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Le Mur de Pan, de Philippe Mouchel

Une dualité constante pour une liberté presque totale

Le chevalier Brisette, au service du roi d’Alva, se trouve en Pays Dôm pour marchander avec des sauvages anthropophages. Au retour de sa mission, il remarque une jeune demoiselle, Mavel, qui attend un bateau qui n’arrivera jamais, et la prend à son bord. Il ignore que cette jeune femme l’emportera dans une quête qui concerne la survie même de la planète et qui l’emmènera par delà le Mur de Pan, dans le royaume des mythiques rêveurs...


Le Mur de Pan, série en trois tomes de Philippe Mouchel parue chez Delcourt entre 1995 et 1998, est une oeuvre atypique, à tous les niveaux. Tout d’abord par son traitement graphique unique dans la collection Terres de Légendes : réalisée entièrement en couleurs directes, cette série se distingue par ses deux premiers tomes peints uniquement dans des nuances de gris. Pas vraiment en couleurs, mais pas non plus en noir et blanc, le résultat étonne et détonne parmi les autres séries de la collection. Mais le dessin n’est pas la seule chose qui fait du Mur de Pan un livre hors-norme. Philippe Mouchel inscrit l’intrigue de son histoire dans un monde où tout est dualité mais aussi où les deux aspects antagonistes, le mythe et le rêve se mêlent pour former une infinité de possibles. Pourtant au troisième tome, on change radicalement de cap, puisque tout, jusqu’au fondement même du monde de Pan, c’est-à-dire ses mythes, s’écroule.

La structure du monde de Pan et ses règles

La planète du Mur de Pan est divisée en deux hémisphères séparés par un énorme mur infranchissable. Les hommes vivent d’un côté du mur, et sur l’autre se trouvent les rêveurs de Pan. Du moins le suppose-t-on : en effet, personne n’a jamais pu franchir cette immense barrière naturelle. L’autre côté est devenu au fil du temps l’objet des spéculations les plus folles et de légendes à la mesure de l’insondable ignorance de ce qui se cache derrière le Mur. Si la partie "humaine" de ce monde représente la réalité, l’autre est le rêve, l’imaginaire, la légende. La distinction apparaît cependant plus floue au fil des pages, car aux abords directs du Mur, se manifeste l’Aura Ondiférique, influence concrète du rêve sur la réalité. L’Aura, qui couvre 7 parallèles de la planète, empêche toute technologie plus sophistiquée qu’une machine à vapeur de fonctionner. (JPEG) Sur ces étendues que les hommes appellent Pays Dôm, règne la nature sauvage, les peuples primitifs y vivent de manière ancestrale, les légendes et les mythes y ont un poids tout particulier. Passée le 7e parallèle, le voyageur tombe sur la haute technologie, les voitures...

Mais le Pays Dôm ne résiste pas complètement à la civilisation. Cette région oscille entre révolution industrielle et mode de vie primitif, entre archaïsme profond et modernité forcée, où se côtoient des personnages de toutes époques et de toutes cultures. En pays Dôm, un ingénieur peut rencontrer un cannibale, les pirates boivent un verre avec des chevaliers, des hommes navigant à l’aide de cerfs-volants survolent des temples dédiés au rêve, et les lettres sont délivrées par des coursiers montant des cygnes géants... Tout cela donne une ambiance assez insolite et unique, sympathique et étrangement familière, mais aussi une impression de liberté et de possibilités infinies, impression que le rêve modèle littéralement la réalité, si bien que la présence d’un démon monoculaire mangeant le coeur de ses victimes devient crédible et même probable. Malgré un mélange très hétéroclite, le Pays Dôm garde une étrange et harmonieuse unité : tout est possible, rien ne surprend, tout est à sa place.

