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Cités de la plaine, de Robert Kramer

Dernier film de Robert Kramer (mort en novembre 1999), Les Cités de la plaine se situent sur une ligne de fracture entre documentaire et fiction. La structure narrative du film, dont la complexité peut déconcerter, fait alterner scènes de la vie quotidienne en D.V. et visions oniriques en format traditionnel, mène de front une réflexion sur l’espace urbain et le portrait d’un homme blessé. Mais harmonie et cohérence naissent de la rigueur et de l’intelligence de la mise en scène, comme de la sidérante beauté d’images très stylisées. Artiste inclassable, Robert Kramer suscite une interrogation sur le regard et la notion d’itinéraire, et signe un film dont la force et l’exigeante pertinence excèdent la dimension crépusculaire et la valeur testamentaire.


Robert Kramer, artiste inclassable oscillant entre documentaire et fiction mais irréductible à l’un comme à l’autre, est mort sans avoir achevé le montage de son dernier film. Richard Coppans, son ami et producteur attitré l’a pris en charge, aidé de la fille du réalisateur. On évitera toute dissertation sur la valeur testamentaire de cet ultime opus, indéniablement crépusculaire, mais paradoxalement trop fulgurant, trop exigeant pour autoriser l’exégèse. Les Cités de la plaine ne sont pas d’abord faciles : la structure narrative du film peut déconcerter ou décourager. Elle se donne initialement comme éclatée, semblant s’attacher à l’examen de solitudes parallèles : celle de Ben, sexagénaire aveugle familier-prisonnier des quartiers populaires de Roubaix, et celle de Coralie, jeune urbaniste portant un regard critique sur cette zone qu’elle a pour mission de réaménager. Mais le film découvre progressivement le lien de parenté qui les unit, révélant comme a posteriori sa force motrice : une dynamique de regards croisés sur la vie (de Ben) et sur la ville.

Le regard est le maître-mot de ces Cités de la plaine qui se bâtissent sur la problématique cécité/lucidité. Les deux premières séquences du film s’attachent à différencier deux pratiques de la ville : une pratique de détail, que rend un cadrage approximatif, parcellaire et fragmenté, et une pratique synthétique que traduisent des plans larges, englobants, stylisés. En outre, aux longs cuts au noir, agrémentés d’un champ-contrechamp intégrant l’oreille, qui suggèrent la cécité s’oppose le fondu enchaîné de plans ciblés de la ville, révélant le regard d’une spécialiste qui la perçoit jusque dans ses super-structures les plus abstraites. Deux regards s’opposent donc, l’un oblitéré, l’autre prophétique. Mais rien, bien sûr, n’est aussi simple et la cécité de Ben est aussi chance d’accès à la lucidité. Au début du film, un spécialiste lui annonce qu’un traitement peut lui permettre de recouvrer la vue. Alors ,dans un fondu enchaîné qui est en soi promesse de lucidité, Ben entame l’examen de son passé : l’arrivée en France, le labeur et l’ascension sociale, l’échec de son mariage, le séjour en Algérie, le retour et l’effondrement de son monde illusoire, jusqu’à l’agression qui lui coûte la vue. La réévaluation de soi passe aussi par le mythe, mensonge éclairant qui donne plus d’acuité au regard. De là ces visions cauchemardesques, où, après la traversée d’un fleuve noir - le Styx ? - il accède à une scène de théâtre antique, sur laquelle plane l’ombre d’Oedipe et où se rejoue, de manière paroxystique et décisive, son rapport à la mère, à l’épouse, à la fille. L’accès à la lucidité implique également la participation du témoin, dont la présence inquiète au mariage agit comme un signe et qui, sur la scène antique, redéfinit les places pour confronter Ben à son échec, notamment en tant que père. Autre témoin, sa fille, Coralie, qui, à travers la vitre du bar où il se réfugie, lui reproche d’un regard son absence. Coralie toujours qui constate la douleur folle de son père quand, à son retour d’Algérie, il comprend qu’il a tout perdu. En se faisant témoin de son propre passé, Ben pourra accéder à la lucidité. Mais il lui faut également faire cette autre expérience du regard qu’est le regard de l’autre, le regard sur l’autre.

