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Anything else, de Woody Allen

Le Woody Allen 2003 est un bon cru. Il s’appelle Anything else et raconte l’histoire d’une relation de couple plus que tourmentée. Le cinéaste se rémemore visiblement Annie Hall, sans toutefois retrouver la grâce des sommets de sa cinématographie. Peut-être de quoi nous donner encore plus envie de le retrouver l’an prochain.


Dans Hollywood ending, Woody Allen se faisait aveugle pour ne pas avoir à faire face à ce qu’était devenue l’Amérique. Avec Anything else, il prend le parti inverse. Le cinéaste s’est ici écrit le rôle d’un troublant mentor à la fois sage et totalement détraqué. Il perd par moment le contrôle de lui-même et devient violent. Puisque le monde est devenu fou, autant s’y fondre. On pourrait appeler ça le syndrome Zelig. A l’heure de la guerre en Irak et de la recrudescence d’un certain antisémitisme, David Dobel (Woody Allen) a décidé de reprendre les armes. Il promeut l’autodéfense au risque de se prendre au jeu et conseille en s’amusant au Pentagone de prendre les hormones détraquées d’Amanda (Christina Ricci) pour en faire des armes chimiques. Sa paranoïa n’a pas de limites. La menace est partout. Les Juifs n’auraient rien perdu de leur titre de la minorité la plus persécutée de l’histoire de l’humanité. On retrouve dans Anything else ce sens de la satire mordante si chère à Woody Allen. Son Amérique est une nouvelle fois pleine de drogués, de grosses brutes, de losers, de charlatans et de parents qui se rêvent plus jeunes que leurs enfants.

(JPEG) Le cœur de la guerre est néanmoins ailleurs. In Eros veritas. Anything else est d’abord l’histoire d’une passion destructrice. Jerry est désespérément amoureux de l’impossible Amanda qui refuse de coucher avec lui depuis six mois. Alors que les récentes comédies adolescentes américaines ne traitent le sexe que sous un angle purement comique avec comme seule finalité de savoir qui le fait et qui ne le fait pas, Anything else réinscrit la problématique au cœur du fonctionnement du couple. Les variations de l’entente intime entre Jerry (Jason Biggs) et Amanda sont les meilleurs révélateurs de l’état de leur relation. La sexualité du couple scande les diverses étapes de leur amour. Il y a d’abord le tourbillon de la rencontre, les rapports nombreux et passionnés, qu’on aimerait prolonger à jamais comme fixés dans le marbre. Le désir se fait ensuite plus rare et plus complexe jusqu’à peu à peu complètement disparaître. La scène de l’hôtel où Jerry est davantage préoccupé par le prix de la suite que par Amanda est révélatrice de ce décalage. La question est moins de savoir à qui l’on pense mais avec qui on le fait. Si le désir n’est plus là, c’est que quelque chose ne va pas. Dès la première scène, David Dobel explique à Jerry que si les femmes sont comme le disait Camus « la seule chose que l’homme ne connaîtra jamais du paradis » , il faut savoir se tenir éloigné de certaines d’entre elles. Amanda n’est pas une actrice pour rien. Elle sait être très manipulatrice. Mal dans son corps et dans sa tête, elle engloutie tout ce qu’elle peut y compris les hommes pour se rassurer sur son pouvoir de séduction. Amanda est surtout attirée par les situations à problèmes. Terriblement séduisante, elle avoue elle-même avoir un certain problème avec la notion d’engagement. Le personnage est parfaitement incarné par l’étrange cinégénie de Christina Ricci, rayonnante déambulant dans l’appartement en tee-shirt et en sous-vêtements.

(JPEG) Les personnages d’Anything else ne font en réalité que répéter les mêmes schémas névrotiques. Amanda s’attache à des hommes, s’installe dans une relation puis, prisonnière de la routine qui s’est peu à peu installée, préfère aller voir ailleurs. Harvey (hilarant Dany DeVito), l’agent de Jerry, n’a jamais coupé le cordon ombilical avec sa mère. Agent artistique, il préfère se consacrer à un unique client qui pourrait être son fils sans imaginer une seule seconde que celui-ci pourrait avoir envie un jour de prendre son indépendance. David reproduit le sentiment de persécution des juifs que lui a légué l’histoire. Quant à Jerry, il ne peut ni se faire à l’idée de la solitude, ni à celle de la rupture. Il entretient donc des relations proches du masochisme avec un psychothérapeute, un agent et une petite amie qui le dépossèdent de tout l’espace dont il a besoin pour vivre. Tout ceci se passe d’abord dans leur tête, la référence à l’Ange exterminateur de Luis Buñuel que Jerry et Amanda vont voir au cinéma, vient nous le rappeler. La mise en scène insiste surtout sur le chaos de son quotidien. Dans son appartement avec Amanda, les deux personnages nous jouent une sorte de danse où ils ne cessent de se déplacer, de se fuir, de se retrouver. Lors d’une dispute, ils en arrivent à disparaître complètement de l’écran pendant quelques secondes comme s’il n’y avait plus personne dans le couple. Dans la scène de la visite de Dobel à l’appartement, l’écran se divise en trois. Là, au contraire, le film suggère un trop plein castrateur. On a du mal à tout suivre. L’arrivée de la mère d’Amanda complique un peu plus les choses. Elle s’installe dans son bureau privant Jerry de son dernier espace privé, son lieu de création.

