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Entretien avec Michel Ciment

A l’occasion des cinquante années d’existence de la revue "Positif"

A l’occasion des 50 ans de Positif, Michel Ciment revient pour nous sur le cycle de projections organisé au Forum des images et sur l’histoire de la revue.


Comment vous est venue l’idée de cette rétrospective au Forum des images ? Est-ce qu’elle s’est imposée d’elle-même ou est-ce que c’est venu d’une demande ?

C’est une proposition qu’on leur a faite. On travaille avec le Forum des images depuis longtemps. Positif, tous les mois, organise une avant-première prestigieuse avec des films du haut du panier qui sont en couverture de la revue. Le distributeur nous donne une copie et nos lecteurs peuvent voir les films gratuitement sur présentation du numéro. Ca fait au moins cinq ans que ce partenariat a lieu avec le Forum des images. On en est très satisfaits. Le Forum nous a demandé par ailleurs d’organiser d’autres manifestations. Nous avons prévu un week-end, avec une table ronde composée de chefs opérateurs, et, l’année d’après, avec des producteurs. Deux manifestations différentes qui ont été très réussies au point de vue public.

Cinquante ans, ça n’arrive pas tous les jours. On a pensé qu’il fallait faire, au milieu d’énormément de manifestations qui ont lieu autour de ces cinquante ans à New York, à Madrid, à Bruxelles, à Lausanne et dans toutes les cinémathèques du monde, quelque chose de spécial à Paris, quelque chose de grande ampleur. On a choisi le Forum, avec qui nous sommes liés, et qui est un endroit extraordinairement vivant, avec beaucoup de jeunes au cœur de Paris dans de très bonnes conditions de projection. Cinquante ans, cinquante films évidemment. Cinquante années, un film par année. Un film qui a été en couverture pendant l’année en question, de 1952 jusqu’à 2001. Il fallait choisir à chaque fois un metteur en scène différent pour donner une sorte d’éventail assez large des goûts de Positif et de montrer cinquante metteurs en scène à travers leur film.

Comment s’est fait le choix des cinquante films ? C’est un choix des rédacteurs actuels, vous avez demandé l’avis d’anciens collaborateurs ?

Cela s’est fait en comité de rédaction. A Positif, toutes les générations sont représentées. C’est une revue qui est un petit peu unique parce qu’il y a des gens qui sont à Positif depuis 1952 et qui ont maintenant 70 ans. D’autres y sont depuis 1962, comme moi. Il y en a qui ont aujourd’hui 50 ans, d’autres qui ont 25 ans. La sélection a pris la forme d’un grand débat. Les plus anciens ont vu bien sûr beaucoup plus de films. On peut se souvenir des années 1950, de ce qu’était tel ou tel film. Le choix s’est donc fait autour d’une discussion. Il nous posait parfois des problèmes acrobatiques puisqu’on essayait aussi de montrer des films d’origines géographiques très diverses. Il y a 11 films français, 17 films américains, 2 films grecs, des films russes, mexicains, chinois, évidemment taïwanais, iranien et italien.

Quand on regarde cette liste des cinquante films programmés, on se rend compte que vous n’avez pas cherché à rassembler les cinquante meilleurs films de l’Histoire, mais des films qui ont collé à l’histoire de la revue. On remarque l’absence de cinéastes comme Hitchcock, Lang ou Welles...

On avait fait déjà une manifestation il y a dix ans à la Cinémathèque française avec quarante films. On a donc essayé de ne pas reprendre les quarante films qui avaient été montrés il y a dix ans. Il n’y a au final qu’un seul film qui est commun aux deux rétrospectives, c’est Cendres et Diamants de Wajda. A ses débuts, Positif a connu une existence extrêmement chaotique. C’est une revue très indépendante qui a eu souvent du mal à être éditée. A un moment, on ne sortait que trois ou quatre numéros par an, c’était une revue qui avait vraiment des moyens de fortune. Cela limite le nombre des couvertures. Pour les autres films de cette année, on n’avait pas pu trouver de copies. On a donc décidé de remettre Wajda une seconde fois.

