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Ingres

Exposition au Musée du Louvre du 24 février au 15 mai 2006

Ingres le révolutionnaire, Ingres l’essentiel, Ingres l’insolent. Le peintre français du XIXème siècle, trop bien placé sur le siège du classicisme, est peut-être finalement l’un des artistes les plus ambigus de ce siècle terrible, à l’image d’un Baudelaire ou d’un Delacroix. Dans ses portraits, ses nus ou des tableaux religieux, peints ou dessinés, Ingres est intemporel. Près d’un siècle et demi après sa mort, la grande rétrospective du Louvre présente un talent sans cesse renouvelé, depuis Napoléon premier au troisième du nom, à l’épreuve des modes et des styles.


Le ton est donné dans la rotonde d’accueil. Sont confrontées deux grandes mythologies troublantes, où la chair et les dieux se posent dans des rêves nuageux. À gauche, Le Songe d’Ossian, vraie-fausse légende celtique, projette les ombres livides et les héros lointains au-dessus d’un barde plongé dans l’inspiration ; et cette ambiance proche d’un drame lyrique a des faux airs romantiques. Mais Ingres ne se définit pas comme un romantique, ni même comme un classique : car si à droite Jupiter et Thétis est un sujet peu original, le traitement en est saisissant voire iconoclaste. Le maître de l’Olympe domine, idole au visage surnaturel sur un torse athlétique, ce qui accentue le contraste avec sa compagne, une de ces femmes dont Ingres a le secret et qu’on voudrait appeler "jolies courbes" avec son sein pesant écrasé par le bras nerveux, un coup de fouet, et surtout ce fantasme de hanche aussi sensuelle. Car il s’agit bien d’une femme imaginée, sans pourtant sombrer dans le marbre idéal : cette rude opposition entre la vie et ses apparences, par exemple les pieds sculpturaux de Jupiter posés près de la chute travaillée des drapés de Thétis, dépasse la monumentalité propre à ce type d’œuvre avec une tradition alors bousculée, discutée, qui peine à se fondre dans le néo-classicisme ambiant.

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Ingres a la trentaine quand il conçoit ces deux tableaux, et malgré son jeune âge il ne se rallie pas complètement à la noblesse à l’antique de ses camarades issus de l’atelier de David, ou à ces chantres passionnés de la couleur menés par Géricault et bientôt Delacroix. Les peintures d’Ingres ne plaisent pas toujours et parfois même dérangent.

Comment a-t-on pu en arriver là ?

Dépasser David

Le parcours débute comme il se doit avec la formation d’Ingres, chez David. Le chef de file de la peinture néo-classique en Europe accueille ce jeune homme doué, né à Montauban. Un talent sûr, quoique pas tout à fait dans l’esprit du maître : deux Torse d’homme, parmi les plus anciennes peintures connues et datées de 1800, sont d’emblée d’une insolence remarquable avec le dessin vériste de David, qu’Ingres assimile pour mieux le faire évoluer, d’où les cambrures bien nettes de ces corps d’hommes. À 21 ans, ce curieux peintre obtient une prestigieuse distinction : le premier prix de Rome, concours artistique qui envoie son heureux gagnant tout droit dans la Cité Eternelle pour parfaire son étude des maîtres, tout en lui assurant une renommé méritée. Et Ingres n’avait pas le choix du sujet : Les Ambassadeurs d’Agamemnon... (1801), image dramatique, antique, convenable donc. Et la ligne maniérée d’Ingres la transforme en une réunion d’éphèbes, à l’anatomie élégante voire érotique, où l’esprit de David est malmené dans le jeu des corps qui prennent des postures toujours plaisantes.

(JPEG)Arrivé à Rome, Ingres se rêve peintre d’histoire. Et devient l’un des portraitistes les plus en vue de la ville italienne ! Pour subvenir à ses besoins, parfois âpres notamment après la chute de l’Empire, il peint des amis ou des notables. Une tâche alimentaire, qui laisse bien des chefs-d’œuvre. Avec Monsieur Rivière, Ingres propose une posture impérieuse mais décontractée qui saura faire sa renommée, dans des teintes plutôt froides qui n’entament pas la vie du modèle ou l’éclat de des bijoux. Chez Madame Rivière, il est évidemment question de grâce féminine et tous les moyens graphiques sont bons pour la rendre : blottie dans son ovale, Madame s’abandonne sur ses coussins mœlleux, et prend des airs décoratifs à la façon de ses châles. L’œil soucieux d’anatomie exacte observera que son bras droit est bien plus long que celui de gauche : Ingres, nul en proportions ? Au contraire, il se sert de sa maîtrise du dessin formaté par David dans une célébration de courbes, celles du motif enroulé peint sur le meuble, les boucles de la chevelure, les doigts mollement appuyés et ce bras, l’échappée vers l’esthétique au-dessus du réalisme. Ingres n’abandonne pas tout rapport au réel, le reflet délicat des drapés froissés et l’afflux discret de sang au visage suffisent à s’en persuader ; Ingres recherche l’atmosphère et un état d’esprit en forçant volontairement le dessin et ses artifices. Un art intellectuel mais efficace qui fonctionne aussi dans le plus officiel des portraits : quand l’Empereur est dépeint par l’artiste incontournable, cela donne Napoléon 1er sur le trône impérial, en 1806, rendant avec un faste insolent tout le luxe du maître de la France. Ce sont en effet les tissus orfévrés ou la perspective monumentale qui dominent tout, avec au milieu le visage de l’Empereur presque anecdotique et incongru, semblant flotter dans ce déferlement de matières chatoyantes dépourvu de présence humaine. Difficile de dire si Ingres a voulu impliquer dans ce portrait sa sensibilité politique, il en reste pourtant une image de Napoléon comme rarement l’ont envisagée les moyens de l’Art : une légende de l’Histoire emportée par son personnage. Aux antipodes, un inachevé portrait d’ami, Jean-François Gilibert, dont les touches larges montrent l’élaboration par le maître, dessinant même avec son pinceau les plis du veston ; et le modèle a l’air un peu engoncé, sa pose inconfortable et l’animation du frottis dynamisent l’ensemble de la composition, soulignant très justement le caractère franc et proche de cet homme.

