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Le vent se lève

Ça sent le pathos

Avec Le vent se lève, Ken Loach orne son palmarès d’un nouveau grand sujet (le film évoque la bataille pour l’indépendance de l’Irlande dans les années 20) mais c’est au prix d’une œuvrette insipide. La Palme d’Or ne prouve qu’une chose : sa petite entreprise a toujours la cote, d’aucuns préférant aux leçons de cinéma les leçons d’Histoire baignant dans le formol. Ami lecteur, choisis ton camp !


De Michael Moore à Costa-Gavras, l’Internationale du film de gauche a bonne mine en ce début de siècle. Le "film militant", mot-clef d’une tradition contestataire issue des admirées et pourtant méconnues années 70, fait donc son retour, mais dévoile à chaque nouvelle sortie l’empreinte que l’Histoire a laissée sur lui : la trace du temps qui passe, éreintant idéaux et envolées lyriques. Cet art voué à la plus terrible des naïvetés mais pas au renoncement, éternellement jeune et pourtant tellement nécrophile, a ses totems. Bon an mal an ressurgit donc le vieux Ken Loach, vestige historique de ce courant dont la gloire jamais ne ternit mais qui s’embourbe désormais avec acharnement dans un rance passéisme franciscabrelien.

(JPEG)Le vent se lève, nouvelle production cette fois auréolée d’une énigmatique Palme d’Or, n’est ni pire ni meilleur que ce que filme Loach depuis plus de quinze ans. L’écrin moelleux qu’installe l’impeccable et aseptisée reproduction d’époque (verts pâturages, costumes cintrés et casquettes de boys campagnards, accent ad hoc) ne saurait qu’être celui d’une révolution en pantoufles. Peu importe le contexte, des montagnes du Nicaragua aux collines d’Espagne, des banlieues ouvrières d’Angleterre aux communautés chicanos de Los Angeles, des années 20 aux années 2000, pour Loach la misère est issue des mêmes causes, la révolte se joue sur un même mode et la mise en scène, que certains fidèles voudront bien qualifier d’intègre quand bien même elle ne serait que platement répétitive, ne se pose là que pour enregistrer les effets de l’une et les soubresauts de l’autre.

Le discours devrait porter la réalisation, lui donner du souffle : il est justement ce qui la grippe. Ne nous méprenons pas : l’esthétique télé qui plombe les films de Loach ne doit aucunement sa fadeur à la valorisation du discours (il est des films bavards passionnants !) mais bien à la position de l’auteur face à ce discours. Ce dernier, prévisible, ne laisse jamais entrer le vent de la contestation, celui-là même dont l’Anglais se fait le héraut. Comment concéder à un film la moindre possibilité de changer le monde, ou d’en conter les dérives, si son auteur lui-même refuse, en quarante ans de loyaux services, de se remettre en question ? Ou, plus simplement, de regarder le monde évoluer... Au mieux le spectateur peut-il ressentir au sortir de ce film l’envie de payer sa cotisation auprès d’Amnesty International, mais le cinéma, lui, en sort-il grandi ?

Telle est bien la faillite du film de gauche selon Loach, qui toujours s’époumone mais jamais ne prend le temps d’observer, ni d’écouter. Terrible quant-à-soi de ce cinéma-là, assoiffé de démocratie et pourtant sourd aux velléités de débat, perclus de certitudes et ne posant que les questions dont il a, déjà, les réponses. Un cinéma dit "politique" et cependant caricatural, pour preuve sa capacité à désigner des clivages dignes d’un western spaghetti : Irlandais avenants et sensibles à ma gauche, Anglais grimaçants et aboyants à ma droite. Un procédé qui, inévitablement, paralyse la réflexion. Oui, Le vent se lève est bien la version poussiéreuse et bégayante de Fahrenheit 9/11.

L’académisme, contrairement à ce que colporte la rumeur des critiques paresseux, n’est pas l’inévitable corollaire du film à costumes. En revanche, il est bien le signe d’une démission du cinéaste : lorsque l’auteur estime toute révolution formelle dispensable, il entérine sa démission quant au fond, au sujet. Autrement dit : est-il possible de croire au vent de révolte dont Loach nous assène le nécessaire surgissement lorsque lui-même accule sa mise en scène au manichéisme le plus grotesque et à l’illustration la plus anonyme ? Il naît de ces deux symptômes l’idée d’une soumission aux dogmes petit-bourgeois, d’une volonté de ne rien bousculer au pays des idées reçues. Lorsqu’il est aussi sagement ordonné, le désordre devient bidon. Et le film "militant" de Ken Loach fait alors fi de toute subversion, ce qui, vous l’admettrez sans ciller, est un comble.

