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Isaac le pirate

Quand l’indécis au précis se joint

Isaac Sofer est peintre. Le succès ne vient pas et sa bonne amie Alice se démène pour faire vivoter le ménage. Isaac se passionne pour la chose maritime et aimerait se lancer dans des compositions navales d’envergure, aussi lorsque l’opportunité de travailler pour un capitaine de vaisseau se présente, il part aussitôt faire son métier de peintre de marine. Il ne sait pas alors qu’il s’embarque pour un long et terrible périple, et que son commanditaire est en réalité Jean Mainbasse, un pirate. Pendant ce temps, Alice se met au service de Philippe du Chemin Vert, qui a tôt fait de tomber sous le charme de la belle rousse...


Premier niveau d’un contrat de lecture archi-rebattu : arraché à un univers douillet, le héros part courir l’aventure. Deuxième niveau : allons-y voir ! Autant le dire d’emblée : Christophe Blain n’est pas un auteur conceptuel (comme Crécy, Andréas ou Marc Antoine-Matthieu par exemple), dans ce sens que l’intention ne se donne jamais à voir dans ses œuvres en tant que telle, c’est-à-dire au détriment de la matière humaine, ici brassée avec une acuité et une économie de moyens assez miraculeuses. Mais d’évidence, par sa construction, sa science du rythme, sa fulgurance graphique, par sa densité romanesque, sa fusion harmonieuse entre questionnement intime et universel, contemporanéité et exotisme historique, Isaac le pirate est une série majeure, qui a sa place parmi les grandes œuvres de la bande-dessinée.

Derrière l’apparente simplicité de facture, la série sonde avec finesse la relation de couple, les notions de désir et de volonté. Comme son devancier Joann Sfar, Blain fait de la pulsion sexuelle un moteur fictionnel. Ainsi, ses personnages manifestent leurs désirs propres, qui désamorcent prosaïquement les clichés, [1] quand ils ne deviennent pas carrément le moteur du récit. De ce point de vue, le rapport au corps est au centre de la construction du tome 3. Entre mise en danger (la rixe mortelle des pirates) et éprouvement physique et moral (famine, perte de la notion de temps - monotonie des actions répétées, enfermement -, amputations des blessés), le corps est tout d’abord l’objet d’une tension extrême, d’une maltraitance qui commence avec la modification physique du héros dans le tome 2, [2] pour ensuite se prouver qu’il est en vie, en manifestant ses pulsions libidinales, dont on comprend qu’elles soient l’enjeu narratif de toute la seconde moitié du récit (se trouver une partenaire sexuelle), la lubricité entraînant une narration échevelée (extrême fluidité des lieux et des nouveaux personnages).

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De prime abord, Blain semble considérer que l’aventure, pourtant perçue comme l’ouverture de tous les possibles, [3] est impropre à la réalisation des appétits (gloire, richesse, possession des femmes) car son essence même est l’imprévu, exaltant un peu, déceptif beaucoup, que l’auteur traduit formellement par la magistrale désagrégation de tout arc narratif durable. De ce point de vue, le fil narratif d’Isaac voit le triomphe du non-accomplissement (Jean Mainbasse doit renoncer à continuer son expédition, Isaac se fait rejeter par Clotilde, jusqu’à Henri, qui dit ne pas avoir retrouvé sa fille perdue de vue), tandis que celui d’Alice voit au contraire le désir s’y épanouir librement.

On voit là la dualité à l’œuvre : l’un des versants oriente par destruction et recomposition successive des enjeux la fiction hors de toute architecture scénaristique traditionnelle (les éléments mis en place n’ont pas lieu d’être résolus puisqu’ils sont morts-nés ; les Suédois sont tués, les pirates meurent, Daillousse aussi), l’autre joue sur le degré zéro de la péripétie par le recours à la quotidienneté (les soucis de santé de la mère d’Alice) et à l’imperceptible (la naissance de l’amour, ou à tout le moins l’alchimie du désir entre Alice et Philippe). Evidemment, Christophe Blain joue de cet effet de contraste, qui trouve son point culminant dans le très puissant tome 3, où les énergies se libèrent, lorsque la barbarie auto-destructrice des pirates et les conditions extrêmes de survie font un contrepoint glacial aux ébats d’Alice et Philippe. Il ne s’agit pas ici de faire un montage alterné à des fins graphiques ou provocatrices, [4] mais de rendre compte du fossé allant s’élargissant entre deux êtres, et de susciter une empathie face au pathétique de leur séparation (l’ignorance respective des trahisons de l’autre). Ainsi, quand la mort règne partout sur le navire des pirates, la pulsion de vie éclatant entre Alice et Philippe rend plus terribles encore pour le lecteur les épreuves que traverse Isaac. Mais Blain ne juge jamais ses personnages et le contraste ne vise pas à stigmatiser un versant ou l’autre. « Cela est », a-t-il l’air de nous dire.