Qui dit Ingres dit dessin. L’exposition en présente ponctuellement face aux peintures. La jeunesse comprend des feuilles à la fois épurées et souples : Jupiter et Mercure chez Philémon et Baucis en donne un bel exemple puisque le Jupiter a un air rigide de statue grecque que fait vivre son torse bombé aux muscles en creux pleins de vie, et de part et d’autre ce vieux couple sans aucune laideur et un Hermès gracieux, flexible ; ou encore La Communion à Rome avec ses lignes très droites et son équilibre parfait de l’espace comme des personnages. On découvre ainsi que Raphaël est devenu pour Ingres un nouveau maître, filiation aussi visible dans la gravure de La Vierge à la chaise du maître italien discrètement montrée dans le portrait de Monsieur Rivière.

À l’épreuve de l’Histoire

(JPEG)Finalement, Ingres passe une grande partie de sa carrière en Italie, à Rome jusqu’en 1819 puis à Florence avant son retour parisien de 1824. Pendant le premier quart du XIXème siècle, tel un Poussin en son temps, Ingres est un peintre retiré par-delà les Alpes, mais dont la production est souvent envoyée en France où elle suscite bien des réactions. Ou alors c’est la France qui vient à lui, comme Napoléon séjournant à Rome : pour cet hôte, il peint notamment Romulus vainqueur d’Acron, porte les dépouilles au temple de Jupiter, large toile aux allures de fresque dans son ampleur ainsi que sa matité due à la technique employée. Ingres en grand peintre d’histoire se réfère aux œuvres de Raphaël et son atelier dans les chambres du Vatican, maintes fois fréquentées par l’œil et le crayon. Pour le fondateur de Rome, il accentue le profil de la tête et d’un pied, héros comme statufié par son triomphe. Mais les tourments de la bataille sont encore là, avec les frémissements un peu compliqués des drapés, la ville incendiée en guise de seul décor et l’immanquable nu du défunt vaincu où Ingres se permet un bel effet de relief avec le bras replié sur le gisant. Napoléon ne pouvait rêver mieux que le plus singulier émule de David à Rome pour cette ambition politique peinte, marquée par une insistance formelle parfois lourde, quoique sans équivoque. L’histoire antique est de nouveau l’occasion pour l’artiste de faire preuve d’un langage étrange. Virgile lisant l’Énéide devant Auguste et Livie, ou Tu Marcellus eris, dans sa version ici la plus minimaliste, illustre un thème antique et austère avec un lyrisme silencieux des plus modernes : dépourvue de tout contexte, cette scène avec son atmosphère neutre et sourde, ce profil pur du jeune homme parfaitement statique, la main leste de la femme, le sommeil profond du personnage étendu, et ces regards hors de tout évoquent une ambiance surréaliste, d’une saveur déroutante.

(JPEG)Ingres en Italie jette donc les bases de son art, par le biais d’un style et de thèmes qui lui resteront associés pour la mémoire collective. Délaissant un peu la stricte chronologie, voici les tableaux troubadours, des images d’Épinal où se confondent la petite et la grande Histoire, et l’anecdote rend finalement ces Grands du Passé plus humains. Dans Henri IV recevant l’ambassadeur d’Espagne, il y a un légat un peu surpris et une Marie de Médicis qu’on dirait embarrassée, parce que les enfants s’amusent à califourchon sur le Vert Galant ! La vision est comme prise sur le vif, dans une présentation assez théâtrale (jusqu’à la présence incongrue de La Vierge à la chaise, nouvelle allusion à la vénération raphaëlesque), et l’instant cocasse s’accompagne d’agréables couleurs : rappelant Van Dyck, Ingres use brillamment de la touche pour le brillant des tissus frappés par la lumière. Pinceau qu’on sent de nouveau intelligent dans La Mort de Léonard de Vinci, et son deuil rendu par une certaine raideur, alors que ses rouges amènent plus de force à la tension de l’agonie, sans oublier un jeune homme montrant le roi et l’artiste, habillé comme le Baldassare Castiglione de Raphaël. Raphaël qu’on retrouve enfin peint par son disciple le plus lointain : Raphaël et la Fornarina, ultime instant avant la disparition du maître, dans les bras de sa douce maîtresse et juste devant La Transfiguration, dernier tableau du génie de la Renaissance. À mieux y regarder, l’idole est en train d’observer son fameux portrait de La Fornarina, proposant alors un jeu sur la peinture dans la peinture (puisqu’il s’agit de la même femme sur les genoux et sur la toile de Raphaël), comme de la représentation par Ingres de son artiste idéal en pleine jouissance esthétique ou charnelle. La vie fantasmée d’artiste, incandescente et entière, à laquelle le peintre fait tant allusion dans ses icônes féminines.

Et Ingres créa la femme

(JPEG)Comment parler d’Ingres sans évoquer les femmes ?... Nues ou habillées, portraits réels et/ou objets de désir, à Rome et à Florence Ingres peint des beautés sans habits, qui troublent et pas uniquement par leur manque de pudeur. Les études et le tableau définitif de Roger délivrant Angélique frappent par leur héroïne dolente offerte à l’appétit du regard plutôt qu’à celui du monstre voulant la dévorer. La tête renversée pour implorer secours et mieux voir son sauveur, la poitrine pesante sur la taille menue, Angélique dans l’œuvre finale est de loin le plus attirant morceau de peinture, tétanisée au-dessus de l’écume hurlante grimpant sur le rocher et le ciel gris, qu’éclaire l’arrivée rutilante du héros. Cette tension des couleurs et des formes, mais aussi de la peur et du désir, instaure un climat indéfinissable dans le tableau, assurément l’un des plus troublants d’Ingres. Alors que l’un des plus célèbres reste bien sûr La Grande Odalisque, rêve d’exotisme et de chair imaginé par un esprit génial qui renouvelle un genre ancien, le nu féminin allongé, et s’illustre dans un nouveau, l’orientalisme. Oublions les histoires de vertèbres en trop ! Vénus de harem, à l’érotisme puissant quoique discret, l’odalisque a le regard étrange, partagé entre l’ombre indifférente et l’œil scrutateur. Elle ne se gêne guère pour dévoiler toutes ses courbes, exagérées ou pas, mais toujours harmonieuses : car le doux volume des formes, estompé dans une lumière intime, vient à poindre à la surface du tableau par son velouté palpable ; mais lointaine icône, l’odalisque n’existe pas, reléguée par les Occidentaux au rang de curiosité défendue du monde ottoman. C’est ainsi que le tableau déplaira à Paris lorsqu’il a été présenté au salon de 1819, pour son corps trop éloigné du réel. Un insuccès très relatif puisque La Grande Odalisque est encore un défi délicieux aux sens et à l’esprit.

