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Patton

" De l’audace ! Toujours de l’audace ! "

"A travers l’enfantement des siècles, dans les pompes et les vicissitudes de la guerre, je me suis battu ; j’ai lutté désespérément et mon sang a coulé des milliers de fois sous les étoiles. Suivant une route sans fin, cette lutte immémoriale je l’ai menée sous tant de drapeaux, tant de noms. Mais c’était toujours moi." (George C. Scott incarnant George Patton)


Patton est un film de guerre véritablement unique pour plusieurs raisons. Bien qu’il use avec générosité du spectaculaire pyrotechnique inhérent au genre, et soit particulièrement méticuleux et fastueux dans l’exercice de la reconstitution d’événements historiques (ici la Seconde Guerre mondiale), son but premier n’est pas là.

Le film de Franklin J. Schaffner (unique chef-d’œuvre d’une filmographie chiche en réussites, hormis La Planète des singes) est avant tout la description dense et subtile d’une personnalité complexe et controversée. George Patton était un général américain charismatique, fin lettré et brillant stratège, individualiste provocateur, et poète croyant en la réincarnation. Mais il était aussi réactionnaire, agressif et d’une discipline impitoyable avec ses hommes, n’hésitant pas parfois à les envoyer à la boucherie.

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Lorsque Patton s’exclame "Ah, j’aime ça ! l’odeur du champ de bataille" devant la plaine ravagée où gisent ses soldats, il est difficile d’approuver le personnage. De même, lorsqu’il gifle un soldat consigné à l’infirmerie pour crise de nerf, en hurlant "Pas de lâche dans mon armée !", on ne peut souscrire à un tel comportement. Mais comment ne pas admirer sa stature sublime de conquérant impassible au milieu des explosions ? Comment ne pas s’attendrir devant l’amour quasi filial et fort peu protocolaire qu’il a malgré tout pour ses boys ? Et comment ne pas être finalement emporté par la flamboyance impétueuse de sa détermination guerrière quasi mystique ? Inutile d’en rajouter. C’est dans cette personnalité exceptionnelle que réside le pouvoir de fascination du film, admirablement rehaussé par l’interprétation magistrale de George C. Scott (Dr Folamour, Autopsie d’un meurtre).

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De manière proprement géniale, dans la représentation de la guerre qu’il nous donne à voir, tout le film est le reflet d’un espace mental (en ceci, on peut le rapprocher d’Apocalypse Now [1] dont il est en quelque sorte le précurseur même si le rendu visuel n’a rien à voir). Le génie et les outrances de l’homme charrient un lyrisme guerrier dont l’anachronisme laisse rêveur. En épousant la vision romantique du général, le film acquiert toute son originalité, certains diront son ambiguïté. Il se focalise en effet sur l’exaltation d’une morale guerrière faite d’audace et de grandeur, et non sur les implications psychologiques ou politiques de la guerre.

Patton s’affranchit par ailleurs de l’habituelle vision tactique mâtinée d’héroïsme guerrier individuel qu’ont généralement les films classiques du genre (dépeindre des faits d’armes dans une bataille précise, débarquer sur une plage dans Le jour le plus long ou Le soldat Ryan, prendre le contrôle d’une colline dans La ligne rouge, de ponts dans Un pont trop loin, etc.), pour accéder à une dimension supérieure autrement plus excitante : celle de la stratégie. Le film permet effectivement d’accéder à un niveau de compréhension globale de la guerre, en mêlant avec ampleur (parfaitement servie par l’envergure de la mise en scène) l’enchaînement des événements, la multiplicité des lieux et la description de rapports humains assez fouillés. Par exemple, le film évoque avec habileté le réseau de relations des grands décideurs militaires. Où l’on constate que la guerre est aussi une lutte d’influence entre généraux, et souvent plus un affrontement d’individualités que de nations. Patton ne se bat pas contre le nazisme ou les boches, il se bat contre celui qu’il considère comme son égal : Rommel.

