Artelio

accueil > Cinéma > article




 

Caché, de Michael Haneke

On ne sait jamais ce que réserve le passé. Sur cette idée aux variations sans cesse utilisées par le cinéma, Michael Haneke signe un très convaincant nouvel opus, qui inscrit habilement un douloureux récit d’introspection dans un implacable constat politique. Ce troublant dédale formel pourrait d’ailleurs bien constituer le meilleur film français de l’année ...


Comment faire un film politique aujourd’hui en France ? Où en est cette bonne vieille "fiction de gauche" ? Comment métaphoriser la plaie encore béante de la souffrance coloniale ? S’il s’agit évidemment de bien grandes questions pour deux heures de cinéma, Caché, le nouveau film de Michael Haneke n’en reste pas moins une œuvre marquante, au sens premier du terme. Soit un film qui tranche, qui se pose là, qui s’élève au-dessus du flux pour regarder le chemin parcouru et qui observe sans hypocrisie les terres encore à explorer.

Seeing is deceiving

Tout commence comme dans Lost Highway et l’on ne peut s’empêcher de craindre, après les récentes maladresses de Lemming et La moustache, une nouvelle et vaine tentative du cinéma français pour s’inscrire dans les pas de maître Lynch. Soit un couple bourgeois (Auteuil-Binoche, épatants grâce à une maîtrise assez monstrueuse) qui reçoit des étranges cassettes anonymes montrant l’extérieur de son appartement filmé en plan fixe. Cet improbable grain de sable dans une mécanique conjugale a priori bien huilée devient rapidement le révélateur du profond malaise qui semble détruire peu à peu ce couple. La confiance et le désir sont partis sur l’autoroute perdue pour laisser place à une froide et fonctionnelle mécanique du quotidien. Mais le mystérieux filmeur ne pénétrera pas dans l’intimité de la chambre à coucher et le névrosé Georges, présentateur vedette d’une émission littéraire ne tuera pas sa charmante femme Anne, qui vit dans son ombre depuis si longtemps.

(JPEG)Le film en termine donc avec son préambule lynchien pour mieux en arriver à sa grande affaire. Poursuivant ses passionnantes réflexions sur le simulacre visuel entamées avec Benny’s video et Funny games, Haneke fait alors écho à la grande leçon du cinéma de Brian de Palma : plus nous disposons d’images et moins nous savons, ou plutôt moins nous voulons comprendre l’impensable, qui s’avère pourtant toujours le plus probable. Que peuvent voir vraiment ce brave Georges et le spectateur sur ces cassettes ? Qu’en saisissent-il véritablement ? Et qui peut les envoyer ? Lui le manipulateur médiatique qui coupe sans scrupules ses invités au montage, se retrouve alors désemparé face à ces messages de moins en moins codés. Son mal-être transpire de manière de plus en plus évidente, ses certitudes de petit baron du royaume parisien des Lettres se fissurent inexorablement. Il supporte de moins en moins la comédie des apparences qu’est devenue son existence, une success-story fabriquée par l’artifice et le mensonge. Ses tentatives pour reprendre le dessus (sur lui-même, son environnement, son destin) et imposer son autorité se révèlent pathétiques. Car Georges a fini par deviner ce qui se tramait derrière tout cela mais peut-il seulement l’admettre et le reconnaître ?

Le sanglot de l’Homme blanc

(JPEG)Grand film sur le mystère et le poids des origines, Caché possède l’immense mérite de rester tout le long bien en équilibre sur son fil tendu et paranoïaque. Il devient même fascinant à mesure que l’énigme qui le sous-tend s’éclaircit dans un dernier segment forcément déflationniste et magnifiquement déceptif. Le vertige nous saisit alors, si une si petite cause a pu provoquer un tel séisme, c’est que la démultiplication des conséquences fut infinie. La référence est alors évidente et universelle : si tout enfant a eu son Rosebud et a su plus ou moins bien traverser la vie avec ce fardeau, Georges fait partie de ceux qui n’en auront jamais fini avec la scène originelle, ce trauma juvénile qui marque au fer rouge et qui constitue les racines identitaires de tout un chacun.

Mais ce qui aurait pu rester confiné dans la sphère privée prend alors un tour violemment politique quand il apparaît que la faute de Georges, qui ne cesse de le hanter, se double d’un sordide arrière-plan historique. La France est-elle devenue un quinquagénaire blanc, sûr de son fait et de son bon droit ? Le baby-boomer à la mémoire décomplexée, qui a égoïstement joui de tout et ne veut se sentir coupable de rien, constitue l’image même du Pouvoir. Accroché à sa position et à ses privilèges, il a lâchement nié l’Autre (et notamment son idéal-type, l’ouvrier immigré), l’a refoulé dans les marges géographiques et mentales, espérant sans doute ne plus croiser son chemin.

Dans une belle scène minimale, Georges, touché dans sa chair, craque et pleure, avant de se ressaisir. Ses larmes ne sont qu’un bien tardif aveu, filmé impitoyablement par Haneke, cinéaste autrichien qui appuie très fort là où ça fait très mal dans la psyché française. Sa maîtrise formelle et sa rigueur servent parfaitement la puissance de son propos, qui espérons-le, devrait susciter intérêt et débat au cœur d’un automne cinématographique sans grand relief par ailleurs.

(JPEG)

par Samuel V.
Article mis en ligne le 28 septembre 2005