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Entretien avec George A. Romero

La fuite en avant

Land of the Dead, nouveau film du maître de l’horreur George A. Romero et point final (provisoire ?) de sa légendaire saga sur les morts-vivants, sort le 10 août sur les écrans français. Une conversation à bâtons rompus, chaleureuse et percutante mais non dépourvue d’une certaine tristesse, nous a permis de faire le point sur sa carrière, ses films et son avenir dans le cinéma. De quoi répondre à la question qui nous préoccupe : qu’est-ce qui fait courir Romero ?


Glorifié par les cinéphiles de plusieurs générations, adulé par les zombies des vidéo-clubs, auteur d’une œuvre profondément originale, George A. Romero est une légende du cinéma. Et pourtant, il revient de loin. Non seulement ses films n’ont jamais connu de réel succès lors de leur sortie (quand ils avaient la chance de bénéficier d’une sortie), mais il a dû lutter toute sa vie contre une inactivité forcée, ponctuée de passages à vide et de violentes confrontations avec les producteurs.

(JPEG)George A. Romero est un grand gars de 65 ans, portant catogan poivre et sel et lunettes aux épaisses branches noires, les mêmes depuis des décennies à en croire différentes photos. Ses mains tremblent, mais son esprit est intact, comme sa gentillesse. A-t-il l’air d’un pape du cinéma, à l’allure sereine et à l’ambition confortablement installée dans les pantoufles d’une gloire passée ? Certainement pas : la consécration ne pèse pas lourd face à la frustration des projets abandonnés, à l’angoisse du temps qui passe, au sentiment que la vie et le cinéma ont continué sans lui...

Land of the Dead (sous-titré Le Territoire des morts) marque son grand retour : pas uniquement derrière la caméra [1], mais également aux manettes de sa création, celle pour laquelle, entre toutes, on se souviendra de lui. La saga des morts-vivants était jusqu’ici composée de trois films : La Nuit des Morts-Vivants (Night of the Living Dead), OVNI filmique absolument unique sorti en 1968, bricolé avec trois francs six sous et dont le pouvoir de terreur ne s’est jamais estompé ; Zombie (également connu sous le titre Le Crépuscule des Morts-Vivants - Dawn of the Dead), réalisé dix ans plus tard et constituant l’une des plus violentes et ironiques visions de la société de consommation dans son expansion post-nixonienne ; enfin, Le Jour des Morts-Vivants (Day of the Dead), peut-être l’épisode le moins solide, constat désespéré sur la brutalité des hommes devenus loups face au danger.

(JPEG)Son dernier opus balance entre deux mondes : un cinéma d’exploitation efficace et authentiquement politique hérité des décennies précédentes et en rupture avec la frilosité de rigueur depuis quinze ans, et un cinéma d’action contemporain, en prise avec l’évolution du genre aujourd’hui. Ce film est-il tout à fait réussi ? Peut-être pas. Néanmoins, il est tout sauf chichiteux. Teigneux, direct, il se soucie peu des conventions que le genre horrifique, actuellement dans une nouvelle phase d’expansion, s’impose. Un vrai film rock’ n’ roll, en somme. Parcouru par un sentiment d’urgence, il offre même quelques beaux plans évocateurs de la fin d’un monde, et renforce l’idée d’un sursis dont le cinéma se fait le meilleur garant. Tant qu’il y aura du cinéma, il y aura des images. Et tant qu’il y aura des images, il y aura des gens pour les fabriquer. C’est une histoire de survie, pourrait-on dire.

Romero est pareil à ses personnages : c’est un survivant. S’il reste maître à bord, s’il suit son idée, il n’a pourtant pas réussi, comme son collègue et ami John Carpenter, à trouver sa propre économie productive. Témoin d’une époque qui n’existe plus, toujours au bord de la rupture, il est aujourd’hui isolé, malgré le soutien que lui apportent admirateurs, artistes et producteurs (certains combinant parfois ces trois qualificatifs). Il ne peut que rester en mouvement, passant d’un projet à un autre, chaque fois plus incertain, condamné au provisoire, à une survie qui n’est jamais que temporaire. L’impression que donne aujourd’hui le parcours de George A. Romero est celui d’une perpétuelle fuite en avant.


Le personnage de Big Daddy, le zombie autrefois pompiste noir et devenu leader des morts-vivants en marche, porte le même nom que l’un des héros de Ghosts of Mars de Carpenter. C’était voulu ?