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De fait, Isaac le pirate serait-il alors un éloge du home, sweet home ? Ainsi, le périple à venir d’Alice et Philippe aux Indes leur promet-il de belles déconvenues ? [5] Peut-être bien. Mais au delà d’une apparente vision désabusée du voyage au long cours, le dispositif nous semble présenter un double rapport au mouvement, qui interroge justement la notion des rapports homme-femme, et plus précisément le degré de méconnaissance de soi et de l’autre, ici dans le cadre d’un couple formé précocement. Blain parvient à faire exister cette orientation thématique très contemporaine dans un contexte éloigné de nous, un 18ème siècle indéterminé, plus exotique que réellement historique. Contrairement à un auteur comme Alain Ayroles, soucieux de mettre en regard pure fantaisie du récit et historicité des catégories mentales (par le langage et la culture), Blain use de l’Histoire comme d’une palette lui permettant de colorer - entendre : faire appel à l’imaginaire des aventures maritimes et de la piraterie - un dispositif moderne, en ce qu’il pose la prééminence des personnages sur la construction a priori d’un scénario. Or ces personnages sont proches de nous, par le langage (Alice ne parle-t-elle pas de « bouquins » ?) et par leurs comportements, déconnectés de la réalité historique des groupes sociaux (un noble ne s’arrêterait pas pour tirer la carriole d’une roturière dans la rue, comme le fait Philippe dans le tome 1 par exemple). Ces libertés nous font bien comprendre que l’essentiel est ailleurs.

(JPEG)Isaac le pirate passe le couple au filtre de l’aventure, qui révèle à travers les réactions d’Isaac et Alice leurs aspirations profondes, et qui dévoile en creux la cécité aboutissant au malentendu (pas de questionnement du vivre-ensemble). Blain est subtil, qui égrène les notations. Ainsi, Isaac nous semble s’aveugler sur Alice, dont il ne perçoit pas qu’elle aspire à quelque chose qu’il ne lui donne pas (cf. la conversation inaugurale autour du livre d’ethnologie, tome 1, où Alice dit bien : « Et je te quitterai pour aller vivre avec eux, parce que ce sont des êtres doux et raffinés », ce que s’avère être plus tard Philippe de Chemin Vert). De même, on admettra qu’Isaac s’illusionne lui-même en négligeant toute remise en cause (il considère comme une chose acquise le fait qu’Alice s’accommode de son comportement égocentrique et gentiment tyrannique, toujours tome 1). On notera qu’à plusieurs reprises le rappel d’Alice à la conscience d’Isaac par les autres, l’agace, le gêne ou le déstabilise, preuve qu’elle n’occupe que modérément ses pensées. Isaac semble penser que la simple existence du couple suffit à en assurer l’intangibilité, égarement naïf que le lucide Jean Mainbasse s’empresse de battre en brèche dès le tome 1. Enfin Alice elle-même, refoule ses véritables aspirations (on comprend que c’est une intellectuelle bridée). Rappelons que les conditions de formation du couple sont soulignées à plusieurs reprises. [6] A cette insistance, on voit bien que le ménage est mis en avant par Blain comme le lieu d’un endormissement réciproque (l’habitude), qui ne favorise pas la remise en cause.

C’est ici qu’intervient précisément le désir au sens large, à travers la question implicite : la réalisation de soi doit-elle se faire avec ou sans l’autre ? Pour Isaac, le désir d’accomplissement passe par vivre son art, et de ce point de vue, il a le courage de faire un choix (tempéré par le fait qu’il n’a pas conscience de ce qui l’attend), en réagissant positivement à l’imprévu (possibilité d’embarquer et de peindre).