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Le séjour florentin d’Ingres lui permet de copier un des nus les plus sensuels de l’histoire de l’art : face à la Vénus d’Urbino de Titien, le peintre s’intéresse moins au coloris du Vénitien qu’à son usage original de la ligne et de l’espace. Ingres disloque nettement les plans comme le maître, et la vénus avec son enchaînement de courbes lui permet de se familiariser avec un répertoire tout en rondeurs, la fidélité allant jusqu’à fondre les contours de la femme dans l’atmosphère ; néanmoins, il renforce la plasticité de ce corps offert. S’inspirant des maîtres anciens, Ingres réinvente les images de Vénus, hors de toute mythologie, pour favoriser des nus si incertains. Hélas disparue, La Dormeuse de Naples nous est notamment connue par une étude bien lascive. Abandonnée dans la volupté procurée par le délassement (et le sexe ?), la Dormeuse s’étend dans une alcôve rougeoyante, flamboiement aussi chaud que les pensées de la femme ou de son spectateur. Et comme si cela ne suffisait pas, Ingres tourne avec artifice le bas du corps presque de face, dans une posture peu confortable alors que l’érotisme de la belle endormie est à son comble. La Baigneuse Valpinçon est d’une charge sensuelle moindre, chaque sensation y est enveloppée d’une douceur moelleuse : le petit jet d’eau crachant avec retenue, le corps en symbiose avec les tissus, le silence d’un intérieur. Et le regard : Ingres bannit toute aspérité pouvant gêner l’harmonie visuelle, du bras sans coude au drapé partout velouté en passant par les jambes sinueuses. Une restriction des formes, certes arbitraire et irréelle, mais ô combien féconde. Ingres utilise l’art pour transfigurer sa vision ou incarner son idéal, aussi bien dans ses fantaisies peu vêtues que ses portraits incontournables.

Le portrait au sommet

(JPEG)Au cours des années passées à Rome, Ingres portraiture inlassablement la jet-set du moment comme ses proches de toujours. Par la morgue qu’il met dans le portrait de Marcotte d’Argenteuil, on ressent le statut et la fierté du modèle. Le regard, direct, se rajoute à la moue manifeste et au coloris sombre à peine égayé par le jaune du col. Dans la pose impérieuse, Ingres travaille notamment les mains, dont la présence récurrente dans ses portraits leur donne plus de psychologie : ici la main se détache, frappée par l’éclairage, élément le plus en avant du tableau. Autre élément important, l’attitude indique le lien du portraituré avec l’artiste : François-Marius Granet, peintre et ami d’Ingres, est représenté dans une vive immédiateté, se tournant avec sympathie vers Ingres qui place un éclat rassurant dans ses yeux. Pourtant, la masse obscure de la cape, la coiffure animée, le ciel chargé et les bâtiments délavés de la vue urbaine distillent une tonalité mélancolique dans un portrait qui reste calme. Parfois, ce sont des époux qui sont chacun immortalisés par Ingres, ainsi Monsieur et Madame Poncelle. Subtilement, si le couple se rejoint dans la fierté, le peintre les distingue quant à leur place sociale : Monsieur, confortablement installé, voire légèrement débraillé, se tient accoudé à une table avec un livre ouvert à la main, comme si on venait de le déranger et qu’il prenait la pose en même temps ; tandis que Madame, sobre mais élégante, est installée dans une pièce ordonnée aux beaux atours. D’un côté la prestance sans artifice, et de l’autre la maîtresse de maison dans sa splendeur, et pour les deux une illustration du bonheur bourgeois.

(JPEG)Lorsqu’il fait le portrait d’une femme, aussi riche et importante soit-elle, Ingres peut se permettre de coquines audaces empruntées aux odalisques : le décolleté de Madame de Sennones se cache à peine derrière un voile transparent dont la virtuosité sert davantage à montrer avec insistance. Précieux les bijoux au brillant tout en pâte, les lèvres roses à peine fermées, la dentelle et ses incroyables blancs sur blancs, l’imbrication de courbes des bras posés sans effort ou l’éclat dégradé des tissus. Dans cet écrin de chair et de matière, Ingres introduit un motif aussi discret qu’essentiel, le miroir : objet qui finalement ponctue les portraits ingresques, reflet de la personne et des apparences. Le miroir de madame de Sennones ne fait apparaître qu’une image évaporée du modèle mais déjà défie les conventions du genre. Autant représentation de l’esprit que du matériel, le portrait peint pose chez Ingres la question délicate du rapport de l’artiste à son modèle ; et là cette ambiguë monstration du réel devient une grande interrogation sur les fins du portrait, la peinture restituant l’individu comme jamais l’image dans la glace. Ingres, miroir vaste et spirituel chargé de beauté et de vérité...