C’est un monde où le rêve véritable domine, pas celui qui est engoncé dans des entrelacs de légendes millénaires, tellement nombreuses que l’asphyxie le gagne, mais celui qui se recrée constamment selon son bon plaisir. Un monde vierge, en quelque sorte, c’est à dire débarrassé de ce qui entrave sa liberté créatrice, un peu comme une feuille blanche où le dessinateur pourra créer à peu près ce qu’il veut. Cela suppose une base au préalable : la feuille blanche de l’univers. Ce qui en fait office dans le Mur de Pan, ce sont les multiples références à notre monde, qui forment un arrière-plan crédible, harmonieusement unifié par la grâce de l’Aura Ondiférique, génératrice de mélanges anachroniques et à la fois borne imposée à ces mélanges. Mouchel décide de poser cette limite grosso-modo au début de l’ère Contemporaine. Dès lors, on peut trouver en Pays Dôm des similitudes avec le monde depuis le XVIe siècle jusqu’au début du XXe ,approximativement, avec une forte dominante donnée à la Renaissance. Passée l’Aura ondiférique, on passe à un univers très avancé technologiquement, mais portant encore maintes influences de l’Aura. Ainsi l’Alva, malgré ses voitures sans roues et autres prodiges technologiques garde-t-il une ambiance assez rétro dans l’architecture et le langage. Tout se passe comme si la majeure partie du XXe siècle avait été effacée par l’Aura. Mieux, les abords du Mur représentent des terres encore largement inexplorées et attirent donc les aventuriers et favorisent les percées technologiques permettant de voyager. On se retrouve donc dans un climat d’émulation scientifique proche de celui de l’époque des grandes découvertes, propice aux récits de voyages au long court, de pirates et d’aventures exotiques de tout poil.

La Renaissance, période où le doute religieux et le rationalisme (re)font surface est aussi une époque tournée vers l’Antiquité, et donc vers les mythologies grecques et romaines. C’est l’époque où les récits mythologiques sont redécouverts en tant qu’art. Ils sont donc appréciés entre autres pour la puissance de leur imaginaire et leur propension à faire rêver le lecteur, et pour leur côté parfois paillard et irrévérencieux. En transposant beaucoup d’éléments de cette époque dans son récit et en le mélangeant au mythe et à sa destruction face à l’imaginaire, Mouchel fait sens et crée une unité et une forte crédibilité, qui seront autant de bases solides pour faire que son livre s’approche de sa vision du rêve. Bases qui seront consolidées par son graphisme ou tout angle est absent, naïf et réaliste en même temps. Un dessin qui sait se faire oublier tout en charmant l’oeil par des paysages majestueux et insolites. Par ces fameuses nuances de gris si particulières aussi, moins dirigistes et rigides que la couleur et moins nets que le noir et blanc pur, qui permettent à l’imagination de fonctionner à plein. Par le conte en lui-même enfin, qui fonctionne comme le dessin : il propose une infinité de nuances, où la sensibilité de chaque lecteur peut se retrouver. Personne ne trouvera absolument la même chose dans ce livre, car il laisse suffisamment de mystère et de zones d’ombre au lecteur pour s’approprier l’univers de Mouchel, tout en proposant une histoire à la structure solide et maîtrisée.

La structure du monde du Mur de Pan, où rêve et réalité sont à la fois dissociés et intimement liés, rappelle celle de notre propre cerveau, divisé en deux hémisphères, le gauche représentant la raison, la logique grammaticale, quand le droit renferme ce qui relève du sensitif, de l’émotion. De la même manière que pour les deux hémisphères du Mur de Pan pourtant, les influences mutuelles sont fréquentes et leurs fonctions finissent par se mélanger intimement. D’ailleurs, lorsque le rêveur Vidal veut ouvrir une "porte rêve-réalité", le rituel consiste à faire voir à l’oeil gauche (la raison/réalité) ce que voit le droit (l’émotion/rêve). Quant au Mur de Pan en lui-même, il n’échappe pas à cette dualité : bien qu’il représente la frontière entre deux mondes et notions a priori antagonistes (comme le Pan de la mythologie grecque incarne avec son corps mi-bouc mi-homme la dualité de l’homme, entre animalité et humanité), c’est lui qui permet leurs interconnections fréquentes, en générant l’Aura et sa nature sauvage (Pan est le symbole de la Nature).

Traitement du mythe : entre révérence et impertinence

(JPEG)Le mur de Pan ne se contente pas de faire des références au mythe : les deux premiers tomes sont consacrés à la construction et à la présentation d’une immense légende qui régit le monde du Mur, depuis la structure de la planète et ses composantes principales (le Mur, l’Aura, le monde de Pan...) jusqu’aux différents personnages qui composent le récit, en passant par les événements importants de l’intrigue. Mouchel utilise dans ces deux tomes énormément de "recettes" propres aux légendes et porteuses de symboles : ainsi tout est réuni pour faire de la guerre de l’Aura un affrontement titanesque entre Bien et Mal, pendant que Tara, l’armure invincible, meurt et baptise de son sang le sous-marin Trans-mythique. Le sexe représente un élément important et chargé de symbolisme, à la fois porteur de vie et de mort, souillure et bénédiction, acte sensuel et paroxysme de l’élévation de l’âme.