Sa dépendance conduit Ben à s’ouvrir à l’autre. A l’amitié démonstrative et finalement stérile, aux échanges commerciaux, Ben substitue progressivement reconnaissance et respect. Dans ses relations avec le corps médical, Ben fait l’épreuve de l’échange véritable. Et sur la question de l’échange s’articule la deuxième problématique qui fonde le film, celle du legs. Pour Ben ("fils de"), immigré, se pose inévitablement la question du pays d’origine. Or Kramer associe rapport à la terre et rapport à la mère : lorsque Ben découvre dans un quotidien les photos des massacres en Algérie, son doigt s’attarde sur le visage d’une femme âgée. Arrivé très jeune en France, Ben ne retourne en Algérie que beaucoup plus tard, trop tard, pour constater le décès de sa mère. En amont, le legs est donc à jamais impossible, comme en témoignent les visions fantasmatiques de matricide. En aval, la filiation est également rompue : la réunion tardive à l’image du père et de la fille agit comme un constat d’échec. Le geste d’affection qu’esquisse Ben se heurte à une fin de non-recevoir, sa main tendue reste en suspens dans le cadre. Mais la nécessité comprise de la transmission le conduit à chercher un substitut dans la personne de son jeune guide. Ce dernier étant la figure de Ben enfant (seul âge où il n’est pas montré), on comprend l’importance décisive du legs dans l’accomplissement de soi. Quid alors du refus de Coralie ? Loin de se soustraire à la question de l’héritage et de sa réception, elle s’y confronte à travers sa réflexion sur l’évolution des structures urbaines.

"La métropole absorbe la matrice qui reste un amalgame de pratiques archaïques(...)La métropole s’oppose à la matrice de la même manière que les nouveaux ordres s’impriment sur les débris de ce qui fut." Sa réflexion sur les transformations qu’opère la ville moderne sur les structures anciennes lui permet de dépasser la problématique du legs, en même temps qu’elle souligne l’importance primordiale de lieux. La génération, le passage d’un âge à un autre a pour corollaire nécessaire la mobilité, le passage d’un lieu à un autre. "Je ne suis pas nostalgique, je suis consciente des changements. Je viens de là et maintenant je suis ici." La mobilité, l’abolition des contraintes spatiales sont chez Coralie le signe d’une aptitude à la progression. "Il faut que je parte d’ici, c’est trop petit ; j’ai plein de choses en moi et ici c’est vide." Le regard qu’elle porte sur les structures de verre mi-réfléchissantes, mi-transparentes, sa compréhension intime des lignes géométriques qui dessinent l’espace autorisent le départ, la traversée. A l’inverse, Ben reste prisonnier d’un espace que délimitent grilles, murs et parois. Dans le café où il se réfugie, le poster sur le mur d’un bateau prenant le large souligne son immobilisme. Lorsqu’il se décide à partir pour l’Algérie, la caméra ne le suit pas, le laissant s’éloigner dans la passerelle qui prête au cadre ses limites. Le séjour fait l’objet d’une ellipse, mais aux images du trajet de retour se superposent les bruits de la guerre et les visions cauchemardesques de la mère dans une robe ensanglantée, le tout suggérant l’inmontrable.

En outre, si rien n’était montré du départ, l’image du retour d’Algérie fait écho à celle, récurrente, de l’arrivée en France, confinant le personnage dans une circularité apparemment improductive. C’est pourtant dans la répétition que Ben vient à bout de son itinéraire. La perte de la vue le condamne à une nouvelle appréhension du monde ; quelques plans montrent alors ses mains apprenant à manier désormais seules les objets. Et ces plans convoquent le souvenir d’autres, où l’on voyait ces mêmes mains acquérir la dextérité nécessaire aux travaux les plus durs. Finalement, c’est par ce legs à un enfant qui est à la fois lui et un autre que Ben accède à un après/ailleurs, dans un espace de projection qui évoque le désert de la passion christique et où plus rien ne compte que l’empreinte, que la trace. Mais cette trace n’a pas valeur de testament : c’est celle de l’homme qui marche, inlassable passant et passeur. "Aide-moi, il y a encore tellement à voir !"

par Cédric LeFloch
Article mis en ligne le 17 mai 2004