Le portraitiste est si admiré que l’enthousiasme gagne tant pour les œuvres peintes que dessinées. Dans ces dernières, le portrait d’enfant tient une place particulière, car le domaine est resté épisodique dans l’art européen et Ingres y fait montre d’une acuité indéniable. Le Portrait de Charles Lethière a l’air d’une magistrale remise en cause de l’idée de l’enfant comme adulte en miniature : assis sur un fauteuil bien trop grand et luxueux pour son âge, le petit garçon est croqué avec une savoureuse expression d’étonnement mêlé d’aisance ; probable fils de notable qui voulait affirmer le statut de son rejeton, tandis qu’Ingres entend créer une distance entre son rang social et son âge qui lui interdit évidemment d’en prendre conscience. Prouesse de proximité et de psychologie immortalisées par le graphite, le Portrait de la famille Stamaty est assurément un apogée du genre chez Ingres, toutes techniques confondues. Autour de papa maman régnant en majesté, les enfants se tiennent selon leur âge et leur sexe : la fille est interrompue dans sa pratique du piano, le petit dernier se blottit dans les bras de sa mère en jetant un regard défiant, le fils possède une assurance affirmée et rapprochée de celle du père. La composition ingénieuse, où chacun est pris sur le vif sans aucune raideur, dut incarner au XIXème siècle un prototype du portrait familial ; et il ne serait pas hasardeux d’affirmer que le Portrait de la famille Bellelli de Degas s’inscrit dans la lignée du chef-d’œuvre d’Ingres.

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L’exhaustivité de ce parcours dessiné s’étend même aux dessins d’après les maîtres. Quand Ingres copie ses illustres prédécesseurs, il apprend le pouvoir du trait dont se réclame toute une tradition de l’Art à laquelle il finira par contribuer. Ainsi le répertoire Renaissance par exemple, de la gravure de Dürer stupéfiante par son style acéré presque trop fidèle à La Belle Ferronnière où il approche Léonard, en passant par les méandres bizarres des nymphes sculptées de Goujon. Ce monde de formes et d’idées permet à l’artiste de confronter sa personnalité à celles du passé, pour mieux s’approprier des bases qu’il saura métamorphoser.

(JPEG)Ah Madeleine ! L’épouse aimable, compagne de plus de trois décennies de mariage que seule la mort écartera, est comme la Fornarina d’Ingres, modèle, muse et motif. Dans le sens où cette dame bonhomme devient l’objet d’une attention esthétique délicate sous le crayon amoureux de Monsieur. Titien comme Rubens s’invitent dans l’attitude et le costume du Portrait de Madeleine Ingres à la pelisse avec cette même expression de tendresse passionnée : au-delà du regard amoureux de la dame, le message de ses yeux résonne encore comme un appel à contempler les formes pleines et rondes de son visage, certes harmonieux mais sans beauté prodigieuse. Le grand exemple des maîtres paraît de même convoqué dans le Portrait de Madeleine Ingres coiffée de fleurs, plutôt Rembrandt et son épouse en Flore, femme ornée de fleurs dans la chevelure et de somptueux sur l’habit. Alors qu’Ingres reprend un peu l’esprit rembranesque avec la pose, la parure végétale et le beau vêtement, son dessin néglige tout faste pour mieux sublimer l’ovale frontal du visage de Madeleine. Et le charme culmine dans ses yeux, ceux de l’amour vrai et sobre, en apportant encore plus d’émotion à l’un des derniers hommages dessinés à la femme chérie.

L’exercice délicat du portrait de notable offre des représentations parmi les plus fortes et les plus contrastées chez Ingres. Au point que son portrait de Louis-François Bertin est devenu un phare pour l’art, l’esprit et la société du XIXème siècle français, montrant comme jamais l’ascension évidente de la classe bourgeoise. Le caractère peu affable du patron de presse aurait pu conduire à un monolithe repoussant : Ingres en fait un symbole fascinant, un fauve en veston. Les teintes froides du modèle et du cadre incitent à la caractérisation psychologique de Bertin, l’œil terrible et incontesté couronné de vives tempes grises, car la chevelure est ce qu’il y a de plus agité dans cette peinture. Tout, en effet, n’y est qu’énergie contenue et superbe organisée où Ingres excelle à faire voir la puissance de l’esprit dans la chair ; le chef grassouillet, tout satisfait, s’arque sur des bras aux airs de piliers courbés jusqu’aux mains potelées qui ne cachent pourtant pas leur nerveuse domination. Comme prêt à se dégager de son habit et de sa chaise, le Bertin d’Ingres illustre son invention subtile, toujours à l’affût de poses inoubliables (et l’on raconte que celle de ce portrait ne fut pas des plus simples à trouver, prise par le modèle lassé après une longue et vaine pose...). L’homme de pouvoir qui affiche la fragilité de sa personnalité est Le comte Mathieu-Louis Molé, et sa grande figure osseuse où se dresse une tête qu’on dirait marquée par un souffle romantique, la chevelure un peu défaite et les yeux d’une profonde rêverie, assez rare pour un ministre de Louis-Philippe. Dans ces tristes variétés d’ocres, visage et mains, ces habituels marqueurs de l’esprit, émergent avec sincérité dans la lueur.

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Piété, volupté

(JPEG)L’époque de la Restauration, en pleine ébullition catholique, développe une ferveur digne du temps des cathédrales... et qui demande des images. Ingres s’y consacre dans quelques grandes toiles où les ambitions du peintre d’histoire sont parfois dépassées par la démesure de ses projets. Le Vœu de Louis XIII illustre une vision du roi dévôt, agenouillé devant l’autel ; au-dessus de ce monde bien réel apparaît en gloire la Vierge à l’Enfant, entourée par une flopée angélique et dévouverte par des rideaux à l’image de la Madone Sixtine de... Raphaël ! L’emprunt très direct frôle le pastiche, la grâce maniériste des anges et l’orangé immatériel du registre supérieur sauvent le tout. L’échec le plus terrible d’Ingres vient au salon de 1834 avec Le Martyre de saint Symphorien, sèchement accueilli. L’échantillon des très nombreuses feuilles préparant le tableau incite pourtant à estimer sincère et réfléchie l’élaboration d’Ingres : il décline le nu avec muscles et postures sous tous les angles, précise l’expression de chacun lors du moment dramatique, réalise précisément les drapés. Et la machine s’emballe car Ingres pèche par excès de conception intellectuelle d’un morceau de peinture qu’il voulait grandiose et qui terminera insulté. Le public parisien n’aura guère de tendresse avec ce Martyre, freinant brutalement la production religieuse publique du peintre.