Pas du tout, je m’en suis aperçu après ! J’aimais bien le nom en fait, et c’est plus tard, en bavardant avec John [Carpenter, NDLR] que j’en ai pris conscience. Savez-vous que John désirait participer à Land of the Dead pendant un temps ? A l’origine, il voulait le produire et en composer la musique [2], mais les responsables du studio n’ont pas voulu. En revanche, ce que je voulais absolument, c’était qu’un Noir prenne la tête des zombies, car dans les deux premiers films de la saga, le groupe d’humains qui résistait était déjà mené par un Noir, qui devait figurer parmi les très rares survivants. Cela me permet de montrer à quel point les hommes se déshumanisent tandis que les zombies prennent un aspect de plus en plus humain : en effet, le Noir symbolise l’opprimé, et le fait qu’il passe du "camp" des humains à celui des morts-vivants indique bien à quel point la solidarité et l’humanité ont, elles aussi, changé de camp...

(JPEG)Est-ce que Big Daddy peut être vu comme l’alter ego de Ben, le héros noir de La Nuit des Morts-Vivants ?

Disons que j’ai voulu créer un lien entre les deux films. Le public saura ainsi d’emblée où se trouvent les "héros", si tant que l’on puisse dire cela du zombie...

Contrairement aux personnages de La Nuit des Morts-Vivants, ceux des épisodes suivants survivent, au moins pour la plupart d’entre eux...

Lorsque j’ai commencé à écrire le scénario de Zombie, je pensais m’atteler à une suite logique du premier film, puis je me suis dit que j’avais tout faux. Que je devais en changer notablement le ton, le style. Qu’il fallait évoluer. Car la société elle-même avait évolué : nos préoccupations étaient alors différentes d’il y a dix ans, et mon film devait en saisir toute la portée. J’avais pensé, pendant un certain temps, restaurer un certain ordre à la fin du film. Mais c’était une ambition ridicule : je pouvais très bien ne pas conclure, ne pas tuer tous les personnages principaux comme je l’avais fait dans le premier. Ainsi la plupart des personnages principaux parviennent à s’échapper (provisoirement ?) dans les autres épisodes.

La Nuit des Morts-Vivants était d’une noirceur totale : cette fin désespérée me semblait donc tout à fait appropriée. Surtout à une époque où la ségrégation sévissait encore, où les tensions raciales étaient très fortes. Le Noir, même unique survivant, ne pouvait que périr de la brutalité et de l’imbécillité des hommes. Vous savez, nous avons en grande partie tourné dans les environs de Pittsburgh [3] et, après le tournage, nous sommes tous partis en car à New York pour développer le film. C’est sur la route que nous avons appris, par la radio, l’assassinat de Martin Luther King : on a tout de suite pensé que le film reflétait bien l’ambiance détestable qui régnait alors entre les communautés, et les incidents regrettables que cela pouvait engendrer. C’est cette réflexion qui nous a conduits à conserver cette fin hélas pertinente.

(JPEG)Dans Land of the Dead, vous semblez avoir renoncé aux effets de maquillage créés à l’époque de Zombie par Tom Savini et qui avaient contribué à la célébrité de ce film et du suivant, Le Jour des Morts-Vivants. Je pense notamment au sang, dont la couleur et la texture étaient d’un rouge surprenant...

La logique de mon travail sur la saga reste la même d’un film à l’autre : les films de zombies doivent s’adapter à l’époque afin de mieux la refléter, y compris dans son souci de représentation - les fameux effets gores [4]. Nous avons donc opté pour plus de réalisme et Greg [Gregory Nicotero, chef maquilleur sur le film [5], NDLR] a joliment réussi à donner le change. Encore que, selon moi, ce sont bien moins les effets gores que les maquillages qui contribuent à faire naître la terreur et à crédibiliser les morts-vivants. Vous savez, jouer un mort vivant, ce n’est pas de la tarte ! C’est un rôle comme un autre, très physique, et si les maquillages ne sont pas crédibles, vous pouvez difficilement vous permettre de faire des gros plans. On passait ainsi cinq heures par jour pour maquiller chaque acteur !

Les effets gores, tout le monde peut les faire, surtout aujourd’hui, avec les moyens qu’on a ! [Rires] Les maquillages, eux, ne sont pas à la portée de tout le monde, et il serait facile de sombrer dans le ridicule. Plus vous en rajoutez dans le réalisme, et plus leurs actions vous sembleront crapoteuses, sans que la texture du sang y change grand-chose.

