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Rembrandt et la Bible

Exposition à l’Institut Néerlandais à Paris du 16 février au 26 mars 2006

Pour le quatrième centenaire de sa naissance, impossible d’échapper à Rembrandt. En France aussi, hommage lui est rendu, grâce à une discrète mais riche collection d’estampes du maître possédée par Frits Lugt. Ce dernier fonda l’Institut Néerlandais à Paris, qui présente par roulement ses dessins et gravures rembranesques. Place d’abord à la Bible, le Livre des livres que l’artiste hollandais interpréta toute sa vie dans son style émouvant.


Rembrandt, né en pays calviniste, apprend dès son plus jeune âge le latin et les Écritures grâce à sa position aisée de fils de meunier. Si sa peinture offre des chefs-d’œuvre bibliques avec la Betshabée du Louvre ou Le Retour du fils prodigue de l’Ermitage, la gravure lui permet de s’exprimer de façon plus personnelle. La variété technique, les coûts modérés, la multiplication des épreuves et les débouchés commerciaux propres à cet art entraînèrent Rembrandt à devenir un graveur aussi génial que le peintre. Le genre de l’autoportait en est révélateur. Rembrandt aux yeux hagards, c’est un jeune homme qui se plaît à défier son regard et celui du spectateur, car l’effet d’instantané et la précision de l’outil dans le détail attestent d’un virtuose, sûr de ses moyens.

(JPEG)La Bible contient de nombreuses histoires, savoureuses ou tragiques, dont la portée allégorique est bien perçue dans les gravures. Agar renvoyée par Abraham montre la faiblesse d’un homme de Dieu, qui semble comme rejeter les siens, tant sont proches dans la magnificence de leurs costumes Abraham et sa servante avec son fils illégitime, orientaux parés de tissus et de fourrures ; c’est même un ensemble étonnant sur la condition humaine, Agar et Ismaël (vu seulement de dos) partant abattus mais résolus, Abraham stoïque devant les visages méprisants d’Isaac et Sarah, dans leur foyer. Dès cette œuvre de jeunesse, Rembrandt use du poncif du faste vestimentaire de l’Orient, du détail peu ou prou réaliste avec ici un petit chien, et surtout mêle les techniques de l’eau-forte, d’une certaine précision, et de la pointe sèche, plus large mais avec des effets intéressants sur les variations de clairs et d’obscurs. Cet habile mélange se retrouve près de vingt ans plus tard dans une autre œuvre tirée de ce récit de la Genèse, Le Sacrifice d’Abraham ; arrivé à un moment de maturité, le maître délaisse la netteté qui caractérisait sa première œuvre gravée, au profit d’une lumière significative : baigné dans une lueur divine, le groupe du sacrificateur est saisi à un moment dramatique, où Abraham arrête net son geste et regarde avec étonnement l’apparition angélique, tandis que son fils docile et momentanément privé de la vue ne paraît pas encore au courant de sa délivrance ; incertitude que renforcerait le bélier du sacrifice, noyé dans le flot de ténèbres, comme pas encore présent dans le récit biblique.

(JPEG)Ce balancement entre la représentation et ses significations est primordial dans la vision rembranesque de la Bible. Ainsi, dans Jacob pleurant la mort de son fils Joseph, il s’agit d’une allusion à la tromperie des sens, quand l’un des frères fourbes de Joseph pointe en direction de nulle part, et le vieux couple déjà se lamente suite à la confiance dans leur progéniture qui dupe si bien avec la vraisemblance de la matière, en l’occurrence le sang de Joseph remplacé par celui d’une chèvre... La belle épreuve de L’Ange disparaît devant la famille de Tobit, proche d’un tableau de même sujet au Louvre, implique une relation à la foi plutôt subtile, dans un schéma diagonale dont les figures prennent place dans la trouée lumineuse qu’a créé l’ange rejoignant son monde céleste : Tobit, à gauche, rend grâce à l’ange qui lui a justement permis de recouvrer la vue, puis Tobie (le fils de Tobit, sic !) s’incline devant la créature divine déjà disparue, tandis qu’au-dessus du père et du fils les autres personnages sont étrangers au miracle, ou du moins plus réservés face à sa portée. L’ange vient en effet de montrer sa nature véritable et le moment décrit joue sur les aspects de la vision, celle matérielle de Tobit et l’autre plus spirituelle de Tobie, tous deux croyant finalement à la révélation du divin.