En même temps, c’est vrai que ce ne sont pas les meilleurs films de l’histoire des cinquante ans. Ce sont tous de très bons films. Ce sont tous, je crois, des films de grande qualité et on a voulu panacher. On a voulu aussi mettre des films très connus, que nous avons aimé, que nous avons mis en couverture parce qu’ils représentent des dates dans l’Histoire du cinéma, comme La Nuit d’Antonioni ou les films de ce genre, les films de Resnais La Guerre est finie et puis, d’autre part, des films moins connus de grands metteurs en scène comme Coup de cœur de Coppola, qui n’est pas du tout son film le plus connu, ou bien Le Moment de la vérité de Francesco Rosi, qui est beaucoup moins connu que Main basse sur la ville, pour le faire découvrir, et puis enfin, troisièmement, des metteurs en scène beaucoup moins connus aussi. Par exemple, Les Pâtres du désordre de Nikos Papatakis ou Du Plomb pour l’inspecteur de Richard Quine ou bien même des films comme Roberto Succo de Cédric Kahn, qui est vraiment très récent. C’aurait été absolument désastreux de montrer uniquement des films de grands metteurs en scènes, parce que Positif, ce n’est pas seulement ça. C’est aussi une revue de découverte, qui défend de jeunes cinéastes. De toute façon, il y a de très grands films qui n’ont pas été en couverture.

Vous parliez de l’importance de montrer des œuvres d’origines géographiques très diverses, on retrouve aussi cette diversité dans les genres avec de l’animation, du fantastique... C’est aussi une idée qui tient à cœur à la revue ?

Oui, c’est une revue qui a toujours adopté la défense des auteurs. Comme les Cahiers, Positif a défendu des auteurs, ce n’étaient pas toujours les mêmes, mais en tout cas, le cœur du cinéma c’est, disons, quand même le metteur en scène, dans le cas des grands metteurs en scène. Mais il ne faut pas oublier aussi que le cinéma est un art collectif et qu’évidemment, pour un Kubrick ou un Fellini, il y a aussi des films qui sont faits par des équipes, qui sont faits par des gens qui ont mis leur talent en commun. Par exemple, c’est difficile de savoir exactement quel est le créateur de Chantons sous la pluie. C’est un chef-d’œuvre absolu mais il y a Betty Campbell et Adolph Green qui ont fait les paroles, il y a la chorégraphie de Gene Kelly, la mise en scène de Stanley Donen. C’est très difficile de dire que Chantons sous la pluie, c’est l’œuvre d’un homme. De même, il y a des films de gangsters qui sont dus au chef opérateur, à la compagnie qui l’a produit, aux scénaristes, aux acteurs etc. On a voulu donc évidemment mettre les genres en valeur, mais il y a aussi des genres qui sont illustrés par des génies comme Shining qui est un film d’horreur mais avec Kubrick derrière. Ce qui était le principal but pour nous, c’était de montrer cette grande diversité à la fois géographique, de genre et aussi de notoriété plus ou moins grande des gens.

Est-ce que vous avez déjà des noms parmi les cinéastes qui vont venir présenter leur film ?

Oui, on sait déjà que John Boorman viendra présenter Hope and Glory, que Mike Leigh viendra de Londres pour présenter Naked. Il y a d’abord beaucoup de gens qui sont morts dans cette rétrospective, donc il n’est pas question qu’ils se déplacent ! Il y aura aussi des cinéastes français comme Agnès Varda, comme Nikos Papatakis qui est un Grec de Paris, comme Bertrand Tavernier, comme Cédric Kahn, comme Jean-Claude Brisseau qui sont là. Il y aura même, ça c’est un scoop car je viens de le savoir, Diane Johnson, qui est la scénariste de Shining, qui va venir présenter le film.

Les rédacteurs iront aussi défendre leurs choix ?

Oui, je pense qu’on a prévu qu’il y ait des présentations, je sais pas si tous les films seront présentés mais il y aura des présentations des films.

Pour en venir aux cinquante ans de Positif, c’est une revue qui n’a pas eu souvent l’occasion de revenir sur son histoire et donc il vous semblait important cette fois-ci de marquer le coup ?