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Par ailleurs, pour décrire une réalité qu’il ne peut entièrement représenter sous peine de briser la cohérence interne de son film (tout aborder par le prisme de Patton), Schaffner élargit ce qu’il filme de la guerre par le biais d’archives très bien intégrées à la narration (la libération de Paris par exemple). Il parachève cette approche macroscopique, en représentant aussi le camp ennemi, et de manière impartiale encore ! Ainsi, les Allemands parlent leur propre langue (ce qui est suffisamment rare dans les films Américains pour être souligné) et le seul à vraiment avoir compris la personnalité de Patton est un de leurs officiers. [2]

Le nombre hallucinant de décors différents (70 lieux de tournage pour 72 pages de script !) offre enfin dans un grand mouvement récapitulatif tous les environnements possibles de la guerre ; on passe du désert à la forêt enneigée, de la ville aux champs verdoyants, du terrain plat au relief, etc. Cette diversité géographique suggère très efficacement l’éparpillement des multiples théâtres d’opérations et l’énormité du conflit, mais aussi l’idée de progression. La somme victorieuse des micro-enjeux militaires nous donne à voir l’architecturation d’une campagne (l’importance des cartes y est aussi pour beaucoup). Or l’accomplissement irrésistible de cette dernière est pour beaucoup dans le plaisir conquérant éprouvée par le spectateur.

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Alors, glorification illuminée de la guerre ? Oliver Stone a une théorie selon laquelle ce film aurait entraîné un génocide. Le film aurait influencé Nixon dans sa décision d’intensifier la guerre au Viêt-Nam en bombardant le Cambodge, bombardement qui a entraîné l’avènement des Khmers Rouges. Cette interprétation fleure bon la provocation car la magnifique fin du film n’est rien d’autre qu’une méditation pacifiste. Patton se rend compte que ce pour quoi il s’est battu, c’est-à-dire la gloire, lui échappe. Par extension, ses propos soulignent l’inanité de toute tentative visant à obtenir quoi que ce soit par les armes, tout étant finalement voué à l’éphémère.

En outre, le film n’évacue absolument pas la réalité meurtrière du conflit, comme l’attestent de nombreux plans sur les morts et les mutilés, ou encore la mention clairement réprobatrice des pertes humaines (via le raisonnable et rationaliste général Bradley, interprété avec beaucoup de retenue par Karl Malden). Patton est une réussite totale, jusque dans sa musique, laquelle joue un rôle discret (une trentaine de minutes sur 2h45, cette parcimonie, hélas rare de nos jours, n’en soulignant que mieux la force) mais capital dans l’évocation du singulier général.

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Il convient de s’y attarder un peu, d’autant plus que le remarquable DVD propose un inhabituel et précieux bonus, celui de pouvoir écouter séparément la B.O. Cette partition exceptionnelle, signée par le talentueux Jerry Goldsmith, mêle classicisme et modernité à travers des éléments de tonalités très différentes, et qui pourtant se répondent au point de pouvoir exister ensemble et indépendamment. Ainsi, à la traditionnelle marche militaire rythmée par les battements de tambour, flûte et cuivres martiaux, se mêlent la solennité d’un orgue (évocation évidente de la religiosité du général), la pesanteur chromatique de cordes discrètement inquiétantes, et le désormais célèbre gimmick de la trompette jaillissant du silence.

Cette trouvaille géniale (la répétition électronique de deux notes qui meurent dans le lointain dans un effet d’écho primitif) propulse le film dans une intemporalité saisissante. D’autant plus que ces échos mystérieux et répétés s’accolent à des scènes insolites, où Patton, en marge de la guerre, isolé dans des sites chargés de résonances (les ruines de Carthage, l’immensité du désert), semble littéralement "habité". La musique évoque alors à la perfection la projection archaïque du personnage dans un espace-temps où le passé est toujours présent.

Cette fulgurante convocation de l’Histoire achève de relativiser la présente guerre en l’inscrivant dans une vertigineuse continuité depuis l’aube des civilisations. Le film aurait pu en faire un support pour une éventuelle mise en relief de la folie des hommes, mais ce n’est volontairement qu’un vaste espace de rêverie héroïque. Dès lors, il est logique que ce soit cette même rêverie antique, mais désabusée, qui clôture le film.

Patton restera comme l’une des plus grandes réussites du film de guerre qu’ait jamais produit Hollywood. Qui ne l’a pas encore vu doit s’y précipiter.

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par Alaric P.
Article mis en ligne le 8 mars 2006

[1] Coppola a été scénariste sur Patton, ce qui peut laisser supposer que cette grande idée de subjectivation de la guerre soit de son cru.

[2] Pour bien mesurer la dimension exceptionnelle de ce choix esthétique, qui plus est dans le genre du film de guerre, où l’on dénie plus qu’ailleurs à l’ennemi une existence propre en temps qu’Autre, il est fondamental de savoir que la question du point de vue est un enjeu idéologique majeur du cinéma américain. Adopter le point de vue de l’ennemi, c’est en faire un humain auquel le spectateur peut s’identifier. Or le cinéma américain ne donne quasiment jamais un visage à l’Autre, systématiquement assimilé au Mal. Patton est donc culturellement audacieusement singulier.