Dans le Nouveau Testament, les moments clés de la vie du Christ sont gravés dans différentes versions, offrant un point de vue renouvelé sur la lecture et la compréhension de la Bible. La grande estampe de L’Annonciation aux bergers présente un cadre naturel imposant, peu fréquent chez l’artiste. Mais ce cadre n’en sert que mieux la mise en scène, dominée par un halo d’où descend un ange venu sur terre annoncer la venue du Messie aux bergers ; ces derniers, à l’opposé, s’enfuient comme leurs bêtes apeurées, pleins de trouble et de stupeur : seul, au milieu, un berger reste debout et calme, d’ailleurs nous regardant avec douceur : peut-être a-t-il compris la bonté de cet éblouissement dans la nuit, tel un proche salut. Les circonstances nocturnes de la naissance du Christ sont un élément tout aussi expressif dans une des versions gravées par Rembrandt de L’Adoration des bergers. Le clair-obscur est bien en accord avec la scène : dans une obscurité totale, une simple torche détache dans la nuit les visages des bergers et de la Sainte Famille. Loin de tout caractère anecdotique, et même sans cadre spatial, cette Nativité met en avant par ses moyens extrêmes le dénuement et l’intimité du moment, de même qu’elle souligne la proche humanité de Marie et Jésus ici sommeillant.

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L’enfance du Christ est aussi l’occasion de savoureuses Fuite en Égypte, petites compositions qui se concentrent sur la simplicité de cet équipage, emportant peu de choses, constitué par Joseph, la Vierge et le Christ ici sans caractère marquant. Insistant davantage sur la solennité du moment, La Présentation au Temple met en exergue la divinité du Christ avec une sobre auréole (finalement assez rare chez Rembrandt), qui dispense néanmoins son rayonnement alentour, seule source lumineuse des lieux. Rembrandt vise ici au monumental, avec la raideur de l’architecture que l’on voit derrière ou ce très frontal gardien du temple, qu’on croirait emprunté à une peinture de Gustave Moreau à cause de son puissant statisme et ses ors vibrants. L’opposition formelle entre les parents du Christ, couple en retrait dans l’ombre quoique débordant de piété, et le prêtre en majesté sur son trône dans son riche vêtement rehaussé d’une multitude de traits, est un contraste fort qui ne doit pas faire oublier le nœud central du récit. Car en effet celui qui tient l’Enfant est Siméon, un vieillard aux yeux clos comme pour signifier sa foi aveugle, serein suite à sa révélation messianique : "Maintenant, Seigneur, laisse ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole. Car mes yeux ont vu ton salut..." (Évangile de saint Luc). Il fallait oser représenter l’apparition d’une divinité à un homme par l’absence de son regard ! L’expression de Siméon est toutefois suffisamment explicite, au point que la scène pourrait avoir une double signification, narrative pour l’épisode de la vie du Christ et mystique avec le vieil homme comme converti à une foi qui s’ébauche.

(JPEG)Deux des états du Christ présenté au temple, grandes œuvres réalisées à la pointe sèche, rendent compte des variations qu’opère Rembrandt sur un même thème. Dans la version la plus ancienne, le graveur place sous l’estrade du Christ une foule bigarrée et agitée, acteurs d’un pièce de théâtre ambiguë dans un décor d’architecture présent derrière tous les protagonistes, d’où cette impressionnante frontalité. Par contre, dans son autre épreuve, le graveur accentue les effets de l’encre, typiques des possibilités de la pointe sèche, provoquant une multiplication des ombres qui rendent les traits plus acérés ; de même, l’évacuation de la partie centrale de la foule met davantage le spectateur en confrontation avec le groupe d’Hérode et son Christ soumis à la vindicte haineuse.

La manière fine des débuts pouvait aussi aller de pair avec des recherches esthétiques sur le clair-obscur. Ainsi pour La Grande Résurrection de Lazare que Rembrandt crée à 26 ans : la mise en page y est plutôt hardie, son miraculé émergeant progressivement de son état de cadavre, encore plongé dans ses linceuls. Tous semblent surpris, sauf le Christ bien sûr : ce dernier se tient très droit sur le couvercle du cercueil, héroïque image d’un triomphateur sur la mort. La lumière, quant à elle, paraît émaner de Lazare lui-même, à l’image de l’acte surnaturel accompli par le Christ : les ténèbres sont chassées par une lueur inattendue, soulignant encore plus l’incroyable du miracle et donc la nature surhumaine du Christ.

(JPEG)Les Trois Croix, ou l’une des œuvres religieuses les plus intenses du XVIIème siècle. La version présentée est celle qui accentue le plus le rôle expressif donné à l’encre. Le récit biblique mentionne bien la nuit s’abattant en pleine journée lors de la Crucifixion, condition respectée et même rendue superbement dans ce déluge de traits qui pulvérisent formes, espace et temps. Une clarté provient en fait des parties non encrées de la planche, principalement au niveau du Christ, le bon larron participant à cette lueur grâce à sa foi, alors que le mauvais, voué à la damnation, nous est à jamais caché. Venue d’en haut, cette lumière est tel un signe d’espoir divin envoyé à l’humanité lors de ce moment désespéré : et un œil attentif remarquera les faibles rayons autour de la tête du Christ, car si sa chair est morte et meurtrie, sa part divine survit pour la Résurrection prochaine.