Le réalisme n’empêche pas l’humour d’être très présent : pour chaque humain mordu ou éviscéré par un zombie, vous avez trouvé une idée ou un cadrage différent. Je pense notamment à la scène du piercing, ou encore à ce plan à contre-jour d’un bras arraché dans sa longueur...

Oh oui, il faut bien se renouveler à ce niveau, vous savez, sinon ce serait vraiment répétitif ! [Rires] Mais si je l’ai fait, c’est également à cause de la MPAA [6]. Land of the Dead n’est pas un film indépendant, mais a été produit par Universal. Or Universal ne pouvait pas se permettre de sortir un film souffrant d’une interdiction trop sévère. Afin de calmer leurs supposées colères, nous avons rajouté beaucoup d’humour et quelques effets bricolés. Pour le plan en contre-jour dont vous parlez, j’ai rajouté de la fumée, ce qui crée un effet plus poétique que vraiment horrifique... Et j’ai aussi fait passer des silhouettes de morts-vivants ou d’humains en déroute lors de plans montrant des éviscérations, ce qui permet de cacher les effets gores au moment où ils deviennent vraiment limites !

Ces questions ne sont pas innocentes : l’action de la MPAA est très politique. Et très subtile aussi. Jamais ces gars-là ne vous diront de couper votre film, autrement ils passeraient pour des censeurs. Alors ils vous disent : "Raccourcissez votre film, enlevez soixante-dix plans". Moi, je ne raccourcis pas mes films. Alors j’use de procédés bricolés pour contourner leur système : en collant des silhouettes devant les corps en charpie, je fais un peu comme ce qu’ont fait les distributeurs de Kubrick pour Eyes Wide Shut, sauf que là, c’est moi qui dirige. Si je dois contourner la MPAA, pas de problème, mais personne ne touche à mon film, man !

(JPEG)Vous aviez déclaré vouloir réaliser un film de morts-vivants par décennie : La Nuit des Morts-Vivants dans les années 60, Zombie dans les années 70, Le Jour des Morts-Vivants dans les années 80 et aujourd’hui, en 2005, Land of the Dead. Mais rien dans les années 90...

Non, je les ai laissées passer, celles-là... [Sourire] Je désirais en faire un, vous savez, mais durant la période s’étalant entre Le Jour des Morts-Vivants et Land of the Dead, j’ai tout de même réalisé trois films : Incident de parcours (Monkey Shines), La Part des ténèbres (The Dark Half), d’après Stephen King, et un autre avec Dario Argento, Deux yeux maléfiques (Two evil eyes). J’ai aussi fondé ma propre société de production avec mon ami Peter Grunwald. Nous avons été en discussion pendant trois ans avec New Line, avec MGM, avec la Fox, afin de produire un script dévastateur sur un tueur, puis j’ai travaillé quelque temps sur La Momie, sur Resident Evil et sur tout un tas d’autres projets qui n’ont jamais été concrétisés. Ma frustration grandissant, j’ai décidé de m’éloigner de Hollywood. J’ai voyagé, j’ai pondu le script de Bruiser, puis réalisé le film. Ce n’est pas un grand film mais j’y reste attaché, notamment parce qu’il symbolise ma "fuite" loin de Los Angeles...

J’ai donc raté les années 90, en quelque sorte. Et puis je me suis remis au travail. J’ai commencé à rédiger un scénario assez engagé, qui traitait de la disparition des classes moyennes, de la volonté d’ignorer les problèmes, la misère croissante, la faim, les maladies comme le sida... Je l’ai envoyé un peu partout mais, pas de chance, ce fut au moment des attentats du 11 septembre. Personne n’a voulu y toucher. Ils ne voulaient plus que des films gentillets. Je l’ai donc mis dans un tiroir pendant deux-trois ans. Puis je l’ai repris, retouché, et adapté à une histoire de zombies contemporaine. La plupart des éléments de Land of the Dead - la forteresse protégée par l’eau, par exemple - étaient déjà dans le script original. Simplement, en s’inscrivant dans le cadre de ma saga sur les morts-vivants, ils ont pris une ampleur et une signification sensiblement différentes.