Mais pas sa peinture d’histoire monumentale, car le pouvoir lui réclame pour le Louvre L’Apothéose d’Homère, transposition moderne et "historique" du Parnasse du maître adulé par Ingres. Il met au centre le très digne père de la littérature occidentale, entouré de personnages de la culture et de l’Histoire dans un regroupement mi-politique mi-personnel : en bas se reconnaissent les grands esprits de la France, Poussin montrant du doigt à gauche, et Molière, Racine ou Bossuet dans l’angle droit ; et près d’Homère se pressent fiers Grecs et nobles Romains, tels Alexandre et son peintre Apelle, côtoyant deux génies italiens modernes avec Dante pour la littérature et, pour la peinture, l’inévitable Raphaël délicatement pris par la main. Si la solennité, le thème et le contexte évoquent le terme "classique", Ingres dépasse encore les étiquettes faciles en plaçant autour d’Homère des allégories féminines à la fascinante attitude boudeuse et surtout en s’efforçant de faire des portraits ressemblants, du moins dans l’esprit, de personnes alors disparues depuis bien longtemps... Cette heureuse union des deux genres (histoire et portrait) explique sans peine que l’on ne plaça pas longtemps l’œuvre de manière décorative sur un plafond, comme cela était prévu, mais qu’elle fut rapidement exposée comme n’importe quel tableau, unique en dehors de tout cadre : L’Apothéose d’Homère est ainsi encore regardée comme une des plus grandes réussites d’Ingres dans le registre historique.

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Retour à Rome en 1834, en tant que directeur de la villa Médicis, la prestigieuse académie de France à Rome qui l’avait d’abord accueilli comme pinceau prometteur. Les responsabilités administratives ne sont pas synonymes de baisse de l’activité créatrice : au contraire, Ingres se renouvelle, dans tous les genres qui lui sont chers, ou presque. La peinture d’Histoire, incarnée par une version d’Antiochus et Stratonice, transcrit la tension de la tragédie antique dans un cadrage choisi, évoquant une scène théâtrale où les figures passives ou tourmentées se fondent dans la précision archéologique d’une chambre colorée. La provocante alanguie de l’Odalisque à l’esclave, présentée par une gravure et des dessins, poursuit l’effusion des plaisirs de la Dormeuse de Naples : se prélassant au son des cordes, la cloîtrée dans le harem s’étire de plaisir en goûtant à la musique ou à toute autre extase des sens qu’on ne saurait éluder ; le désir sexuel devient assouvi car asservi. Dans cet orgasme des sensations qui tend à la plénitude, avec le narguilé au goût suave et l’éventail pour dispenser une brise sur la peau échauffée, la femme tout en longueur et langueur dévoile, et des bras délacés, et une chevelure à l’abandon, et un visage satisfait, et une gorge qu’elle donne, et des seins appréciables, et un ventre gonflé d’envie, et un pubis consentant. Seuls les cuisses et le bas du corps ne se montrent pas, voilés par un drapé qui se joint à tout ce décoratif aussi matériel, volontiers concupiscent.

(JPEG)Désormais célèbre, l’artiste ne peut couper aux demandes des personnalités qui désirent leur portrait d’Ingres. Celui de Baltard, architecte de feues les Halles de Paris, prend comme fond une partie des façades de la villa Médicis, tel un hommage à la discipline de cet homme, dont on ressent toute la sympathie par les traits vifs et immédiats. Ou alors, en guise d’exercice indispensable ou de confrontation complexe, Ingres dessine aussi son Autoportrait à mi-corps, finalement peu flatteur dans sa face poupine et sa mèche faussement rebelle ; néanmoins la pose triomphale, qui joue littéralement des coudes, donne un air aussi important que sincère au portraitiste se portraiturant. L’expression consacrée "violon d’Ingres" n’est pas qu’un lieu commun : l’objet a bel et bien existé, encore conservé et présenté dans le parcours au sein d’une section consacrée aux musiciens. Si la peinture et le dessin étaient les pratiques artistiques par excellence pour Ingres, il ne négligeait pas la musique, tant dans la pratique que la fréquentation des compositeurs et interprètes. Là encore, la sensibilité d’Ingres s’accorde parfaitement avec le tempérament de ces créateurs, notamment l’admirable Portrait de Franz Liszt, un jeune homme romantique et songeur, un peu blasé dans son attitude raide où il s’appuie au dossier d’une chaise, davantage investi avec son expression tournée vers un ailleurs plein de sons exaltés. Au contraire d’un Portrait de Niccolo Paganini fait lors du premier séjour italien, avant que leur amitié ne soit contrariée par l’évolution de la carrière du violoniste : déjà Paganini triomphe en présentant avec une véhémence contenue les moyens de son succès, tandis que le cheveu nerveux entoure un visage sans l’ombre d’un doute. Ce portrait d’un homme comme d’un violon peut aussi s’interpréter comme un hommage d’un artiste à un autre, s’exprimant différemment pour atteindre la même émotion : le violon, grand moyen de l’art, devient alors un lien évident entre l’amateur et le grand interprète.