Mouchel a divisé ses personnages en deux catégories principales : la première, ce sont les personnages qui vont faire vivre le mythe (Mavel, le chevalier, Râgel...). Ceux-là sont beaux mais presque inhumains tellement leurs traits son lisses. Ils paraissent fades face à la deuxième catégorie de personnes que sont les humains et autres créatures normales. Ceux-ci, au contraire des personnages légendaires, possèdent de vraies "gueules", à la limite de la caricature parfois, et le caractère entier qui va avec, tout cela ajouté à un ton souvent très irrévérencieux et à un langage très fleuri.

Mavel est une petite indigène du Pays Dôm. Ce point a son importance, car en Pays Dôm, de nombreuses choses qui passent pour excentriques ou même impossibles ailleurs deviennent possibles et même naturelles dans ces terres d’exception. La discrète Mavel porte donc en elle une part du mystère de son pays natal, renforcée par le peu de choses que l’on connaît de son passé. Mavel n’attire pas l’attention : petite, le visage fermé en permanence, peu loquace, sa nature est à l’opposé de celle de Brisette, que l’on remarque dès qu’il apparaît. Son rôle est de devenir l’incarnation de Naach pendant mille ans, au moyen d’un sacrifice rappelant ceux du peuple Aztèque : à l’aide d’un couteau sacrificiel, un prêtre ôtait le coeur de la personne vivante (la coeur d’élue, dans le Mur de Pan) pour le placer dans un réceptacle (ici il est offert à Pierre-Songe) afin que le Soleil puisse continuer sa course (dans l’histoire, c’est afin que Naach, la Terre, ait une âme). Il est dit qu’un prêtre revêt la peau du sacrifié (dans le Mur de Pan l’élue devient l’incarnation de Naach). La nature effacée de Mavel s’explique par le fait qu’en tant qu’incarnation de Naach et future sacrifiée, ses aspirations se doivent d’être simples et pures. Elle représente la Terre mais elle est associée aux 3 Lunes (incarnées par les compagnes de la coeur d’élue, les soeurs 4 Chemins) et se doit d’être l’amante du soleil, Râm, incarnée incontestablement par le chevalier Brisette.

Il ne s’agit pas d’un hasard, si le personnage masculin principal du Mur de Pan est un "chevalier", le mot suscitant maintes références arthuriennes, où l’honneur et la droiture dominent. Brisette se voit donc associé dès sa première apparition à l’amour courtois, à une volonté inébranlable, à un coeur pur et à une loyauté sans faille... Association renforcée par le langage employé par Philippe Mouchel, un style dynamique, un brin archaïque mais sobre et efficace, et par la situation où Brisette se trouve dès les premières pages : seul, à faire du commerce avec de redoutables anthropophages. La dangerosité de la situation et le côté hors du commun du chevalier sont d’ailleurs soulignés par le discours du fils du chef de la tribu : alors que n’importe qui d’autre aurait évité cet endroit comme la peste, Brisette garde "la tête haute", parle à son interlocuteur comme un professeur face à un élève bravache et reste calme et posé. Il reste incontestablement maître de lui-même et de la conversation, allant jusqu’à menacer ouvertement son interlocuteur. Plus tard, alors qu’un différent intervient entre Mavel et Féebus, il fait montre de sa dextérité à l’épée, prouvant ainsi qu’il maîtrise son corps aussi bien que son esprit. Brisette prend ainsi une nouvelle dimension dans l’esprit du lecteur, et passe durablement du statut de personnage principal à celui de Héros, créature solaire, brillante. Par cette association il devient le promis légitime et incontesté de Mavel.

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Râgel est l’antithèse de Mavel. Par amour elle s’est dressée contre l’ordre établi en épousant Fiel, le rêveur qui lui a ouvert la poitrine pour offrir son coeur à Pierre-Songe. Ce premier pas en amena d’autres, de plus en plus graves, et transforma une jeune humaine pas très différente de Mavel en une créature obsédée par le pouvoir et la vie éternelle. Pour ce faire, elle pervertira totalement le sacrifice par lequel Naach fusionne avec la coeur d’élue : au lieu d’offrir son coeur à Pierre-Songe, l’élue se le fait voler et dévorer par Râgel. Ainsi, elle s’approprie un statut non de servante de Naach, mais d’égal à égal. Par l’hubris, elle provoque un déséquilibre profond dans le mythe qui régit cette terre. Elle en paie le prix chaque jour : traquée, elle est devenue littéralement prisonnière dans sa cachette. Pour déjouer ce destin, Râgel use de son pouvoir pour investir le corps d’autres personnes, mais elle leur demeure assujettie. En souillant le rite originel et en cherchant à s’élever au rang des dieux, elle ne parvient donc qu’à être une esclave du faux mythe qu’elle a créé.

