que cet être sans passé devrait logiquement s’abandonner au désarroi et se raccrocher au premier venu.

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De ce personnage ambivalent découle un double niveau de lecture qui fait alterner la progression de Corwin vers le trône d’Ambre à travers sa querelle contre Eric, et le cheminement de l’amnésique pour recouvrer ses repères dans un monde qui lui échappe. La quête de Corwin est celle du pouvoir, tandis que celle de Corey est la recherche d’une insersion sociale au travers du recouvrement des repères de son monde (par son bluff, il tente de comprendre le mode de communication des princes entre eux, et l’enjeu des intrigues : un tel passage se justifie à la fois du point de vue de la conquête du trône, mais aussi de la part de l’individu sans boussole qui veut trouver sa direction sans avoir à la demander.)

Dans cette perspective, la focalisation interne prend tout son sens : elle vient épauler l’amnésie comme ressort narratif qui introduit un univers, et fait partager au lecteur les sentiments et pensées de Corwin sur ce monde qu’il (re)découvre.

Amnésie prétexte, ou amnésie substantielle : quelle place occupe le procédé dans l’architecture du cycle de Zelazny ?

La quête de Corey pour recouvrer la mémoire porte sur la période qui s’étend de sa sortie du coma, jusqu’à sa traversée de la Marelle, qui permet l’accomplissement du périple, et le retour de tous les souvenirs de Corwin. Si ce point est incontournable, l’analyse du processus du recouvrement de la mémoire peut être sensiblement affiné :

(JPEG)Si la traversée de la Marelle parachève le retour de la mémoire de Corwin, celui-ci en sait déjà pas mal sur le personnage qu’il est sensé être avant ce moment là. Il en devine assez, par exemple, pour prendre part aux intrigues politiques. D’ailleurs, la traversée de la Marelle n’est pas une fin en soi, mais une simple étape où le héros rebondit vers la suite de l’intrigue, comme si Carl Corey avait déjà planifié le recouvrement de sa personnalité de Corwin comme un stade nécessaire à la poursuite de l’intrigue à laquelle il se trouve mêlé. Stylistiquement, on remarque qu’entre le recouvrement de la mémoire, et la projection de Corwin vers l’étape suivante, il n’y a pas de pause dans la narration, ni fin de chapitre, ni même un saut de ligne. On peut d’ailleurs s’interroger sur la cohérence d’un personnage qui semble beaucoup plus concerné par la conquête d’un trône dont il ne sait que peu de choses, que par redevenir celui qu’il était (même si, du point de vue du lecteur, ces deux éléments vont de concert, du point de vue du personnage, une telle représentation de la situation a de quoi surprendre).

Peut-être faut-il alors inscrire ce recouvrement de mémoire, cette quête du passé, dans une perspective plus large. Corwin, redevenu lui-même, visite fréquemment des lieux où il vécut autrefois. L’ombre baptisée Avalon par exemple, qui n’est plus l’univers qu’il a connu. Cette focalisation autour du point de vue subjectif du héros génère un parallèle entre l’exploration des Ombres [1] et la mémoire. L’intrigue mime ce processus : à chaque avancée répond une découverte d’un fait ancien jusqu’ici inconnu, souvent autour de l’accident qui causa la perte de mémoire de Corwin. Le cycle de Corwin devient ainsi la tentative d’un homme à la recherche de lui-même, qui veut trouver la vérité dans le passé, en y eclaircissant les zones d’ombre qui s’y trouvent.

L’amnésie dans le cycle des Princes d’Ambre permet d’introduire, de manière classique, un univers fantastique dont les codes sont étrangers au lecteur. Mais au-delà, elle est variation autour de la spatialité, invitation du héros à un complexe jeu de rôle, voire le sujet de la quête personnelle du héros.


Sur le thème de l’amnésie, on pourra également se reporter à cet article.

par Baptiste R., Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 6 janvier 2005

[1] les Ombres sont les mondes dérivés d’Ambre, centre de l’univers, la Terre, par exemple, n’est qu’une ombre parmi d’autres

C’est sur les cent trente-deux premières pages du premier volume que porte -principalement- le présent article, il correspond à la période ou Corwin est amnésique.

Le cycle des Princes d’Ambre comprend dix tomes (cinq consacrés à Corwin, les suivants à son fils Merlin).
 Les Neuf Princes d’Ambre (1970)
 Les Fusils d’Avalon
 Le Signe de la Licorne
 La main d’Obéron
 Les Cours d’Obéron
 Les Atouts de la vengeance
 Le sang d’Ambre
 Le Signe du chaos
 Chevalier des ombres
 Prince du chaos

Vient également de paraître une préquelle racontant le passé d’Obéron : Les Neuf princes du chaos, par John Gregory Betancourt.

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