(JPEG)Le maître et surtout son atelier vont contribuer dès le milieu du XIXème siècle à la grande entreprise du renouveau religieux en France, entre autres à Paris et ses églises qui font l’objet de grands ensembles peints. Cette production singulière donnera des résultats plus ou moins heureux ; elle privilégie l’épure, celle de la Grèce classique, mais surtout la Byzance médiévale et l’Italie du XVème siècle, dont les arts chrétiens sont alors considérés comme des modèles. Dans le cadre du décor pour la chapelle en mémoire du duc d’Orléans, Ingres réalise les cartons de vitraux, ainsi Saint Raphaël archange d’une splendide pâleur, ou Sainte Hélène impératrice et sa parure gemmée autant que dévote ; la contamination de techniques, entre peinture, dessin et art du verre, va jusqu’à donner un relief illusionniste aux personnages semblant sortir de leur cadre. Ingres déploie aussi son talent de peintre religieux dans les images de Marie, qu’il s’agisse de La Vierge adorant l’Enfant endormi, préfiguration de la Passion baignée dans une douce atmosphère floue, dont la sécheresse du coloris s’accorde bien avec les yeux clos pleins de douceur de la Vierge et l’Enfant ; ou alors dans La Vierge adorant l’hostie. Concernant cette dernière, plus précisément la version en tondo (format rond du Musée d’Orsay, les courbes des formes et des volumes restituent la forte ferveur de cette image irréelle mais intense. Puisant ses sources chez les maîtres de la Renaissance (dont Raphaël, évidemment !), Ingres crée une nouvelle image consacrée au mystère du corps du Christ incarné, face à sa mère en prière, avec un grand équilibre qui se traduit par la frontalité et une certaine symétrie, adéquates pour un tableau de dévotion. C’est en quelque sorte une revanche sur Le Martyre de saint Symphorien, Ingres s’en remettant davantage à l’émotion intériorisée qu’à la vigueur des attitudes.

Au temps de l’Âge d’or, commande pour le château de Dampierre (Yvelines) peu de temps avant le retour définitif d’Ingres en France en 1841, tout semble possible : la renommée le consacre peu ou prou le plus grand peintre du moment, l’amenant à ce projet fabuleux. Hélas, la mort de Madeleine en 1849 stoppera Ingres dans cette belle entreprise, il laisse une peinture inachevée mais réussie et comme à son habitude un ensemble de dessins jamais négligés. La sélection, provenant essentiellement de Montauban, parle d’elle-même et Ingres sait jouer encore des formes comme personne : ses nets coups de graphite sont tempérés par les vivaces estompes, et la chair remue sur le papier. Ces figures nues, d’une volupté insouciante, se prélassent ou s’aiment ; la pondération systématique de leurs attitudes comme l’attrait du nu pour lui-même interdisent toute pensée scabreuse. L’esprit des dessins est bien incarné par le projet peint, certes ébauché. Mais l’atmosphère qui s’en dégage, sorte d’Eden atone dans une abstraction de lieu immaculé, rend au final cette œuvre très moderne, prélude aux compositions détachées de Puvis de Chavanne.

Des femmes, des femmes... et des femmes !

(JPEG)Ingres termine sans faute son parcours sous le Second Empire. Régime qui lui apporte son cortège de femmes s’imposant, de celles dont l’aisance signifie la richesse et la grâce. La jeune Vicomtesse Othenin d’Haussonville se cale mutine contre une console ; par son attitude, elle crée une subtile torsion de son corps, entraînant alors la tendre inflexion de son index sous sa joue. La dame scrute, avec ses yeux outremer, le peintre/spectateur, ravi devant cette tendre grâce réservée, de celle de sa robe bleue placide sans plis contrariés. Et là le miroir, encore, se déploie : une nouvelle image, la nuque exquise et son chignon compliqué rendu par touches larges mais justes. La beauté se cache donc dans toutes les formes douces du corps de la vicomtesse, consacrée demoiselle dans sa lisse jeunesse. Pour La Princesse Albert de Broglie, Ingres démontre (s’il le fallait) toute l’importance accordée par son art à la couleur. L’intérieur tend à être dépouillé, faisant mieux ressortir sa touche agile, dans la robe bien froissée, azur somptueux entaché de blancs nécessaires pour les coups de lumière du réel, ou bien les ors mats et brillants du siège. Il pousse davantage son talent dans l’atmosphère où se fondent les traits, ses yeux de biche ciselés comme des rubis, le sourire esquissé, aimable, de ses petites lèvres, jusqu’au cou sculpté par la lumière. Une épaule dénudée introduit un semblant de malice avec la chair découverte, telle cette main gauche déposée face à nous, et alourdie par le luxe des bracelets mouchetés de perles.

(JPEG)Madame Moitessier se fait portraiturer deux fois, dans des œuvres à la mise en page comme à l’esprit très différents. Celle de Londres la présente posant la tête contre ses doigts frêles, à l’instar de la vicomtesse d’Haussonville, plongée dans un beau cadre esthétique, point trop n’en faut, rappelant Madame Rivière peinte un demi-siècle auparavant. Qu’on en juge : sa vaste robe, et ses rubans flottants et son motif en fleurs enveloppent à merveille son corps au milieu des accessoires, entre le meuble rocaille et l’éventail. Fidèle à son miroir, Ingres en fait probablement ici l’usage le plus terrible. Non seulement la dame qu’on nous montre de trois quarts s’y reflète de profil, comme une impératrice antique ou ancienne déesse, mais aussi peut-on distinguer derrière son image dans la glace, comme un autre miroir ou du moins la présence d’une autre ouverture créant une confusion des espaces. Cet implacable portrait dans le portrait ainsi que l’ambiguïté troublante du réel et son reflet, mais rejetés comme un élément décoratif, propulsent Ingres au pinacle de la modernité ; il y a même dans sa remise en cause d’un intérieur quelque chose d’un Matisse. Le second tableau, à Washington et plus précoce, dépeint Madame Moitessier toujours dans l’intimité de ses appartements, de nouveau en tenue impeccable, encore environnée de ses objets bourgeois. Oui mais Ingres déroge un peu à la règle (à sa règle ?), comme on commence désormais à en avoir l’habitude. Tout d’abord, la dame est presque en pied, fait assez rare chez le portraitiste pour être significatif, conférant à son air peu inspiré une stature plus conséquente dans cette disposition du modèle presque de face. Mais aussi, et surtout vu le primat graphique accordé au génie du peintre, Ingres prouve son appropriation indiscutable d’une palette chaude et sombre à la fois. Seules les parties dorées du fauteuil et l’ivoire de la chair réchauffent le mur tapissé en bordeaux, et plus encore le noir de l’habit. Noir pertinent, virtuose même, celui de la dentelle diaphane ou au contraire du dense volume des velours où se noie la lumière. Le noir n’est pas de ces teintes faciles à restituer dans la subtilité de sa gamme, Ingres y réussit pleinement, d’une façon pourtant bien différente de la "manière espagnole" de Manet légèrement postérieure. Au bout de cette galerie de triomphes de dames, Madame Moitessier incarne à elle seule la femme des portraits d’Ingres : aussi magnifiée que proche, toujours incarnée comme idolâtrée, elle symbolise cette peinture qui creuse son pénétrant sillon dans une longue (r)évolution éthérée.