De nombreux éléments donnent l’idée d’un direct, comme sur CNN : on est en permanence dans l’actualité, dans un présent d’autant plus fort qu’il n’a pas forcément d’avenir. On a également pensé élever encore davantage la tour de la forteresse, pour évoquer de manière plus évidente le World Trade Center, mais on a finalement préféré se focaliser sur l’action entre les humains et sur les luttes internes plus que sur l’attaque extérieure. Le personnage de Dennis Hopper est plus maléfique que les zombies eux-mêmes, c’est lui qui provoque la révolution, la scission entre les habitants de la forteresse en créant un conflit de classes inique.

(JPEG)Vous parlez de révolution : vos films sont-ils porteurs d’un espoir qui est encore le vôtre ?

Disons qu’ils constituent une plate-forme grâce à laquelle je peux développer ma vision du monde. Je ne suis pas Michael Moore, je ne me vois pas en prophète, diffusant la bonne parole qui est la mienne. La saga des morts-vivants reste une fiction, ou plutôt une chronique. J’aime la voir ainsi, car elle s’étend sur de nombreuses années et s’adapte aux circonstances, aux périodes de l’histoire américaine. Certes, diégétiquement, la saga se déroule sur trois années seulement, comme le précise le personnage de John Leguizamo - c’est d’ailleurs la première fois que j’inclus une indication temporelle. Mais pour les spectateurs, toutes générations confondues, ça dure depuis 1968 ! C’est toujours la même histoire. Mais l’époque est différente, les protagonistes sont différents, même les voitures sont différentes. On n’est plus dans les années 60. Dès lors que chaque film reflète son époque, on peut parler de saga, de chronique. Il y a une cohérence certaine. Chaque film est également, dans sa facture, révélateur du style des films d’horreur à telle ou telle époque. La saga est donc un document intéressant sur l’évolution du cinéma. Elle évolue presque d’elle-même. Je reviens m’y ressourcer régulièrement, elle m’aide à faire le point sur ma propre conception du cinéma d’épouvante.

Ce que j’émets dans le film, ce sont moins des critiques proprement dites que des observations. J’ai une place définie dans la société, et comme n’importe quel citoyen j’observe le monde tel qu’il se présente à moi, avec mes yeux et ma culture. Je ne plébiscite en aucun cas la révolution, ou quoi que ce soit de ce genre, je me contente de dire "Voilà comment je vois le monde".

Peut-on considérer Land of the Dead comme le chaînon manquant entre le genre horrifique tel que vous et d’autres le pratiquiez il y a plusieurs années et la nouvelle génération surgie récemment, composée entre autres de remakes de classiques ?

Massacre à la tronçonneuse, Shaun of the Dead, tous ceux-là ?...

(JPEG)Oui, et L’Armée des morts, remake de votre propre Zombie, dans lequel les morts-vivants couraient comme des lapins !

Ouais, j’ai vu ça ! Moi je ne ferai jamais courir mes zombies ! Il y a une blague que j’aime faire concernant ce changement : mes zombies à moi s’inscriront à la bibliothèque avant de se mettre à courir ! Comme vous voyez, ce n’est pas près d’arriver ! [Rires] Non, s’il doit y avoir des changements dans l’attitude des zombies, je préfère que ce soit au niveau mental, ou de leur interaction sociale. Alors que les humains basculent dans le cynisme et dans une brutalité destinée à les préserver, les zombies, eux, apprennent à agir comme un corps social uni. En fait, nombreux sont ceux qui considèrent ce nouvel épisode séparément des précédents, peut-être parce que j’ai raté les années 90. Mais je ne suis pas d’accord avec eux : le personnage de Big Daddy est un prolongement de celui de Bud, le zombie cobaye du Jour des Morts-Vivants. Il avait la même rage, la même colère envers les humains. Il était également capable d’émotions, comme lorsque son « père de substitution » (le savant) se faisait tuer par les soldats. C’est également le sentiment d’une injustice lié à un meurtre qui fait de Big Daddy, dès le début du film, un leader, capable de mener la marche des morts-vivants. C’est donc plus de continuité que de chaînon manquant qu’il s’agit.

Je ne cherche pas à provoquer d’émulation dans le domaine du film d’épouvante, croyez-moi. Je sais que ces films ont eu du succès, mais je ne les ai pas vus. Saviez-vous que le remake de Zombie avait obtenu un bien plus grand succès que l’original ? Mais c’est une question d’époque je pense : il faut être au bon endroit au bon moment, avec les bonnes idées. C’est vrai que je ne fonctionne pas comme ça, je ne suis pas un opportuniste. J’ai mes propres idées, et j’essaie de les concrétiser. Je change éventuellement le style du film pour m’inscrire davantage dans le présent, mais rien de plus. C’est ma méthode.

