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Après la vie

La trilogie s’achève sur ce mélodrame de l’intoxication porté par deux comédiens en état de grâce, qui révèle, derrière sa noirceur désespérée, une poignante morale de l’attachement.


Tout aussi intense et dramatique que Cavale, Après la vie est avant tout un véritable traité formel sur la question de la représentation de la souffrance au cinéma. Son indéniable épaisseur romanesque n’occulte pas le réalisme et l’acuité de sa description de la toxicomanie. Film profond et étouffant, il semble accomplir le trajet de son personnage principal lors de la séquence générique : une descente sur la ville qui est également une plongée dans la nuit.

Filmé caméra à l’épaule, Après la vie évite l’écueil du maniérisme auquel conduit trop souvent ce parti-pris esthétique (n’est-ce pas, Lars Von Trier ?). Ici, hormis un léger et constant tremblement du cadre, l’image bouge finalement très peu. Il est clair que pour Belvaux, un peu comme pour Cassavetes, l’intérêt de la caméra portée est avant tout de pouvoir être proche des visages des comédiens, de rentrer dans un rapport d’intimité avec eux, d’intégrer en quelque sorte la caméra à leur chorégraphie. La caméra portée permet en effet une plus grande souplesse, à la fois du cadre (il est possible de recadrer légèrement à tout moment) et du jeu des acteurs (qui s’émancipe des traditionnelles marques).

(JPEG)On ne s’étonnera donc pas de trouver dans Après la vie la performance d’acteur la plus impressionnante de la trilogie, à travers toutes les nuances de la souffrance (de la crise à l’apaisement) et de l’addiction qu’exprime le jeu de Dominique Blanc. La figure qu’elle compose se réfère très clairement à une autre Agnès de cinéma, la sœur agonisante du Cris et chuchotements d’Ingmar Bergman. Chez Lucas Belvaux, elle est un personnage pathétique à un très haut degré, complètement engluée dans une tragédie de la toxicomanie au point de littéralement faire corps avec la substance qu’elle s’injecte. D’où cette phrase terrible qu’elle lâche à son mari, pour lui reprocher de ne plus l’approvisionner en morphine : "C’est impossible de penser à moi et d’oublier la came".

Quant à Pascal (Gilbert Melki), la scène générique qui accompagne sa descente sur Grenoble à la tombée du jour nous le présente déjà comme un personnage minéral, au mutisme grave. En un sens, ce personnage est lui aussi dépendant, mais à la dépendance de sa femme. Confronté à la violence poisseuse de sa vie de flic, il trouve une forme de réconfort dans l’accomplissement quotidien d’un pacte (il fournit la morphine à Agnès) qui insuffle une espèce de constance répétitive à sa vie de couple.

Comme l’homme qu’il est chargé de traquer (Bruno, incarné par Lucas Belvaux lui-même), Pascal est épisodiquement rattrapé par la fatigue (ces moments où il ferme les yeux et "vole" des miettes de sommeil, dans sa voiture ou son bureau). Dormant peu, donc, s’acharnant en plus à faire face à plusieurs situations difficiles (la capture de Bruno, la filature d’Alain, la toxicomanie de sa femme), Pascal adopte un comportement de plus en plus borderline, investissant notamment une attention complètement disproportionnée, étant données les circonstances, à la démonstration de "l’adultère" supposé d’Alain (François Morel). Comme l’indique un de ses collègues pastichant Radio Londres sur la fréquence de la police, que Pascal écoute continuellement dans sa voiture, "le café est dans la théière"... Autrement dit, dans Après la vie, les choses ne sont pas à leur place, les priorités sont déplacées...

L’esprit de plus en plus embrumé de Pascal trouve fréquemment une expression formelle adéquate, notamment à travers les variations que produisent la buée matinale et le reflet des nuages sur le pare-brise de sa voiture, à travers lequel il nous apparaît comme flou, déstructuré. De son côté, en proie au manque, Agnès flirte également avec la folie, retranscrite notamment par l’espèce de "bourdonnement" amplifié qui semble produit par ses élèves au lycée, et que le son subjectif nous communique.