Enfin vous savez, c’est toujours pareil, les anniversaires, on les fête. Mais un demi-siècle, c’est tout de même important parce que, finalement, c’est la dernière revue indépendante en France au point de vue rédactionnel, là je parle pas des revues d’étudiants, des petites revues qui sont publiées par les universités où les gens font ce qu’ils veulent (et qui sont d’ailleurs de grande qualité : il y a Eclipses à Caen, Tausend Haugen à Lille), qui sont très bien, mais ce que je veux dire c’est que parmi les grandes revues qui sont, disons, vendues dans les kiosques, Positif est la seule qui n’appartienne pas à un grand groupe de presse, qui est propriétaire de son titre, qui est totalement autonome dans sa rédaction, qui choisit exactement ce qu’elle veut, donc on est assez fier de ça parce qu’on a reçu en cinquante ans à survivre avec dix éditeurs différents, parce que c’est une revue qui se vend correctement mais qui est quand même très exigeante. Quand on met en couverture un film taïwanais ou iranien, c’est pas ce qui fait vendre le plus ! La plupart des magazines aujourd’hui sont obligés de mettre des films américains ou du cinéma français en couverture. Bon, donc, on voulait fêter ces cinquante ans-là. La revue a déjà eu l’occasion de parler de son histoire. Il y a eu le numéro du quarantième anniversaire, du trentième anniversaire, le numéro 200, le numéro 300... A chaque fois on jette des regards rétrospectifs mais c’est vrai qu’on n’a pas le temps, peut-être, ou les moyens de faire, de commander des histoires de la revue, etc. Mais enfin il y a eu par exemple, cette année, l’anthologie chez Gallimard dans la collection Folio en livre de poche, il y a eu Cinquante ans de cinéma, qui a d’ailleurs été rassemblé par un jeune rédacteur, Stéphane Goudet. Une anthologie de 600 pages avec un choix d’un cinquantaine d’articles pour illustrer l’évolution de la revue, le passage des années, les différents metteurs en scène, les genres etc. On a aussi fait une anthologie Alain Resnais pour montrer tout le travail qu’on a fait sur Resnais depuis 50 ans.

Le numéro 500 qui sort demain va être, je crois, intéressant ; il va, je crois, bien résumer l’esprit de Positif, dans la mesure où je pense que Positif, c’est un dialogue entre les créateurs et les critiques, par les entretiens, par les textes tous les mois de "voix-off" où on publie un texte d’un grand article ou d’un intellectuel, d’un écrivain, etc. C’est un numéro de 240 pages, donc, qui sera particulièrement volumineux (et en couleurs, c’est rare !). Les 100 premières pages seront des textes que les artistes nous ont envoyés, ce qu’on appelle les archives des cinéastes, c’est-à-dire des photos. Par exemple, Depardon, Kiarostami, Alain Resnais nous ont envoyé des photos, Resnais c’est des photos de repérages, Dépardon c’est des photos de tournages, Kiartostami c’est des photos de paysages. Il y aura des dessins pour leurs films, de Francesco Rosi pour Chronique d’une mort annoncée, de Terry Gilliam pour le Don Quichotte qu’il n’a jamais terminé, d’Eric Rohmer pour L’Anglaise et le Duc, des conférences de Raoul Ruiz et de George Miller, le cinéaste australien. Il y aura des textes sur le cinéma, comme Bertrand Tavernier qui a fait un texte sur la mort de Frankenheimer, il y aura des scènes coupées des films qui n’ont pas été tournées : Atom Egoyan, Sydney Pollack qui nous parle d’une scène de Nos plus belles années, des synopsis de films qui n’ont pas été tournés (par exemple Robert Guédiguian ou Catherine Breillat). Voilà donc énormément de choses.

La deuxième partie du numéro, ce sera 87 pages avec 87 rédacteurs qui racontent en une page l’année cinématographique où ils sont entrés à Positif. Ca sera donc une sorte d’Histoire du cinéma de cinquante ans racontée par 87 rédacteurs. Et donc, à travers tous ces témoignages, on aura à la fois l’histoire de la revue, ils vont raconter comment ils sont entrés à Positif et puis aussi l’histoire du cinéma subjective, parce qu’il y aura des films importants qui ne seront pas mentionnés dans la mesure où certaines personnes n’ont pas aimé tel ou tel film. Il va y avoir donc les créateurs puis les critiques. Et puis la troisième partie, ça sera l’actualité parce qu’on a pas souhaité abandonner l’actualité. Il y aura les critiques des films comme Minority Report ou Le Pianiste et deux grands entretiens : avec Elia Suleiman sur Intervention divine et avec Ulrich Seidel sur Dog Days.

Vous avez donc édité deux anthologies cette année. Est-ce que vous comptez poursuivre cette politique d’édition à l’avenir ?