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Chez Ingres, il sera question de femmes jusqu’à la fin ; véritables ou rêvées, elles se confondent. La statue, la déesse, l’idéal de pierre devenu chair prend forme dans La Source : décor suffisant pour une jeune fille qui verse son liquide de vie. Avec ses cheveux ruisselants, son visage magnétique, son hanchement affriolant, quel dommage que le double dans l’eau se contente des pieds ! À l’époque du tableau, Ingres a 76 ans, autrement dit un vieillard toujours frais, toujours surprenant, toujours à disposer une esthétique cérébrale et la beauté réaliste dans une sensualité magistrale. Le monstre aussi peut être féminin, entre autres dans la mythologie grecque illustrée par Œdipe et le sphinx et ses deux versions réalisées à plus de 50 ans d’intervalle. Et de distance : l’esprit davidien règne dans le tableau du Louvre, de 1808, puisqu’Œdipe n’est encore qu’un esprit sain, d’un calme absolu opposé à l’effroi du fuyard à l’arrière, dans un corps sain, jeune et masculin donc beau. L’esthétique néo-classique est pleinement illustrée par le statisme statuaire du héros, immortalisé en pleine gloire de l’esprit et du physique. Alors que dans le tableau tardif, notre protagoniste a le canon davantage ramassé, mais prend place dans des tonalités plus chaudes, vibrantes, guère reniées par la masse moelleuse des rochers ou le paysage esquissé au fond. Ce qui relie ces deux œuvres, outre le thème, c’est la manière perverse dont Ingres mêle le joli et l’effroyable dans la sphinge : raide créature, dans un profil apparemment imperturbable, puis monstresse au regard piqué ou implorant, toujours pourvue de ses mamelles pointées vers l’adversaire...

(JPEG)Ainsi prend fin le règne de Monsieur Ingres (et l’exposition), pris dans un flot décontenançant de hanches et d’effluves, nommé Le Bain turc. Le vieux génie y déploie un véritable testament plastique, souligné par les dessins dénudés non seulement pour le tableau, mais aussi pour d’autres belles filles ou des saintes ! L’étude graphique aide à percevoir les pouvoirs passionnels du corps, qu’elle serve à des tableaux bien chastes ou moins pudibonds. Là, l’excitation hédoniste est pleine : catalyseur fait de seins, fesses, pubis et cuisses à raviver une libido, le tableau invite à regarder par l’amplifié trou de serrure de quelque harem potentiel. L’étagement habile des plans comme juxtaposés, les différentes formes de beauté et les préoccupations purement sensorielles de ce gynécée évoquent comme il faut le goût coquin du commanditaire, heureux possesseur d’un autre chef-d’œuvre sexuel, L’Origine du monde de Gustave Courbet. Jamais Ingres n’avait autant saturé l’espace pictural d’un tel mélange de sensations, joli écho aux hymnes baudelairiens : de la vision dépassée par l’excès de nymphettes concentrées (certains parleront de vers grouillants...) à l’ouïe enchantée par la joueuse de luth, en passant par le goût discrètement perçu dans la nature morte du premier plan ou les parfums migrant dans la chevelure d’une suave blondeur, et bien sûr ces chairs fiévreuses qui se touchent sans ambages, on comprend pourquoi l’œuvre resta longtemps en mains privées et interdite à nombre de regards jamais innocents... Pourtant, Ingres y laisse un évident témoignage de l’étendue de sa carrière de peintre de femmes, en la personne de la musicienne du premier plan pareille à la Baigneuse Valpinçon, la danseuse debout derrière dans une posture à la Angélique, ou une autre captive près d’elle à la tête soutenue par une main évoquant le geste de certains portraits de femmes distinguées. Même dans l’auto-citation, Ingres se réinvente jusqu’au bout, s’assurant une heureuse fortune : si ses disciples reprendront trop souvent ses formules en stéréotypes, plus d’un moderne reconnaîtra l’art ingresque dans son formidable désir de renouveau de la peinture.

Belles œuvres pour bel hommage

(JPEG)Après avoir tout vu et tout lu dans cette exposition, certains pourront se demander si Ingres leur est si bien connu et correspond en tous points à l’image qu’ils en avaient. Au choix : l’auteur de quelques grandes œuvres intéressantes, avec des demoiselles toutes nues ou vêtues pour les portraits, et à l’inverse un artiste peu novateur un brin ennuyeux, fanatique de la ligne et incapable de saisir l’intérêt de la couleur, d’où l’infâmant anagramme-surnom bien mérité d’"en gris". Espérons que chacun y découvrira un artiste dont on ne se lasse guère, souvent inattendu, 60 ans d’art à son actif, et qui ne faiblit pas. S’essayant à bien des genres, il ne deviendra jamais le peintre d’histoire auréolé des préceptes de David, mais demeure pour amateurs et néophytes le portraitiste le plus fabuleux d’une époque. Son aisance à caractériser les expressions n’a d’égale que son inventivité dans la pose et sa capacité à enjoliver sans que l’œil n’en soit gêné ; talent qu’on retrouve dans les mythiques odalisques, symbole d’Ingres tout comme son violon.