(JPEG)Un mythe n’est rien sans êtres légendaires, dieux vivants foulant la terre des hommes et provoquant des conflits à l’échelle cosmique. Ici interviennent les rêveurs de Pan : Vidal et Fiel, frères et néanmoins ennemis. Vidal porte les cheveux blancs et de petites cornes sur le front. Il incarne les plus hautes valeurs de ce monde : droiture, justice, patience, bonté, et porte le symbole de ces valeurs, Tara, l’armure invincible dont le sang est d’or liquide... Tara est une armure vivante, au visage féminin. La relation entre Tara est Vidal est complexe : à la fois celle de maître/esclave (l’armure appelle Vidal "maître"), de protecteur/protégé (c’est la fonction de Tara de protéger Vidal, contre absolument tout) et d’amant/maîtresse (Vidal représente Naach, et Tara, par l’or liquide qui lui sert de sang, est évidemment une créature solaire, représentant de ce fait Râm. Le fait que Tara soit vivante ajoute une dimension intime et sensuelle à la position de Vidal, qui se trouve littéralement en elle). De par sa nature de rêveur et son statut de représentant de Naach, Vidal n’est pas affecté par les tourments et les passions humaines. Il est complètement seul, au dessus et en même temps coupé de tous par sa nature et ses buts. Cette séparation par rapport aux autres est d’ailleurs soulignée symboliquement par Tara : l’armure le sépare hermétiquement de toute intrusion humaine, à la manière d’une combinaison anti-radiation, et ce n’est que lorsqu’elle mourra que Vidal pourra lier des liens avec les hommes, et paraître un peu moins vide et froid que ce personnage aseptisé du début de l’histoire.

Fiel, pour sa part, est naturellement brun. C’est un Rêveur déchu, maudit, qui a renoncé à sa nature divine pour l’amour d’une jeune humaine. Il représente le chaos, un combat entre aspirations supérieures et tentations plus basses, combat entre esprit et corps. Il est lié à Vidal par les liens du sang et de sa nature, mais il est lié à Râgel par des liens d’un sang différent, puisqu’il doit tuer tous les mille ans celle qui doit devenir la future déesse. Ainsi il est l’instrument du chaos, celui qui déséquilibre un processus millénaire et stable et y injecte une forte dose d’aléatoire. Son combat quotidien se traduit sur son visage, tantôt beau et pur, tantôt monstrueux, affublé d’un oeil unique, l’oeil du chasseur, oeil du cyclope Polyphème, qui a défié les dieux dans l’Odysée. L’oeil de Fiel représente son insoumission aux rituels de Naach, et sa volonté de forger son propre mythe. Mais ce faisant, il en devient prisonnier. Cet oeil représente aussi tout l’égoïsme et la monstruosité de Fiel.

Autour de ces figures mythiques gravitent un certains nombre de personnages hauts en couleurs, qui donnent son vrai souffle au récit. Ainsi ferons nous connaissance de Tabor le marin bourru au grand coeur, de Gra-gra l’aubergiste au goitre le plus important de Pays Dôm, de Caboche le serviteur bacheron... Toutes ces personnes égayent le récit par leur caractère bien trempé et leur langage fleuri, et donnent au Mur de Pan une allure moins lointaine, plus humaine. Ils vont devenir ceux qui saperont totalement le mythe, en le rendant ridicule et vide par leur sens pratique et leur capacité d’adaptation plus grande que celle des personnages légendaires, engoncés dans un mythe rigide qui étouffe toute volonté.

Dans Le fils du rêveur, le troisième tome, tout l’entrelacement de légendes érigées plus tôt s’écroule, par l’irrévérence et la caricature. Déjà dans La Guerre de l’Aura, le mythe était quelque peu égratigné, en particulier celui de la guerre de l’Aura, terminée avant d’avoir commencé à cause de la mort de celui qui devait devenir son héros. Ce héros mort, la guerre elle même n’a plus aucun intérêt et toute sa charge épique disparaît. La dernière page de La Guerre de l’Aura annonce l’effondrement de ce qui fait du monde du Mur de Pan un endroit où mythe et légendes prolifèrent : l’inviolabilité de ce Mur, et par conséquent toutes les récits qui courent sur ce qui se trouve de l’autre côté. Par deux fois le fondement de ce monde sera mis à mal : tout d’abord lorsque l’envers du Mur nous est montré (où les hommes accèdent au moyen du Trans-mythique, le sous marin baptisé par l’armure Tara - ainsi le mythe se dévore-t-il lui-même), et ensuite par la bouche même de Râgel ("Evidemment ! c’est pareil que chez nous ! Qu’est ce que tu croyais ? Il n’y a rien derrière le Mur de Pan ! Pas de mystère divin... Ni paradis ni enfer non plus... De l’air, de l’eau, de la terre et du feu... c’est tout !"). L’Aura elle-même est détournée de son utilisation première (faire entrer le monde au delà du 7e parallèle dans le mythe) et devient un instrument de sape de la légende (elle amène le chaos et la destruction des légendes millénaires).