(JPEG)Il est surprenant de constater que, pour la première fois dans la saga, vous avez engagé un casting connu, et non plus composé d’acteurs amateurs. Ne pensez-vous pas que l’effroi naissait justement du fait qu’ils étaient inconnus ?

Si, bien sûr ! Dès lors que les acteurs sont inconnus, on ne peut jamais savoir quel sort leur sera réservé, on a moins d’attentes. J’aime bien ce procédé. Mais ce film, bien plus que les précédents, avait besoin d’un budget conséquent. Or, dès que vous dépassez les huit-dix millions de dollars, vous devez prendre des visages connus. Là où j’ai eu de la chance, c’est qu’on ne m’a pas imposé de casting. Chaque personne présente dans le film voulait fortement en être et s’est impliquée en conséquence. J’ai d’ailleurs eu de longues conversations avec chacun d’entre eux à ce sujet. Paradoxalement (car nous sommes de la même génération), je n’avais jamais rencontré Dennis [Hopper, NDLR] avant, mais après avoir lu le script il était très enthousiaste. A l’origine, c’est un ami de Mark Canton, également producteur du film. Mark a arrangé une rencontre qui s’est très bien déroulée, malgré le fait que nos convictions politiques soient pour le moins opposées [7] ! [Rires] Il m’a dit : "Lorsqu’on m’engage pour jouer un méchant, on attend généralement de moi que je la joue cinglé hystérique. Mais je ne le sens pas comme ça. Ce personnage, c’est un calme, un cynique. Il ressemble à Cheney, à Rumsfeld, un mec comme ça !" Génial, c’est exactement comme ça que je l’envisageais !

John Leguizamo, lui, était fan de la saga, comme je l’ai appris plus tard. Mark a contacté son agent, et John a accepté tout de suite le rôle. Pour Simon Baker, ce fut encore plus simple : je le connaissais parce qu’il avait tourné une série à Pittsburgh durant trois ans intitulée Le Protecteur. Quant à Asia, je l’ai connue alors qu’elle était toute petite, à travers Dario [Argento, NDLR [8]]. C’était donc un plaisir de travailler avec eux, d’autant plus qu’ils étaient très coopératifs alors que le climat ne s’y prêtait guère. Je voulais tourner à Pittsburgh, mais les producteurs ont insisté pour déplacer le plateau à Toronto. Or le Canada, quand on y tourne d’octobre à décembre, c’est pas du gâteau !

Est-ce que Land of the Dead marque la fin de la saga ?

J’espère que non ! Je vais même vous dire ceci : il serait complètement absurde que cela finisse. Ce qui me choque le plus dans la plupart des films, et plus particulièrement les films d’horreur, c’est la recherche du rétablissement d’un équilibre, voire d’un status quo. Comment cela pourrait-il se passer ? "Vous arrêtez de nous bouffer, et en échange on vous laisse vivre" ? Ridicule ! Mes films parlent justement de l’incompréhension grandissante entre zombies et humains. Vous pouvez transférer la situation dans l’Amérique d’aujourd’hui si vous le voulez : disons par exemple qu’on est dans le vieux Sud, que les humains sont en fait les électeurs de Bush et que les zombies sont des musulmans. C’est pareil : il ne peut y avoir de résolution, car jamais on ne cherche à connaître l’autre. La plupart des films d’horreur américains actuels tentent de restaurer l’ordre initial : d’abord ils mettent le monde sens dessus-dessous, puis ils rangent tout à nouveau ! Mais je refuse de me soumettre à ce procédé. Alors certes, je me suis posé la question : "Est-ce la dernière ?", mais c’est en raison de mon grand âge [Sourire]. A la fin de Land of the Dead, l’ordre n’est pas restauré : si le personnage de Simon Baker ne commet pas une dernière tuerie, c’est parce qu’il est suffisamment sensible et intelligent pour se dire que ça ne servirait à rien, que ce serait de la violence gratuite...

On peut imaginer que dans le prochain épisode, des zombies s’enfermeront dans un lieu clos pour se protéger d’humains agressifs...