Vous savez, tout est économique... Si le succès des livres se confirme. Parce qu’apparemment Gallimard est content, ce sont deux livres qui se sont bien vendus, qui continuent à se vendre, donc ils sont plutôt contents parce que les livres de cinéma ne sont pas tout le temps rentables : souvent les éditeurs arrêtent des collections de cinéma parce qu’elles ne se vendent pas bien, il est possible effectivement qu’avec Gallimard on continue des anthologies de ce genre parce que Positif a un fonds considérable. On peut faire des volumes sur Buñuel, sur Antonioni, sur Coppola, sur Kubrick, sur Altman, sur Welles, etc.

Vous avez dit que vous étiez dans la revue depuis quarante ans, quel regard vous portez sur toutes ces années ?

Ecoutez, d’abord c’est une revue d’amis. C’est un groupe de gens qui se connaissent, qui se voient, qui se téléphonent, qui se réunissent tous les dimanches, il y en a qui sont parfois absents mais, dans l’ensemble, on reste tous en contact les uns avec les autres. On travaille sans argent, sans être payés, c’est une revue de bénévoles, ça ne créé pas du tout de jalousies, de conflits d’intérêts. Je dirais ça en premier lieu. Ensuite, c’est une revue qui a évolué, comme toutes les revues je l’espère, comme tous les organismes vivants, les cellules se renouvellent mais en même temps elle a tout de même un profil. Ce ne sont pas des changements à 180°. On n’est pas passé d’une revue d’extrême-droite à une revue d’extrême-gauche, d’une revue populaire à une revue d’esthètes, etc. Donc, je crois que c’est une revue qui s’est beaucoup plus étoffée, qui a pris du poids, des pages, qui est beaucoup plus sérieuse, au sens iconographique, qu’au début. Au début, quand on regarde les premiers numéros, il y a un côté parfois un petit peu fanzine mais bon, c’était déjà une belle revue, mais ce que je veux dire c’est qu’il y a eu des évolutions, il y a eu des polémiques parfois, des choix : par exemple Positif est une revue qui dans les années 1950, très dominées par le catholicisme, l’Eglise, l’armée, par la politique de droite, la censure, se battait beaucoup. C’était une revue surréaliste, trotskiste, il y avait beaucoup de gens de tendances diverses, mais une sorte de gauche laïque et militante, donc on était très énervés parce que les Cahiers défendaient, enfin ils étaient énervés parce que moi je ne défendais pas Rossellini et Hitchcock sur des raisons de droite, enfin des raisons spiritualistes. Ils défendaient la confession, l’aveu, le mariage, la naissance des enfants. Dans Voyage en Italie, on voyait qu’un couple en crise se réconciliait parce qu’il voyait des femmes enceintes, ça lui donnait envie de faire des enfants, etc. A l’époque, nous on se battait plutôt pour le droit d’avortement, donc ça paraissait très réactionnaire. Donc un peu rapidement, par déduction, on a fini par dire du mal d’Hitchcock et de Rossellini. A Positif aujourd’hui, les gens aiment Hitchcock, c’est évident. D’ailleurs, nous avons fait un référendum sur les dix films préférés des 87 rédacteurs, ils ont donné leur dix films préférés depuis cinquante ans et Hitchcock est en très bonne position. Il est dans les dix premiers. Même Godard, qui était la bête noire de Positif, est dans les dix premiers. Vous voyez qu’il y a des évolutions mais en même temps, c’est pas des évolutions - je lâcherai le mot - comme celle des Cahiers. Il n’y a pas de changement, on ne passe pas du maoïsme au marketing, du christianisme au maoïsme, il y a eu une vraie continuité parce que les gens sont arrivés à Positif et y sont restés. Il y a toujours, dans chaque génération, des gens qui arrivent et des gens qui restent, et donc ils se côtoient tout le temps. Ca crée cette continuité. Ca crée ces renouvellements de cellules avec d’anciennes cellules qui sont là.

Est-ce qu’il serait possible de définir le cinéma que Positif cherche à défendre ?