Parmi les gravures traitant entre autres des paraboles ou de la vie des apôtres, on en trouvera aussi une liée à un épisode de la vie du Christ postérieur à la Passion, Les Pèlerins d’Emmaüs. Rembrandt rend très explicite la nature divine du Christ, ici révélée à de simples pèlerins qui croyaient être avec un des leurs. Cet instant où Jésus apparaît dans la dualité de sa nature est en fait très court : et plutôt que de chercher des jeux luministes, Rembrandt montre à un instant précis la variété des réactions face à l’un des derniers miracles du Christ. L’aubergiste, à peine descendu de l’escalier, ne saisit pas le prodige accompli ; à droite le vieillard au chapeau est sur le point de comprendre, et finalement le personnage de gauche joint ses mains pour saluer l’évènement à l’épreuve de ses yeux et de sa foi. Là est résumée toute la complexité du mystère religieux et sa perception chez Rembrandt, entre nécessité du visible et piété sublime.

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En un peu moins de cinquante gravures, la collection Lugt permet de se faire une idée assez juste du traitement des thèmes bibliques chez Rembrandt, entre 1630 et 1659 environ, soit la majeure partie de la carrière de l’artiste. Il est étonnant de voir la diversité de l’esthétique à travers les périodes et les styles, d’autant que Rembrandt n’a jamais quitté sa Hollande natale. Il faut en fait expliquer le foisonnement de motifs et de lectures dans cette œuvre complexe par le biais de... la gravure, encore et toujours ! C’est grâce à ce médium que finalement Rembrandt connaît bien l’œuvre de Titien, Dürer ou Caravage, et qu’à son tour son art connaîtra une si grande fortune. Car si le Néerlandais fait montre d’une vraie culture artistique et littéraire, son style dépasse emprunts et retranscriptions dans une interrogation profonde sur le sens de la Bible, le rapport entre l’homme et Dieu, le matériel et le spirituel, davantage qu’une longue suite d’histoires. La lumière, de par sa nature à la fois tangible et insaisissable, joue parfaitement son rôle mystique dans des narrations où l’esthétique souvent se mue en une véritable exégèse, où le rapport entre les hommes et leur créateur est tout aussi varié que dans la Bible, permettant parfois plusieurs lectures qui se complètent... La petite exposition, tenant dans une salle, rend bien compte de ce génie et propose des textes très pratiques sur les techniques de la gravure ou la vie de Rembrandt, comme un résumé concis de l’épisode biblique sur chaque cartel, disposition à saluer ! La petite institution disposant de peu de moyens, les vitrines anciennes sont mal concues pour montrer des gravures parfois bien loin des yeux, mais souvent près du cœur. Peut-être est-ce finalement le message le plus intéresant de ces gravures bibliques, même en des temps propices à la mort de Dieu et de la culture religieuse : au-delà des confessions, l’art peut entre les mains d’un génie transcender les spécificités d’une croyance et lui donner un souffle universel d’intimité et de sensibilité.

N-B : Pour des raisons pratiques, les gravures illustrant cet article proviennent de collections autres que celle de l’Institut Néerlandais à Paris. Il s’agit néanmoins d’épreuves originales identiques ou très proches.

par Benjamin Couilleaux
Article mis en ligne le 13 mars 2006

Légende des images, de haut en bas, logo inclus :
- première image : Le Christ présenté au peuple, 1655, pointe sèche avec ajouts d’encre, 35,7x45,5cm, Minneapolis, The Minneapolis Institute of Art
- deuxième image : Le Sacrifice d’Abraham, 1655, eau-forte et pointe sèche, 15,6x13,1 cm, Washington, The National Gallery of Art
- troisième image : L’Ange disparaît devant la famille de Tobit, 1641, eau-forte et point sèche, 10,3x15,4 cm, Detroit, The Detroit Institute of Art
- quatrième image : L’Annonciation aux bergers, 1634, eau-forte, burin et pointe sèche, retouches par l’artiste au pinceau et encre grise, 26,1x21,9 cm, Munich, Staatliche Graphische Sammlung
- cinquième image : Le Christ présenté au peuple, 1655, pointe sèche sur Japon, 35,9x45,1 cm, Washington, The National Gallery of Art
- sixième image : Les Trois Croix, 1653, pointe sèche, 38,4x44,9 cm, Washington, The National Gallery of Art
- septième image : Les Pèlerins d’Emmaüs, 1654, eau-forte et pointe sèche, 21x15,9 cm, Washington, The National Gallery of Art

Informations pratiques :
- artiste : Rembrandt (1606-1669)
- dates : du 16 février au 26 mars 2006
- lieu : Institut Néerlandais, 121 rue de Lille, 75007 Paris (métro : Assemblée Nationale, ligne 12)
- horaires : tous les jours, sauf le lundi, de 13h00 à 19h00
- tarif : 2 euros
- téléphone : 01 53 59 12 40
- Programme des expositions Rembrandt en 2006 à l’Institut Néerlandais à Paris