Ce concept d’enfermement vaut plus généralement pour le projet global même d’Anything else. Ce nouveau long métrage est l’occasion pour Woody Allen de convoquer tous les thèmes les plus traditionnels de son cinéma comme s’il ne pouvait pas faire autrement. Névrose, psychanalyse, mépris des intellectuels, satire de la religion, éloge du concret, défense du jazz, etc., difficile de faire plus allénien. Il reprend même certaines discussions, structures, parti pris de mise en scène déjà vus ou entendus dans ces films précédents, notamment Annie Hall. On peut citer comme exemple l’adresse directe du personnage au spectateur, l’ouverture sur les deux blagues explicatives de la narration à venir ou le montage chaotique en flash-back décrivant les diverses étapes d’une relation amoureuse. (JPEG) Woody Allen reste une nouvelle fois fidèle à New York qu’il arpente en très grand connaisseur. Les lieux dans lesquels évoluent les personnages sont plus beaux les uns que les autres. Dans Central Park ou au bord de cours d’eau, c’est à une véritable visite guidée que le cinéaste nous convie. Les intérieurs sont parfaitement décorés et il faut décerner une mention spéciale à la magnifique photographie de Darius Khondji qu’on avait connu adepte de tons beaucoup plus sombres. Les éclairages et les décors montrent une nouvelle fois New York sous un jour romantique même si Anything else n’est pas Manhattan.

La simple répétition d’un univers archi-connu serait indigne d’un grand cinéaste comme Woody Allen. Anything else doit davantage être lu comme une mise en perspective plutôt qu’un simple bégaiement. L’originalité vient du rôle de mentor que le cinéaste s’est donné dans la fiction. David Dobel est un professeur. A plus de soixante ans, il a quelque chose à transmettre à une jeune génération qui s’apprête à répéter les mêmes erreurs que lui-même faisait déjà à leur âge. Jerry est en réalité un personnage de l’univers passé de Woody Allen en puissance. Il s’interroge sur les grandes questions de l’existence comme la mort et le sens de la vie, il est déjà divorcé une fois à vingt-et-un ans, il suit une psychanalyse, s’extasie sur Frank Sinatra et Billie Holiday, refuse de prendre de la drogue car c’est contre son éthique et s’enrage contre les CDs qui stérilisent le son. Ecrivain pour divers comiques et engagé sur un roman, il est fasciné par les mots aussi bien celle d’Amanda qu’il peine à mettre en doute, celle de son agent qu’il ne peut contrarier ou la sienne en psychanalyse puisque son analyste aussi mort que Dieu peine à y articuler plus de trois mots. Avec Anything else, Woody Allen jette un regard rétrospectif sur son oeuvre et sur sa vie pour mieux souligner ce qu’il ne referait pas. Le film peut se lire comme une joyeuse et amère confession. La plus grande leçon qu’il ait apprise est qu’en réalité les actes valent bien plus que les mots mêmes si ces derniers ont leur importance. Il est inutile de passer des heures à exorciser sa peur de la mort, de la rupture. De toute façon, on y passera tous. Le sens de la vie ne nous sera jamais révélé, autant faire les choses du mieux qu’on le peut. Cette mise à distance peut expliquer le tournant comique de l’œuvre de Woody Allen ces dernières années. N’y a-t-il pas plus de sagesse dans une bonne blague que dans un livre de philosophie ?

(JPEG) David Dobel apprend donc à Jerry l’essentiel. Il lui montre un possible chemin du bonheur et de la quiétude. Il ne tient qu’a lui d’être heureux. Il faut pour cela changer dans sa tête son regard sur les choses et les gens. Il ne faut pas se croire lié aux autres par un quelconque contrat et répéter indéfiniment les mêmes choses. Le passé est le passé, l’important c’est l’avenir. Anything else nous dit que malgré toute l’affection que peuvent nous porter les autres, dans la vie, on est essentiellement tout seul. C’est à chacun de penser un peu à soi-même. L’important est d’avoir le kit de survie adéquat. Même si c’est difficile, Jerry doit donc sortir de toutes les complications dans lesquels il s’est empêtré pour tout recommencer sur de meilleures bases. La séparation est le moment crucial de ce processus. Anything else se termine sur par moins de quatre ruptures consécutives tour à tour pathétique, comique, triste et énigmatique. Blessé, Jerry vient de tourner une page importante du livre de sa vie en attendant peut être un nouveau printemps. Plaidoyer pour une revalorisation de la comédie, le film s’achève de manière étrange sur une note amère. Le cinéma de Woody Allen est décidément bien mystérieux et compliqué. Comme tout le reste, le cinéaste ne manquerait pas d’ajouter.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 7 mai 2004