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Sage Francis : A Healthy Distrust

Du fait de sa relative nouveauté, on n’a peut-être pas encore pris toute la mesure de ce grand album de rap évolutif, dont l’audace instrumentale et l’intensité lyricale servent la constitution d’un univers à la fois poétique et engagé : Sage Francis ouvre des horizons prometteurs au hip-hop.


2005. Après un prometteur Personal Journals, qui avait impressionné par sa tonalité introspective et la qualité de ses compositions, Sage Francis était attendu au tournant, toujours délicat, du deuxième album. Plus dense et plus équilibré que son prédécesseur, d’une maîtrise et d’une efficacité constante, A Healthy Distrust s’impose d’emblée comme une nouvelle référence, un crossover idéal placé sous le signe de l’exigeance et de la diversité.

Diversité des influences, pour commencer ; la contribution de Will Oldham (sur le refrain magnifique de "Sea Lion") et l’essai folk en hommage à Johnny Cash ("Jah Didn’t Kill Johnny"), intrigant mais réussi, en attestent à la première approche. Mais c’est bien tout au long d’un album dépassant l’orthodoxie hip-hop par un travail sur l’épaisseur des textures rock que s’exprime cette diversité : de l’intensité électrique de "The Buzz Kill" à l’efficacité club de "Dance Monkey", en passant par le groove aérien de "Product Placement" et les syncopes morriconiennes de "Ground Control", l’album propose une mixture originale et séduisante entre la meilleure tradition du rap (priorité au emceiing) et divers motifs musicaux hérités, principalement, du blues, du folk et de l’électro.

C’est même parfois au cœur d’un même morceau que les grands écarts s’opèrent : "Crumble" commence comme une balade mélancolique, portée par un piano mélodieux, avant d’explorer des territoires brutaux et dissonants à coups de roulements de batterie et de guitares électriques ; "Escape Artist", peut-être le chef-d’œuvre du disque, déploie sa poétique enflammée entre la douce caresse des guitares et des percussions à l’agressivité drum’n’bass.

Intimement liée à ces étonnantes architectures, le disque bénéficie également d’une diversité de composition qui force le respect. De manière générale, si tous les morceaux bénéficient d’une structure instrumentale solide et entraînante, reflet de la contribution des meilleurs producteurs de la Bay Area (Sixtoo, Alias, auxquels on pourrait adjoindre Danger Mouse, auréolé du succès mainstream de Gorillaz), aucun ne se repose sur l’acquis d’une boucle efficace : chacun recèle ses moments particuliers de grâce et d’expérimentation, qui transcendent les conventions sans les dénaturer.

(JPEG)Pour quelques bombes classiques et bien senties comme "Gunz Yo" (un morceau assez ironique, dans lequel Sage aborde la fascination américaine pour les armes à feu sous l’angle freudien), combien d’architectures musicales à l’invention stimulante telles que "Bridle", morceau dense et ramassé dans lequel le groove incisif d’une rythmique déclamatoire se marie à la simple beauté des accords de piano... Ou encore "Agony In Her Body", qui commence par dessiner un terrain poisseux et lancinant, comme le calme des frottements de cymbale précédant la tempête orchestrale, avant de s’emballer dans un final majestueux autour du flow élastique du maître de cérémonie...

Bénéficiant d’une grande richesse sonore, l’album fait aussi une utilisation souvent jubilatoire des samples de voix enregistrées, en contrepoint de ce flow imbattable. Car évidemment, la diversité se retrouve également, peut-être même au premier chef, sur le terrain du emceiing. Depuis son premier album, la voix de Sage s’est densifiée et, à l’image de celle d’un Buck 65 (autre rappeur blanc sur lequel on reviendra), s’est éloignée du ton un peu nasillard des débuts. On ne confondra donc plus Sage Francis avec B-Real, le rappeur de Cypress Hill, ni avec Eminem, auquel Sage ne déteste sans doute pas être comparé, puisqu’il lui rend un hommage indirect en citant une des meilleures chansons du Marshall Matters LP ("The Way I Am", sur "Lie Detector Test").

Ici, pas besoin de featurings : la déclamation de Sage ne cesse d’émerveiller par sa souplesse, la diversité de ses intonations, ses changements brusques de rythme (l’irrationnelle accélération de débit du refrain de "Escape Artist"), ses rapprochements ponctuels avec le chant ("Lie Detector Test"), et surtout par son admirable constance, qui lui permet de briller au-dessus des productions complexes sur lesquelles il se pose.

Diversité des thèmes abordés, pour finir. Comme tout rappeur qui se respecte, Sage trouve son inspiration dans les évènements politiques de son temps ; mais tous les rappeurs ne sont pas capables d’envoyer deux brûlots aussi incandescents à la figure de l’Amérique de Bush : "A Buzz Kill", construit sur un rythme infernal, édifie un mausolée à la mémoire des libertés sacrifiées à l’idéologie sécuritaire ; quant au magistral "Slow Down Gandhi", pamphlet cinglant formulé contre l’apathie générale des citoyens américains ("It’s the same who complain about the global war / But can’t overthrow the local joker that they voted for..."), il bouleverse par son intensité lyricale autant que par la fulgurante beauté de ses arrangements.

(JPEG)A d’autres endroits du disque, Sage se replie sur la sphère privée, et notamment sur l’affect amoureux, qui mine de rien, est un des thèmes les plus neufs du hip-hop : "Agony In Her Body" et "Crumble" relatent ainsi de cruelles affres sentimentales, sur un ton élégiaque qui impressionne par sa noirceur désespérée. Ce n’est pas pour rien, n’est-ce pas, que Sage se réclame de Johnny Cash...

Enfin, Sage s’éloigne aussi du réel concret pour exposer ponctuellement dans ses textes une véritable cosmogonie, un rapport au monde dont la poésie imagée, aussi difficile d’accès soit-elle pour les non-anglophones, n’en reste pas moins précieuse : bercé d’intonations rocailleuses, "Sea Lion" s’apparente à une déchirante complainte faulknerienne ; à travers sa réflexion métaphorique sur la place de l’artiste dans l’espace public, "Escape Artist" formule, plus largement, la tragique contradiction entre la grandeur de l’âme et la médiocrité du monde extérieur, dans la logique d’un combat perdu d’avance qu’il serait néanmoins nécessaire de mener ; dans la même veine, citons encore "Sun Vs. Moon", et son étrange et rageuse métaphysique.

Au final, A Healthy Distrust s’impose immédiatement comme un album parfaitement jouissif, personnel et engagé, dont chaque écoute révèlera une part d’épaisseur et de complexité ; tous genres musicaux confondus, Sage Francis s’impose ici comme un des poètes plus exigeants et inventifs de sa génération.

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 13 octobre 2006

Track-list :

1. The Buzz Kill 2. Sea Lion 3. Gunz Yo 4. Escape Artist 5. Product Placement 6. Voice Mail Bomb Threat 7. Dance Monkey 8. Sun Vs. Moon 9. Agony In Her Body 10. Crumble 11. Ground Control 12. Lie Detector Test 13. Bridle 14. Slow Down Gandhi 15. Jah Didn’t Kill Johnny