Il n’y a pas de théorisation. Positif n’est pas une revue de théorie. On a pas décidé que le cinéma devait être ceci ou cela. Par exemple, je voyais en première page du Monde récemment, "Ten, l’essence du cinéma". Moi, je suis incapable de dire ce que c’est, l’essence du cinéma. Je suis incapable de dire que deux personnes à l’avant d’une voiture, en champ contre-champ, qui parlent pendant une heure et demie c’est l’essence du cinéma. J’aime beaucoup Ten. C’est un film magnifique, mais heureusement qu’il n’y a pas que des films comme Ten. Pour moi, le cinéma, c’est autant 2001, l’Odyssée de l’espace que Ten. Les Français ont l’horrible habitude de vouloir tout réduire à la théorie, et en plus des théories qui changent tous les deux ans. Une fois on vous dira que le cinéma doit être atonal, après on vous dira que le cinéma doit être mélodique. Il faut être au garde à vous par rapport à des théories données par des ayatollahs. On n’a jamais été comme ça. On a beaucoup plus suivi notre goût. Le goût c’est subjectif, on ne peut pas le définir. Néanmoins, on revendique notre goût qui est formé par nos connaissances et notre amour du cinéma. On peut estimer que c’est un goût averti. Quand on rentre dans une salle, on ne se dit pas tout le monde admire ce film, il faut l’aimer. On ne dit pas que ce film est minimaliste donc il n’est pas bon. On voit les films, il y a des films minimalistes qu’on aime beaucoup, des films à grand spectacle qu’on aime et puis des films à grand spectacle qu’on déteste et des films minimalistes qu’on déteste. Il n’y a aucune règle. Je dirai néanmoins que Positif a toujours accordé une place importante, pas la seule mais une place importante, à l’imaginaire, aux rêves, à l’imagination. C’est ce qui peut-être la distingue effectivement de la tendance Cahiers, qui est marquée par André Bazin, par Serge Daney, qui est une tradition de respect de la réalité, le côté Lumière si vous voulez, les frères Lumière, Rossellini et même Truffaut, une certaine tendance de la Nouvelle Vague, du documentaire. A Positif, on aime des tas de films qui appartiennent à cette tendance, les films de Cassavetes, de Pialat, de Depardon ou de nombreux documentaristes formidables. Mais c’est vrai qu’il y a tout un autre aspect du cinéma qui n’est en général pas aimé par la tendance bazinienne, qui est le cinéma, disons, du rêve, de l’imaginaire, de l’humour, du fantastique. Ce n’est pas pour rien que Kubrick a été un des grands cinéastes de la revue. Il est d’ailleurs en tête de la liste des cinéastes préférés des cinquante dernières années et 2001, l’Odyssée de l’espace, le film préféré. Nos lecteurs ont marqué la même préférence. Il y a donc Kubrick mais aussi Buñuel, Orson Welles, Terry Gilliam, Tim Burton, John Boorman ou les frères Coen. Ils sont tous représentants d’un cinéma de l’imagination et Positif, je crois, a beaucoup défendu cela. Les premières années c’était le cinéma de Buñuel, de Sternberg, d’Orson Welles, toute cette tendance qui n’est pas le cinéma du dépouillement. C’est une tendance, qui vient des origines primitives, presque le début de la revue, et de l’importance du surréalisme dans Positif, puisque dans les années 1950 et 60 plusieurs collaborateurs de Positif étaient très proches d’André Breton, qui est mort en 1966. Moi-même, je suis venu à Positif par goût du surréalisme parce que j’achetais la revue dans la librairie qui l’éditait, "Le Terrain vague", et qui éditait aussi des auteurs surréalistes. L’humour, l’érotisme, le fantastique, l’imaginaire, c’est le surréalisme qui l’a beaucoup développé au XXème siècle et je pense que Positif se revendique beaucoup de cet esprit.

Quels sont selon vous les défis que se doit encore de relever la critique dans les années à venir ?

