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Croix de fer

Après avoir proposé sa vision du western (La horde sauvage, Pat Garrett and Billy the Kid, Coups de feu dans la Sierra), du thriller (Guet Apens) et du road-movie (Apportez-moi la tête d’ Alfredo Garcia), Sam peckinpah aborde en 1977 le film de guerre, genre dans lequel le réalisateur américain poursuit sa réflexion sur la nature humaine et son entreprise de démythification de la figure du héros.


Générique de début : à travers un savant montage, mélangeant films de propagande nazie et images témoignant de la réalité du front, Sam Peckinpah annonce rapidement le propos : détruire une à une les figures de tutelle du genre ultra balisé qu’est le film de guerre, tel qu’ il a été jusque là fantasmé par le cinéma hollywoodien, tendance le jour le plus long.

Machine à tendance propagandiste, qui vise à exalter le sentiment patriotique, la plus grande industrie de cinéma au monde n’ a jamais cherché dans le film de guerre à retranscrire de manière véritable la réalite du front. Rejoignant ici le fameux précept de john ford (au cinéma, entre la réalité et la légende, toujours imprimer la légende), et la représentation idéalisée des cow-boys dans les westerns américains, Hollywood a toujours cherché à évacuer toute idée dérangeante dans la représentation.

Le premier des contre-pieds est d’ avoir adapté un roman se déroulant sur le front russe, opposant donc les russes et les allemands, dont l’affrontement avait jusque là été peu traité au cinéma. La figure héroïque et idéalisée du sauveur "américain" est donc ici d’ or et déjà mise de côté. On assiste, en pleine débacle allemande, à l’affrontement entre le caporal Steiner et le capitaine Stransky, ce dernier venant d’ être muté à sa demande en Crimée, et ce afin d’ obtenir la distinction ultime dans l’armée allemande, la Croix de Fer, dont le premier a été décoré.

Cristallisant toutes les oppositions entre les deux hommes, elle symbolise pour Stranski la décoration de guerre à posséder sine qua non, sous peine de ne pouvoir honorer son rang d’ aristocrate prussien, alors que Steiner la méprise, puisqu’elle renvoit aux idées d’ héroïsme, de hiérarchie, et de récompense, que la caporal a en horreur. Elle devient ainsi dans l’optique du capitaine plus importante pour la reconnaissance sociale qu’ elle procure, que par les valeurs qu’ est censé véhiculer celui qui en est décoré. Ceci est mis en exergue par ses agissements, puisqu’il en vient à utiliser les plus vils stratagèmes afin de l’obtenir : mensonge(s), chantage, pressions sur ses subordonnés.

La guerre doit prolonger le système de castes mis en place dans la société civile, selon l’aristocrate prussien, dont le raisonnement vient à justifier toutes les actions douteuses, car réalisées dans le but de perpétuer la lutte des classes, qui passe par des distinctions que seuls des hommes importants peuvent obtenir, donc ceux de l’aristocratie. La Croix de Fer est ainsi la "barrière" qui doit permettre de séparer la classe dominante des classes populaires, elle est le signe de reconnaissance des hommes "supérieurs", ceux dont la caste fait toute la valeur de l’individu. Le fait que Steiner, homme du peuple, l’aît obtenue, et non Stranski, constitue déjà en soi un aveu d’échec pour ce dernier, qui tient à réparer cette imposture.

Le film, construit principalement autour de ce duel, dépasse ainsi largement le cadre limité du film de genre. Il transpose dans un contexte guerrier et de manière simplifiée la pensée marxiste sur la lutte des classes, en même temps qu’il s’interroge sur le caractère vicieux et parfois dangereux des distinctions de guerre, des distinctions tout court, et donc sur ce qui fait la valeur d’un homme aux yeux de la société, surtout lorsque les règles régissant le fonctionnement de celle-ci sont ébranlées.

Steiner, à la fois symbole de l’insoumission, de la résistance, de la droiture et du courage - puisqu’il est décoré de la fameuse distinction - constituerait donc à priori la figure idéale du héros. Présenté au travers d’ actions éclatantes (dès la première séquence, durant laquelle à la tête de son escadron il exécute furtivement des soldats russes), et caractérisé par son refus des compromis, tout laisse à penser que le caporal va être érigé en figure iconique du soldat.

Peckinpah, dans sa démarche mystificatrice, confia le rôle au charismatique James Coburn, acteur aux traits marqués et au jeu minimal, très remarqué dans Il était une fois la révolution de Sergio Leone. Il le filme comme un mythe, utilisant gros plans et contre-plongées, pour renforcer la fascination que provoque chez le spectateur le personnage de Steiner.

Montré comme un homme droit, rebelle, pensant plus que tout à la survie des hommes de son bataillon, il ira même jusqu’ à recueillir dans son bunker un jeune enfant russe promis à une mort certaine sur le champ de bataille. Mais la description humaniste faite de Steiner va peu à peu s’ estomper au fur et à mesure du récit, présentant un personnage plus trouble, victime lui aussi de pulsions et de réactions démesurées, notament lorsqu’il sacrifira un de ses combattants à des femmes russes soldats. On retrouve ici la volonté de Peckinpah de décrire des personnages ambigus, non manichéens, dont les agissements dépassent la frontière ténue entre le bien et le mal. Cette vision pessimiste de l’humain en général est à rapprocher de celle Fritz Lang (dans Furie et M le Maudit notamment) pour lequel la complexité du comportement humain impliquait le fait de refuser toute caractérisation simpliste et binaire (le bon et le méchant) des personnages dans ses récits.