Quelle utilité, quelle portée pour un cinéma aussi anachronique aujourd’hui, en 2006 ? Pour un discours ("il faut résister à l’oppression") aussi simpliste ? C’est ce que doit, quand même, se demander l’auteur, qui balance sans cesse le cul entre deux chaises. Ni assez cynique pour céder aux effets mooriens, ni vraiment à l’aise dans le rôle du reporter (dont le rôle consiste à traquer des explications), il cherche à approcher le lyrisme classique d’un David Lean, autre spécialiste grand-breton des "fresques à message". Mais, bourgeois déchiré entre l’Angleterre et le Nouveau Monde - et leurs traditions cinématographiques respectives -, entre un humanisme fiévreux et la retenue de sa classe (déchirement dont Lawrence d’Arabie fut la figure tutélaire), Lean a forgé un cinéma passionnant et toujours dynamique, qui s’embarrassait peu d’idéologie préfabriquée mais qui faisait de ces tiraillements le sujet même de sa mise en scène. Le cinéma de Ken Loach, lui, est encore scotché au sol, troué par une rhétorique marxiste de brocanteur, selon laquelle le recours au spectacle décomplexé signerait la trahison des idéaux du peuple. Qu’il semble loin, le temps où un Eisenstein voyait dans la révolution du montage l’unique manière de redonner du souffle à la révolution du peuple ! Où la bousculade des icônes garantissait l’éternel dynamisme de la révolte ! "Ne faites pas de cinéma politique, faites politiquement du cinéma." (adage godardien) Voilà le dilemme d’un Loach incapable de penser le monde et le militantisme du cinéma avec les outils d’aujourd’hui et qui, à trop brider le potentiel épique de son film, réduit ce dernier à un déroulé anecdotique et exclusivement impressionniste qui trouverait sans peine sa place sur la BBC. Conséquence : le film échoue sur tous les tableaux.

La réalisation des scènes d’action, fusillades et embuscades, qui émaillent le film souligne le peu d’implication de son auteur : poussives, celles-ci sont envisagées comme un vulgaire prolongement des scènes de la vie quotidienne, sans cassure ni de rythme ni d’identité visuelle. Incapable de filmer l’emballement, la peur, voire la coupable jouissance que peut susciter un affrontement armé, Loach enchaîne les plans larges filmés à coups de panoramiques hésitants mais révèle la mécanique inconsciente qui sous-tend son projet : l’absence de point de vue. Les impulsions des personnages, leurs conflits intérieurs et leurs décisions sont envisagés de manière arbitraire, et leur convocation semble n’avoir lieu que pour justifier les scènes attendues, les passages obligés - et ils sont légion - dont l’indéniable violence (dans les scènes de torture par exemple) ne les exemptent d’aucune banalité ni d’aucune inconséquence. Si les circonstances expliquent à elles seules le pourquoi de l’engagement des personnages dans la résistance, ainsi que les épreuves de force (comme l’exécution d’un jeune paysan délateur, "pour l’exemple"), jamais Loach ne nous en fait sentir la nécessité : jamais la caméra ne tremble, ne doute, ne joue avec le spectateur. Or les choses ne vont pas d’elles-mêmes. Un jeune homme qui en tue un autre est forcément travaillé par son acte, et le cinéaste se doit d’accompagner ce bouleversement, cette terreur ou cette jouissance [1].

(JPEG)Le côté mécanique, désincarné, des affrontements, des rapprochements, des conversations fait également quasi-systématiquement trébucher le passage au discours. La métaphore lourdement martelée (l’opposition entre les deux frères, reflet grossier d’une Irlande en proie à la sécession) [2] comme les rares tentatives de cinéma didactique sonnent faux : témoin, la reprise brouillonne d’une scène jubilatoire de Land and Freedom (1995), grand frère encore fier de cette ballade irlandaise sans panache, où le débat entre les différentes factions républicaines quant au choix de la collectivisation révélait un souffle euphorisant, et dont les enjeux sont ici platement reproduits à l’identique suite à l’annonce de la ratification du traité de paix.

Les plus curieux préfèreront à cette croûte bien-pensante les premières œuvres de Loach, comme le fabuleux Family Life (1971), quasi-thriller claustrophobique sur la folie et la pression sociale, dont les recours audacieux au cinéma de genre et les choix non consensuels perçaient le naturalisme attendu et font de lui, encore aujourd’hui, l’œuvre la plus forte et la plus dérangeante de son auteur. L’ivresse du cinéma ne s’y effaçait pas encore au profit d’un discours fédérateur et convenu. Le vent se lève, lui, confirme sa tendance à la redite, à la sclérose autour du sujet-roi, sujet auquel le cinéaste accorde une confiance bien trop grande, comptant sur une force d’identification qui lui permettrait de camoufler son conservatisme et son absence de rage. Cette rhétorique à bout de souffle, qui consacre la bienveillance comme unique point de vue politique sur la société et les êtres, ne pouvait qu’être balayée par la cruauté d’un monde que Loach ne comprend plus. La bienveillance, voilà une étoffe dont ne seront jamais faits les films politiques, les vrais.

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le 11 septembre 2006

[1] Cet épisode, dont Loach fait visiblement grand cas, brille par son impardonnable inconsistance. Le lecteur averti aura donc la sagacité de visionner deux films incontournables afin de vérifier ce qu’un tel sujet (délation/exécution - conséquences morales) peut donner entre les mains de vrais cinéastes : Pour l’exemple, de Joseph Losey (1964) et Le Général Della Rovere, de Roberto Rossellini (1959).

[2] Le lecteur se surpassera en avalant, coup sur coup, les films La Bombe et Punishment Park, de l’Anglais Peter Watkins, cinéaste issu de la même génération que Loach et dont les films d’anticipation mi-fiction mi-documentaire, s’ils sont fondés sur des postulats métaphoriques lourdauds, explosent néanmoins par leur culot, leur violence et leur réalisation sèche comme un coup de trique. Artiste isolé, Watkins a profondément renouvelé le genre militant. Salutaire.