Oui, ce serait pas mal, ça ! [Rires] Vous savez, j’ai piqué l’idée de mes films de zombies à Richard Matheson [9] : dans sa nouvelle intitulée Je suis une légende, il évoquait l’émergence d’une révolution à travers un seul homme, le dernier homme vivant sur Terre alors qu’autour de lui, tout le monde est devenu zombie. Enfin... dans le livre c’étaient des vampires, mais bon, c’est à peu près pareil.

Je pense avoir voulu revenir à la source de la nouvelle de Richard, car il y a mille choses à dire à partir de ce postulat de départ. Je ne sais pas si dans dix ans je serai encore là pour poursuivre mon travail. Je ne sais pas... On verra bien. Peut-être que quelqu’un prendra la relève ! [Rires]

Qu’en est-il de votre projet visant à mélanger comédie musicale rock et film d’horreur, Diamond Dead ?

J’aimerais tellement faire ce film ! Mais pour l’instant, c’est mal barré... Je ne comprends pas pourquoi, je n’ai jamais eu aucun soutien sur ce projet. Les studios ont eu le script en mains mais ne l’ont pas compris. "C’est quoi ce truc ?!", m’ont-ils dit. Et ils ont pris comme exemples des films similaires mais qui n’ont pas eu un grand succès. Ils m’ont cité Phantom of the Paradise, de Brian De Palma, mais ce film a été fait il y a 25 ou 30 ans ! A l’époque, tout était différent ! Pourtant, j’adore ce scénario. Mais ils n’ont rien pigé. Alors je ne sais pas ce qu’il va devenir. Pour l’instant, il n’est pas annulé. Il faut juste trouver un moyen de le produire. J’en ai d’ailleurs parlé à Asia [Argento, NDLR], qui s’est dite intéressée. Elle se verrait bien tenir le rôle principal du film. On a même des plans pour les décors, les costumes, etc. Mais tout est resté en plan. Il faudrait que quelqu’un d’autre s’implique dedans, man !

(JPEG)Y a-t-il beaucoup de plans de seconde équipe dans le film ?

Eh bien, Matt Birman a tourné quelques scènes gores, et certains plans avec de l’action. Mais il n’y avait pas réellement de seconde équipe au sens où on l’entend d’ordinaire. On devait tourner le film en 42 jours, le tout pour 18 millions de dollars. Le remake de Zombie en a coûté 33. Et la seconde l’équipe avait 35 jours, uniquement pour tourner ses plans à elle, les inserts, etc. Vous voyez où je veux en venir ? Nous, on devait tourner plusieurs scènes en même temps, malgré un matériel restreint. On a même dû acheter une autre caméra en urgence ! Vous vous rappelez du moment où Riley [le personnage joué par Simon Baker] entre dans une pièce remplie de zombies dévorant des cadavres dans l’obscurité ? Eh bien ce noir total nous a permis de camoufler le manque de décor pour cette séquence. J’ai également dû renoncer à filmer certaines choses par manque de temps.

Pourquoi votre chef maquilleur, Tom Savini, a-t-il réalisé un remake de La Nuit des Morts-Vivants ?

Tom a réalisé ce film afin que nous puissions récupérer les droits sur La Nuit des Morts-Vivants, car nous les avions perdus. Le film est tombé dans le domaine public depuis longtemps. En fait, lorsque nous avions imprimé le film, nous avions glissé la marque du copyright à côté du titre, mais pas à la fin du générique. Du coup, quand le titre a été changé, les producteurs ont viré le titre et le copyright avec ! Nous, on était des gamins de Pittsburgh : on avait filmé, monté, imprimé le film nous-mêmes, avec très peu de moyens. On n’était pas très au fait de ce genre de choses. Personne ne s’est rendu compte de notre erreur pendant quelque temps, puis certains s’en sont aperçus... hum !

Estimez-vous que votre style a changé au cours de votre carrière ?

Pas tellement, non. Je continue d’apprendre. Certains trucs me semblent toujours aussi inaccessibles. John Ford lui-même, qui pourtant avait dû réaliser, quoi, 250 films ? [Rires] déclarait être en perpétuel apprentissage. Vous pigez certaines choses que vous réutilisez ensuite, mais ma connaissance reste assez basique.

Y a-t-il des choses que vous n’osiez pas faire auparavant et que vous approchez avec davantage d’assurance aujourd’hui ?