Toujours à l’encontre des idées reçues, le réalisateur américain va également appliquer son regard démystificateur et desabusé sur le reste de l’armée allemande (tout du moins les factions présentées dans le film) : refusant toute image d’ épinal quant à la nature des soldats, il s’évertue à ne les présenter ni comme des barbares sanguinaires, ni comme des personnages purs et innocents (notamment quand un de ses hommes tentera de violer une femme-soldat russe), mais comme des hommes (au sens peckinpahien du terme, c’est-à-dire comme des êtres ambigus) réalistes, conscientes marionnettes du pouvoir militaire et politique, dont l’unique enjeu est de survivre à la guerre, et non de se sacrifier au nom de la propagation de la culture germanique/arienne. La hiérarchie (représentée notamment par le Colonel Brandt) elle même n’est pas dupe quant à l’intérêt et l’issue du conflit, n’hésitant pas à ironiser sur la politique expansionniste du pouvoir en place et sur la débacle annoncée de la Wehrmacht.

Steiner, lui aussi conscient de la proximité de la défaite allemande se retrouve confronté comme les héros de la majorité des films de Peckinpah à la fin d’une ère, qui en appelle une autre, mais avec laquelle il n’aura plus grand chose à voir, et avec laquelle il disparaitra. Car malgré son rejet de la guerre, le caporal ne pourra survivre à celle-ci, ne trouvant comme planche de salut dans cette civilisation décadente que la relation qu’il noue avec ses compagnons de peloton, présentées eux aussi comme des personnages en total décalage par rapport à leur époque. Sorte de famille de substitution pour lui - à aucun moment n’est évoqué sa famille au sens traditionnel du terme - elle présente des similitudes avec celle des mercenaires dans La horde sauvage : goût très prononcé pour la boisson et les femmes, même amitié virile, même fidélité inaltérable, et même destin ensanglanté et tragique.

Comme dans la majorité des films du réalisateur américain,Croix de fer développe une vision pessimiste quant à la capacité des différentes générations à ne pas reproduire les erreurs du passé. Les civilisations, par leur caractère amnésique, seraient donc toujours appelées à disparaitre, victimes de leurs propres excès et contradictions.

Le réalisateur annonce donc un monde à son ultime stade de survie, au bord de l’implosion, comme en témoignent les dernières séquences du film, survoltées et chaotiques, conclues par le rire de Steiner, qui semble tout droit sortir des ténèbres.

De même les bunkers des soldats allemands symboliseraient les derniers remparts avant l’effondrement total et le retour à l’état de poussière de la civilisation, leur caractère exigu et oppressant métaphorisant l’impossibilité de s’extirper de l’impasse face à laquelle le monde se trouve.

La sensation de clostrophobie et d’enfermement, non contente de s’appliquer aux plans dans les bunkers, se propage à travers tout le film, à travers des cadres assez fixes et serrés, chargés et étouffants, qui donnent l’impression de ne pouvoir échapper au champ de bataille, semblable à un monde clos.

Loin de tout discours consensuel quant à la bétise et à l’horreur de la guerre, Peckinpah, dont l’intérêt se porte ailleurs, va s’interroger sur le rapport du spectateur à la violence (aux images violentes plus précisément). Montrant à la fois le malaise (qu’il provoque justement par ces cadres étouffants) et la fascination provoquée par celle-ci (par l’intermédiaire de ralentis envoûtants de soldats mourrant atrocement), il ne cherche pas à l’évacuer, ni à la rendre plus supportable, mais au contraire à la faire accepter en tant que partie intégrante de tout un chacun ; elle ne serait que l’expression de pulsions souterraines et incontrôlées qu’ il ne faudrait pas chercher à réprimer, mais plutôt à maîtriser, ce qui passerait avant tout par la reconnaissance de l’existence de celles-ci.

Oeuvre poussant à la réflexion, mettant en abîme notre rapport ambivalent face à certaines images, qui provoquent en même temps répulsion et envoûtement, Croix de Fer propose une vision inédite de la guerre (et des hommes qui y participent), et ce aussi bien dans le fond que dans la forme. Les scènes de combat sont à ce titre impressionnantes : qui d’autre mieux que Peckinpah a réussi à faire ressentir de manière aussi viscérale le chaos des affrontements et le caractère imprévisible de la mort ? Le côté iconoclaste du cinéaste lui vaudra d’ailleurs de devoir lutter la majeure partie de sa carrière pour imposer sa vision aux studios, ce qu’il ne parviendra malheureusement presque jamais à faire.

Proposant un cinéma à la fois nihiliste, anti-conformiste (deux caractéristiques qu’il partage avec Robert Aldrich, le réalisateur de Vera Cruz, western assez proche dans l’esprit de La horde sauvage), crépusculaire et peu grand-public, qui sonnera le glas du cinéma classique de l’âge d’or Hollywoodien, déclin déjà annoncé par des films tels que Kiss me deadly (d’ un certain... Robert Aldrich), Sam Peckimpah, sorte de cinéaste "maudit", connut une parcours chaotique et peu couronné de succès : il recevra une seule distinction durant toute sa carrière, et en plus pour un de ses films les moins réussis : The Osterman week end (1983).

C’est seulement après sa mort, au début des années 1980, qu’il accéda au rang de cinéaste important, dont l’influence se fera particulièrement ressentir chez John Carpenter (pour le discours contestataire), John woo (pour l’ utilisation du montage), et Martin Scorsese (pour les "explosions" de violence). comme en , qui modifia comme peu l’ont fait jusqu’ici la représentation de la violence au cinéma. Croix de fer en est certainement, avec La Horde Sauvage, la plus belle des illustrations.

par Alexis Robache
Article mis en ligne le 7 février 2005