Il y a plusieurs choses. D’une part, parler de ce qu’on aime, de ses passions, c’est-à-dire découvrir, réhabiliter, redécouvrir des gens oubliés. C’est l’acte d’amour du critique. Il faut aussi essayer d’apporter le maximum d’informations. Positif n’est pas fait pour la vulgarisation. On ne va pas faire en trois pages ou en six toute l’œuvre de Sternberg. Si on revient sur des cinéastes comme John Ford, Sternberg ou William Wyler, c’est pour faire de vrais dossiers de 25-26 pages et apporter des choses nouvelles. Ca ne nous intéresse pas tellement de faire les fiches de Mr. Cinéma. Ce n’est pas notre rôle. Il y a enfin une nécessité polémique. Il faut que la revue secoue un petit peu le conformisme de la critique aujourd’hui qui annone à peu près les mêmes valeurs, qui se retrouve autour des mêmes films. Il y a tout un groupe de critiques (ce n’est pas la peine de les nommer) qui aime systématiquement toujours les mêmes choses et qui essaie d’imposer, sans succès d’ailleurs, ses goûts. C’est un peu irrespirable parce que c’est conformiste. On sait qu’à l’avance ils ne vont pas aimer Bertrand Tavernier, Patrice Leconte ou Robert Altman. C’est fatigant. J’ai vu par exemple un film qui va sortir qui s’appelle Deux, de Werner Schroeter. Quasiment tout le monde s’en allait de la salle de projection, même des critiques très importants, sauf un noyau de gens qui vont dire que c’est un chef-d’œuvre absolu alors que c’est un film atroce. Simplement parce qu’il est produit par un producteur très talentueux d’ailleurs, qui a produit beaucoup de films, mais qui est très bien vu dans certains milieux, Paolo Branco, et interprété par Bulle Ogier et Jean-François Stévenin, qui sont des gens merveilleux mais très proches de la branchitude nouvelle vague. Il y a Isabelle Huppert, qui est une sublime actrice mais qui est également intouchable, et Werner Shroeter, un cinéaste décadent allemand qu’on a oublié mais qui revient. Il va y avoir toute une orchestration autour de ce film qui est vraiment ni fait ni à faire alors qu’à côté de cela on va avoir un film de Mike Leigh comme All or Nothing dont, probablement, la presse va dire que c’est pas terrible alors que c’est un des plus grands cinéastes actuellement en Europe. J’ai d’ailleurs fait un éditorial à ce sujet, pas dans le numéro qui sort mais dans le prochain. Truffaut a dit une phrase absolument stupide à Hitchcock il y a quarante ans dans son livre, expliquant que l’Angleterre et cinéma sont des choses incompatibles. C’est un truc un peu de provocation stupide. Que maintenant ce soit repris par des gens de 25 ans, c’est-à-dire que quand il y a un film anglais qui sort, on entend "Comme l’a très bien dit Truffaut, cinéma et Angleterre sont incompatibles", ou Godard qui disait, dans ses Histoire(s) du cinéma, que les Anglais n’ont jamais rien fait, c’est d’une tristesse absolue ! On a autant d’années qui nous séparent de la Nouvelle Vague que la Nouvelle Vague de la guerre de 1914. Et on considère la Nouvelle Vague comme une sorte de Bible ! Si quelqu’un, en 1958, avait dit : "Attention, on a écrit en 1919", ça paraîtrait complètement hallucinant.

Il faut aussi lutter contre tous les clichés. Il y a celui qui dit qu’un cinéaste "méprise ses personnages". On a décidé qu’un metteur en scène qui montre des gens souffrant, laids, gras, méprise ses personnages. A ce moment là, si vous allez dans les musées, vous allez trouver des tas de tableaux de gens difformes, des nains, des gens avec des nez crochus alors on va dire que ce sont de mauvais peintres, qui méprisent leurs personnages. On a dit ça de Billy Wilder pendant des années, qu’il était cynique et qu’il méprisait ses personnages. Maintenant on va dire que c’est un immense cinéaste. On dit ça aujourd’hui de Robert Altman. On dit qu’il "méprise ses personnages". Ca n’a absolument aucun sens. Peut être qu’Altman a plus de tendresse pour ses personnages que Jacques Demy. Ce n’est pas parce que tout le monde chante en prenant le petit déjeuner qu’on est en face d’une personne d’une tendresse inouïe. Ca ne prouve rien. Parfois les gens qui ont un esprit extrêmement acerbe sont des personnes qui ont des trésors de générosité. Ca n’a rien à voir. C’est même souvent des gens comme ça qui sont en fait des gens généreux, parce qu’ils souffrent de voir la réalité telle qu’elle est. Pour Kubrick, c’est encore la même chose. On disait tout le temps que c’était un méchant, cynique alors qu’en fait on sait très bien que c’est un homme d’une extrême gentillesse avec tout son entourage. Par contre, des gens qui vous envoie de baisers à longueur de journée peuvent être d’un égoïsme forcené...

Donc revenir à un ton qui fait aussi partie de l’histoire de la revue...

Moins qu’avant parce que il y a moins de combats à mener. Je pense que c’est une question de tempérament. Moi, tout cela m’amuse. J’aime bien m’amuser. La vie n’a pas besoin d’être triste. Il est très amusant de jeter des pierres dans l’eau, d’amener des réactions. Le ridicule du comportement humain, social, il faut savoir s’en moquer. J’ai écrit des livres très sérieux mais de temps en temps on peut s’amuser.

Propos recueillis le 29 octobre 2002 avec l’aimable autorisation d’AlloCiné.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 12 septembre 2005