Après la vie se structure autour des scènes de couple entre ces deux personnages, et adopte une construction en montage alterné, sur l’un puis sur l’autre, lorsque les évènements les séparent, jusqu’à leurs retrouvailles finales. La première scène représentant le couple Manise intervient très tôt, et serait une scène de couple des plus ordinaires (le mari rentre à la maison, échange des banalités avec sa femme...), si elle n’était en fait comme "grippée" de l’intérieur, par l’anormalité radicale que représente le sachet de drogue glissé par Pascal - dont on vient d’apprendre qu’il est policier - à Agnès, ainsi que les ustensiles dont se sert cette dernière (seringue, élastique, coton) et que Pascal débarrasse après qu’elle a fini. A travers leur rapport de dépendance réciproque, Pascal et Agnès figurent une métaphore excessive des sacrifices et des conventions qui s’instaurent pour cimenter une union dans un temps élargi.

Comme dans Cavale, le silence est extrêmement pesant dans Après la vie, souligné parfois par le tic-tac d’une montre ou par le "son de la drogue" quand le garrot se relâche. Les séquences d’appartement laissent rarement le spectateur respirer, car même le bruit du vent, le "fond d’air", habituellement placé par les mixeurs pour donner une "impression de réel", ou les "sons seuls" récupérés par le preneur de son dans l’environnement du tournage, ne font pas partie de l’ambiance. Souvent dépouillé de texture sonore, Après la vie devient étouffant, épousant en fait la tension entre les personnages et la réalité des crises d’Agnès, qui manque d’air pendant la séquence de l’overdose.

Par ailleurs, c’est dans Après la vie que la musique de Riccardo del Fra, légère et distanciée dans Un couple épatant, inquiétante et étouffée dans Cavale, se fait la plus empathique, épousant les élans des personnages principaux et conférant au film une tonalité de mélodrame. Ainsi, lorsque Pascal, les yeux rivés sur le costume qu’Agnès à choisi pour lui, énonce froidement qu’il ne l’accompagnera pas à la réception des Coste, la musique extra-diégétique impose par son volume et son lyrisme tragique la déception que cette déclaration déclenche chez Agnès.

(JPEG)Lorsqu’il ne les confronte pas directement, parfois avec une grande violence, le film nous permet de suivre les trajets parallèles de ses deux personnages, qui évoluent en écho l’un de l’autre, chacun faisant par exemple l’expérience d’un adultère manqué (Pascal avec Cécile, Agnès avec Bruno). Ainsi, on se rend compte que, pendant qu’Agnès souffre du manque de morphine, mais aussi de l’absence de Pascal, ce dernier s’affaire pour lui procurer des doses, allant jusqu’à négocier avec le parrain local sur le lieu d’un crime. Plus loin dans le film, alors qu’Agnès, en pleine crise de manque, arrête sa voiture et s’allonge dans l’herbe, un raccord nous fait passer à Pascal endormi, affalé de tout son long sur son bureau de policier. Et quand Pascal, repoussé par Cécile (Ornella Muti), ferme les yeux alors qu’il conduit à toute allure, son visage occupant la moitié gauche du cadre, la séquence suivante débute par un plan montrant l’expression inquiète du visage d’Agnès, dans la moitié droite du cadre, alors que parvient à ses oreilles... un bruit de frein (et lorsqu’on retrouve Pascal, il vient effectivement de freiner en catastrophe).

C’est dans Après la vie que l’on s’aperçoit que, alors qu’il suit Alain pour le compte de Cécile, Pascal est lui-même pris en filature par les hommes de Jaquillat, ce dont on ne pouvait se rendre compte dans Un couple épatant. La scène finale d’Après la vie constitue en fait l’ultime (et la plus belle) filature de la trilogie. Paradoxalement, surtout pour un film aussi noir et mélancolique, cette réunion du couple conclue par le sceau d’un nouveau pacte, d’un nouvel "être-ensemble" au sommet de la montagne ensoleillée, constitue la fin la plus optimiste de toute la trilogie.

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 1er novembre 2006