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La gageure était donc de montrer les grandes étapes avec des œuvres emblématiques, replacées dans une carrière immense dans la longueur et dans les thèmes. La dernière rétrospective remonte aux années 1960 (et la première à l’Exposition Universelle de 1855, donc du vivant de l’artiste, à Paris et en même temps que... Delacroix) où le parti était chronologique, donc linéaire. Facilité que les commissaires d’exposition ont abandonné au profit d’une perspective plus large, faite de regroupements par sujets et de moments artistiques incontournables. L’opportunité de rassembler autant de dessins, rarement vus hors des musées de Montauban, New York et même au Louvre, mais aussi des portraits en collection publique ou privée, en tout cas exceptionnellement réunis, fait de cette exposition un événement majeur, unique puisque plutôt exhaustif. Il faut regretter l’absence de Raphaël et la Fornarina et L’Odalisque à l’esclave du Fogg Art Museum, et le fait que le musée de Chantilly n’ait pu prêter la somptueuse Vénus Anadyomène. Bémol aussi concernant l’absence totale de dessins préparatoires aux portraits peints : au lieu de dissiper un éventuel "mystère" du style ingresque, leur insertion dans l’exposition aurait mieux explicité le rapport qu’entretenait Ingres entre son dessin et sa peinture, de l’idée à son achèvement.

(JPEG)On se rattrapera en comprenant l’étendue du génie d’Ingres, puissant rénovateur du dessin entre nature et idéal, maître en courbes improbables et lignes irrésistibles, mais aussi le fait qu’il demeure inclassable. Son opposition traditionnelle à Delacroix mériterait d’être révisée, en voyant l’usage certes moins impétueux mais tout aussi essentiel qu’il fait de la couleur. Si Ingres lorgne si souvent du côté de Raphaël, certains liens avec les Vénitiens pourront exister pour l’œil connaissant, lorsqu’il copie la Vénus d’Urbino ou s’inspire dans ses portraits de la sage noblesse de ceux de Titien. Plus encore, et ça les textes assez bien faits et les cartels très formels ne le disent pas, c’est le caractère novateur d’Ingres qui surprend. Ou comment dans un cadre établi depuis des siècles, il se livre à des expériences de distorsions ou mises en scène subtilement révolutionnaires sans jamais trop égratigner sa formation classique. Le sommet de cette modernité intervient bel et bien dans les portraits d’hommes importants et de femmes coquettes, sans cesse sublimés par-delà leur statut social convenu dont ils ne pouvaient se départir. Ne serait-ce que par cet aspect, certes essentiel mais parmi d’autres de son art, Ingres est probablement le premier "peintre de la vie moderne" qu’aurait pu imaginer Baudelaire ("Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur et du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et bottes vernies") : chantre du monde bourgeois où se reconnaîtront nombre de visiteurs.


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par Benjamin Couilleaux
Article mis en ligne le 14 avril 2006

Légende des images, de haut en bas, logo inclus :
- première image : La Source, 1856, huile sur toile, 163x80 cm, Paris, Musée d’Orsay
- deuxième image : Le Songe d’Ossian, 1813, huile sur toile, 348x275 cm, Montauban, Musée Ingres
- troisième image : Madame Rivière, 1806, huile sur toile, 116x90 cm, Paris, Musée du Louvre
- quatrième image : Virgile lisant l’"Énéide" devant Auguste et Livie, ou Tu Marcellus eris, 1819, huile sur toile, 138x142 cm, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique
- cinquième image : Raphaël et la Fornarina, 1846, huile sur toile, 35x27 cm, Colombus (Ohio), Colombus Museum of Art
- sixième image : Angélique (étude), 1819, huile sur toile, 85x43 cm, Paris, Musée du Louvre
- septième image : Femme nue dormant (étude pour La Dormeuse de Naples), années 1830, huile sur toile, 29,8x47,6 cm, Londres, Victoria and Albert Museum
- huitième image : François-Marius Granet, 1807, huile sur toile, 75x63 cm, Aix-en-Provence, Musée Granet
- neuvième image : Madame de Sennones, 1814, huile sur toile, 106x84 cm, Nantes, Musée des Beaux-Arts
- dixième image : Portrait de la famille Stamaty, 1818, graphite, Paris, Musée du Louvre
- onzième image : Portrait de Madeleine Ingres coiffée de fleurs, 1841, graphite, Paris, Musée du Louvre
- douzième image : Louis-François Bertin, 1832, huile sur toile, 116x95 cm, Paris, Musée du Louvre
- treizième image : Le Vœu de Louis XIII, 1824, huile sur toile, 421x262 cm, Montauban, Cathédrale Notre-Dame
- quatorzième image : L’Apothéose d’Homère, 1827, huile sur toile, 386x512 cm, Paris, Musée du Louvre
- quinzième image : Portrait de Niccolo Paganini, 1819, graphite, 29,8x21,8 cm, Paris, Musée du Louvre
- seizième image : Saint Raphaël archange, 1842, huile sur toile, 210x92 cm, Paris, Musée du Louvre
- dix-septième image : La Princesse Albert de Broglie, 1853, huile sur toile, 121,3x90,8 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art
- dix-huitième image : Madame Moitessier, 1856, huile sur toile, 120x92,1 cm, Londres, National Gallery
- dix-neuvième image : Madame Moitessier, 1851, huile sur toile, 147x100 cm, Washington, The National Gallery
- vingtième image : Études pour Le Bain Turc : femmes nues dans diverses attitudes, pierre noire, 62x49 cm, Paris, Musée du Louvre
- vingt-et-unième image : Marcotte d’Argenteuil, 1810, huile sur toile, 93,7x69,4 cm, Washington, The National Gallery of Art
- vingt-deuxième image : La Baigneuse Valpinçon, 1808, huile sur toile, 146x97 cm, Paris, Musée du Louvre
- vingt-troisième image : La Vicomtesse Othenon d’Haussonville, 1845, huile sur toile, 131,8x92 cm, New York, The Frick Collection

Informations pratiques :
- artiste : Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867)
- dates : du 24 février au 15 mai 2006
- lieu : Musée du Louvre, hall Napoléon
- horaires : tous les jours sauf le mardi de 9H00 à 18H00 ; nocturnes jusqu’à 21H30 les mercredis, vendredis et samedis soirs
- tarifs : billet uniquement pour l’exposition : 9,50 euros/billet jumelé (collections permanentes + exposition Ingres) : 13 euros avant 18H00, 11 euros après 18H00
- renseignements : La page web dédiée à l’exposition sur le site du Louvre