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Ce troisième tome représente donc une coupure sèche, à tous les niveaux, par rapport à ses précédents, où le chevalier sans peur devient un coureur de jupons obsédé et mufle, où la jolie élue se transforme en cruche transie, où le rêveur de Pan si juste voit toute sa vie devenir vaine et vide... Tous sont mis à bas, la palme revenant à Râgel, enfermée dans un corps de bacheron libidineux et fumeur de cigare. Mouchel se permet même quelques piques d’un humour irrévérencieux et cinglant (la scène du départ de Brisette revue par rapport au tome deux, par exemple), qui fait d’autant plus mouche qu’il ne se manifestait jusqu’alors que par discrètes touches, dans les dialogues savoureux principalement. Même le dessin change radicalement : à la place de ce qui faisait une des grandes originalités du Mur de Pan, c’est à dire une palette de couleur puisant uniquement dans le gris, Le Fils du Rêveur voit l’apparition discrète de la couleur. Le changement est loin d’être anodin. le fait de garder une même tonalité confère au dessin un aspect forcément plus unitaire, mais aussi plus monotone. De plus le gris rappelle la poussière, mais aussi le sérieux, le solennel. Enfin, malgré ce côté quelque peu monotone, le gris permet de travailler les jeux d’ombres, ainsi qu’une grande liberté dans le choix des nuances. L’apparition des couleurs participe subtilement à l’effondrement du mythe en nous rapprochant doucement de la réalité.

Faire table rase pour plus de liberté

(JPEG)Le mot est lâché. Le mythe du Mur, c’est-à-dire les différents récits légendaires formant un tout cohérent qui régissent le monde du Mur de Pan et la vie de ses habitants, au fil du temps et à force de se voir ajouter toujours plus de légendes est devenu trop rigide. Il manque de souplesse, et se révèle étonnement fragile : un pas de travers, un symbole trop appuyé et tout s’effondre... Le monde du Mur de Pan se révèle être complètement sclérosé et étouffé par un mythe incapable de se renouveler tout seul, qui peu à peu s’est vidé de toute substance.

On a dit plus haut que les références à notre monde constituent la base et la richesse sur lequel le mythe et le rêve vont pouvoir travailler. Nous avons ici deux éléments antagonistes et pourtant intimement liés, qui, en équilibre forment une puissance créatrice infinie. Le mythe cherche à réguler les choses (et donc réduit le champ des possibles), alors que le rêve tend à changer constamment (et étend ce champ, par conséquent). Le problème survient lorsqu’un déséquilibre se produit, c’est-à-dire lorsque le mythe prend trop d’importance. De cette manière, il empêche le rêve de travailler. Il n’est donc pas sclérosant par nature. S’il l’est devenu dans le Mur de Pan, c’est parce qu’il a été dépossédé de son sens, victime de l’hubris d’une femme dévorée d’ambition. Râgel s’est substituée aux dieux (et au rêve) pour forger sa propre légende, et la maintenir ainsi pendant 5000 ans.

Par conséquent, une fois qu’elle n’est plus en mesure de perpétuer ce qu’elle a créé, tout ce qu’elle a contribué à maintenir en place, toutes ces légendes vides de sens s’écroulent rapidement et violemment les unes après les autres, laissant au rêve le soin de reconstruire le mythe à partir de ce qui reste du monde du Mur de Pan, et ainsi en reforger l’équilibre.


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par Olivier Tropin
Article mis en ligne le 13 février 2006

Titre de la série : Le Mur de Pan

Nombre de tomes et titres : trois tomes de 48 pages :
 Mavel coeur d’élue, 1995
 La guerre de l’Aura,1997
 Le fils du rêveur,1998

Editeur : Delcourt, collection Terres de Légendes, 1995

Genre : fantasy, conte merveilleux


Des précisions sur le dieu Pan

Le site des éditions Delcourt