Je pense que tout était plus ou moins lié au budget. Mon style était très différent parce qu’à l’époque je n’avais pas les moyens de prendre de l’ampleur. L’argent ne détermine pas seulement ce que vous pouvez faire, ce que vous pouvez mettre à l’écran, mais également la manière dont vous le faites. A l’époque de La Nuit des Morts-Vivants, je faisais des plans très statiques et très brefs, parce que je craignais de ne pas pouvoir les couper correctement au montage. Sur mes quatre ou cinq derniers films, j’ai utilisé des plans plus longs, j’ai appris à prendre des risques à ce niveau. Ma caméra bouge désormais davantage, et le montage n’en est que plus fluide. J’ai dû voler des plans ou des mouvements de caméra à pas mal de gens, même si mon style reste très traditionnel. Mais je ne suis pas pour autant John Woo, j’hérite davantage d’une tradition représentée par Michael Powell, ou... Michael Mann ! [Rires] J’aimerais bien en tout cas...

Que va-t-il advenir de votre participation à la série Masters of Horror, qui réunit les réalisateurs de nombreux classiques de l’horreur et appartenant à votre génération ?

Je n’en sais rien. Tout compte fait, je ne sais pas si je serai dans la mesure d’y participer. On continue de travailler sur le DVD, mais j’ai quelques problèmes de logistique. J’ai aussi deux autres projets sous le coude que j’aimerais concrétiser. On verra ce que l’avenir me réserve.

Propos recueillis le 28 juillet 2005 avec l’aimable autorisation d’AlloCiné. L’entretien a été réalisé conjointement avec d’autres journalistes, comme cela se fait de plus en plus souvent désormais : cela explique le manque de linéarité dans la liste des questions posées.

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le 9 août 2005

[1] Il s’est écoulé cinq années entre son dernier film, Bruiser, et celui-ci. Et il avait déjà fallu patienter sept ans entre Bruiser et le film précédent...

[2] John Carpenter, réalisateur spécialisé dans l’action et le fantastique, a démarré à la même période que Romero. Il est l’auteur, entre autres, de Halloween, La Chose ou encore Invasion Los Angeles et a signé, généralement sous pseudonyme, les musiques minimalistes de la plupart de ses films.

[3] Pittsburgh, Pennsylvanie, est la ville où a grandi Romero. Il y a tourné la plupart de ses films.

[4] Gore, en anglais, signifie "sang versé". Il désigne également un sous-genre du film d’horreur ayant émergé dans les années 70 et fondé sur une surenchère d’effets sanguinolents.

[5] Savini avait créé, pour Zombie, un type nouveau de simulation de sang, à la texture plus épaisse et d’un rouge vermillon surréaliste, qui a beaucoup fait pour sa réputation de chef maquilleur et pour la gloire du film. Il apparaît également comme figurant dans certains films de Romero. Pour Land of the Dead, il a été remplacé, se contentant de tenir le rôle d’un zombie (le boucher)...

[6] La MPAA (Motion Picture Association of America) est l’instance de contrôle du contenu des films. Elle délivre les visas d’exploitation, impose les éventuelles interdictions et s’implique dans les grands problèmes juridiques auxquels est confronté le cinéma (comme le piratage).

[7] Hopper et Romero sont tous deux issus de la contre-culture des années 60, mais avec l’âge ils ont suivi des chemins différents, Hopper se reportant vers le camp républicain ultra-conservateur et Romero adhérant plutôt aux principes des Démocrates.

[8] Cinéaste italien spécialisé dans le giallo (thriller mystérieux) et le film horrifique depuis la fin des années 60, et dont l’inspiration est aujourd’hui quelque peu en berne, Dario Argento a collaboré avec Romero sur Zombie (il l’a remonté pour une version à destination de l’Europe, plus courte et à la musique différente) et ils ont réalisé ensemble Deux yeux maléfiques, en 1990. Asia Argento est la fille de Dario. Elle a également joué dans certains des films de son père.

[9] Ecrivain réputé dans le domaine du fantastique, Richard Matheson a écrit pour le cinéma, et certains de ses ouvrages ont été adaptés, comme Duel de Steven Spielberg.

Pour une première approche politique de la saga, vous pouvez consulter cette page.

Recommandons également le très bon article récapitulatif (suivi d’un entretien avec Romero) de Jean-Baptiste Thoret, paru dans la revue Simulacres - Numéro 6 (mars 2002) intitulé "Ruines 2".

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