En cela, peut-être peut-on avancer que l’aventure, c’est à dire l’ouverture à l’imprévu (que Blain réclame par la même occasion du lecteur, dont il déjoue les attentes à chaque nouveau tome), est finalement valorisée, au delà du négativisme des aventures d’Isaac, en ce qu’elle permet la remise en cause, et le grandissement des êtres. Ainsi le titre s’illumine, qui trahit un récit d’apprentissage : devenir un pirate ce n’est pas autre chose que s’accomplir.

C’est tout du moins les conclusions provisoires que nous pouvons tirer en attendant de voir si les expériences individuelles d’Alice et Isaac les feront revenir l’un vers l’autre. Au bout de trois tomes on ne peut encore dire si Isaac sort grandi de l’expérience de l’échec.

Permettons-nous enfin de spéculer sur la structure prochaine du récit. Si Isaac fait comme il dit à la fin du tome 3, il va rentrer à Paris, tandis qu’Alice va certainement partir aux Indes avec Philippe. De séduisante façon, le récit ferait alors se répondre, comme en un diptyque, des termes inversés. Le véritable changement pourrait se situer en cette seconde moitié pour Isaac, qui ne retrouverait pas la stabilité imaginée du foyer et devrait apprendre la perte. Et comme il serait logique que les principes dégagés plus haut s’appliquassent itou, il verrait par contre la réalisation de son désir (devenir célèbre avec ses peintures), tandis qu’Alice traverserait les affres de l’aventure (et pourquoi pas un abordage où Jacques Rançon, reparti écumer les mers, la reconnaîtrait d’après les dessins d’Isaac ?). Peut-être la question déchirante du choix ne se posera-t-elle pas à Alice (si Philippe est tué par exemple). Mais quoi qu’il en soit, et tout particulièrement dans cette configuration rétive au happy end, entre Isaac et elle rien ne saurait plus être comme avant.

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Bibliographie sélective de l’auteur :

Isaac le pirate (Dargaud)

T1 : Les Amériques (2001)

T2 : Les glaces (2002)

T3 : Olga (2002)

T4 : La capitale (2004)

T5 : Jacques (2005)

Le réducteur de vitesse (Dupuis - 1999)

Hiram Lowatt & Placido (Dargaud - Scénario de David B.)

T1 : La révolte d’Hop-Frog (1997)

T2 : Les Ogres (2000)

Socrate le demi-chien (Dargaud - Scénario de Sfar)

T1 : Héraclès (2002)

T2 : Ulysse (2004)

Donjon potron-minet (Delcourt - Scénario de Sfar et Trondheim)

T-99 : La Chemise de la nuit (1999)

T-98 : Un justicier dans l’ennui (2001)

T-97 : Une jeunesse qui s’enfuit (2003)


Vous pouvez lire un entretien de Christophe Blain ici-même

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Le site général des Editions Dargaud

Le site dédié à la collection Poisson-pilote, destinée à faire la jonction entre la Bd d’auteur et le grand-public.

Le site non-officiel consacré à Christophe Blain. Un peu chiche en contenu, il ne semble pas être régulièrement mis à jour.

par Alaric P.
Article mis en ligne le 17 juin 2005 (réédition)
Publication originale 8 juin 2004

[1] Le pirate Jean Mainbasse, dont on pourrait penser qu’il est une brute, s’avère être l’amant de la superbe femme du gouverneur, lors d’un abordage il interdit les massacres par peur de passer à la postérité pour un impuissant, Alice est obsédée par Philippe au point de ne pas pouvoir dormir, etc.

[2] Le Plomb qui casse le nez d’Isaac.

[3] Voir les titres de chaque tome, qui renvoient chacun à un horizon fantasmatique : les colonies, la terra incognita, l’étrangère.

[4] Qu’on songe à Prosopopus de Nicolas de Crécy par exemple, où la scène de coït s’entremêle à une autopsie de cadavre, saisissante séquence nous interrogeant sur la perception de notre corps.

[5] Nous anticipons, mais gageons que la mort imminente de la mère d’Alice aidant, plus rien ne retiendra celle-ci de partir.

[6] Voir le dialogue entre Isaac et Henri dans le tome 1 : « - Vous vous aimez depuis longtemps ? - Depuis l’enfance. Ni elle ni moi n’avons connu d’autre amant », puis leur seule et unique séparation qu’Isaac raconte à Henri dans le tome 2, sans oublier la version d’Alice.

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