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Gosford Park

Un manoir anglais, dans les années 30, un maître de maison autour de qui tout gravite, des invités snobs ou méprisés et des domestiques qui les épient... Le film de Robert Altman est un hommage au film de Renoir, La Règle du Jeu (1939), tout en faisant référence au genre policier et à l’atmosphère des Dix Petits Nègres.


(JPEG)Le film commence par un départ, celui de la comtesse Trentham (Dame Maggie Smith qui a joué dans A Room with a View, et Harry Potter). Sa servante l’attend sous une pluie battante et nous voyons déjà une des postures possibles des domestiques envers leur maître, un dévouement allant jusqu’à l’abnégation et même la négation de leur existence. La comtesse, bien installée à l’arrière de la voiture, abritée de la pluie, est incapable de dévisser un bouchon ; la servante doit descendre de la voiture et, mouillée jusqu’aux os, c’est elle qui répond à l’offre d’aide de l’acteur Ivan Novello que la vieille dame dénigre. Les deux voitures se dirigent vers le même lieu, le manoir de Sir William McCordle, où toute une société se retrouve pour une partie de chasse. C’est alors que les deux mondes, déjà définis, se voient séparés physiquement, les uns entrant par la grande porte, les autres par le service. Et c’est à partir de ce moment où ils franchissent le seuil que les domestiques perdent, pour ainsi dire, véritablement toute identité, en perdant leur nom, pour revêtir celui de leur maître. Dans un tourbillon de visages et de noms lancés, où les vrais et les faux noms se mêlent, dans une totale confusion, des plans étourdissants nous font entrer dans ce lieu tenant à la fois du labyrinthe et du huis-clos, du paradis et de l’enfer, sans que l’on puisse distinguer l’un de l’autre. Deux mondes en fait déchirés par les mêmes haines, les mêmes mépris et les mêmes jalousies.

Dans celui d’en haut, le maître de maison, Sir William, semble mener la jeu. Sa femme, jouée par Kristin Scott Thomas, fait bonne figure en toute occasion et sauve la mise. La soeur de celle-ci montre qu’elle aurait bien aimé prendre sa place auprès de Sir William mais on apprendra plus tard qu’un jeu de cartes en avait décidé autrement. Dans un autre couple, le mari va harceler Sir William pour qu’il le sauve de la ruine. Un jeune homme (Maurice)cherche, en faisant chanter la fille de Sir William (qui ressemble à Helena Bonham Carter), à obtenir un travail de celui-ci car il est ruiné : il avait misé, en épousant une jeune fille, sur une fortune inexistante et il ne lui reste plus qu’une femme dont il a honte dans cette société. En effet, ce monde est un monde sans pitié, personnifié par la Comtesse qui méprise ceux qui n’en sont pas. Si les domestiques la soupçonnent d’avoir pris une débutante comme servante pour payer moins de gages, c’est qu’elle aussi compte sur l’hôte pour lui payer une rente. Celui qu’elle avait dédaigné durant le voyage est un acteur hollywoodien, plus connu auprès des gens de l’office que de leurs maîtres. Un producteur américain accompagné par son valet vient avec lui pour assister à une chasse, car il veut en faire une scène dans un film. Ce sont les personnages qui entrent le moins dans les deux catégories.

De l’autre côté du miroir, on apprend la haine qui règne entre les deux femmes responsables de l’office et l’on voit, à travers les yeux encore naïfs de Mary ou Trentham comme on l’appelle, le manège des domestiques. Et si c’est un miroir sans tain, c’est un miroir tout court comme le souligne le personnage d’Elsie (Emily Watson), la servante du manoir, qui sait que les domestiques vivent à travers leurs maîtres. La scène de la chasse, qui est la raison de ce rassemblement, est véritablement l’Hommage à La Règle du Jeu. On y retrouve les mêmes paysages, les mêmes différents groupes, les mêmes drames quoique peut-être moins forts émotionnellement. Que l’on pense à ces animaux qui s’abattent si prés de nous dans le film de Renoir, dont les convulsions intenables nous font ressentir l’agonie et pressentir celle qui viendra. Une évocation, les images d’Altman appelant celles de Renoir et s’en trouvant magnifiées. Un premier drame a lieu, dont seul le spectateur semble mesurer la menace, qui est dès lors omniprésente. Le dîner solennel, la réunion de tous les invités, les va-et-vient des uns et des autres créent le suspense et l’attente. Et le drame arrive. Des révélations, des soupçons, un détective, Stephen Fry (Peter’s Friend), qui n’a rien d’un Sherlock Holmes et rate tous les indices. On pense grâce à lui comprendre qui est qui, mais la caméra nous joue des tours.

(BMP)Lorsque l’on apprend que le valet du producteur, Ryan Philippe, est en fait un acteur qui voulait s’imprégner de son futur rôle, les domestiques le rejettent. Emily Watson, la plus lucide mais aussi la seule qui n’avait pu s’empêcher de défendre Sir William lors du dîner et qui a ainsi révélé toute l’hypocrisie cachant des vérités ineffables, lui expliquera qu’on ne peut appartenir aux deux mondes. Et c’est bien là tout le drame, un jeu de dupes où la jeune Trentham saura seule dévoiler la vérité et mettre aux jours les règles du jeu social. Les coupables restés inconnus, le film se termine par le départ de tous les invités et de celui d’Emily Watson qui ouvre le film sur deux possibles, un film avec elle, un film sur elle : elle part avec les Américains.

Ces derniers, exclus tout au long du film par leur manque de connaissance des moeurs anglaises et par le mépris de leur métier, en sortent vainqueurs. Lorsque, pendant le dîner, le producteur raconte son prochain film prémonitoire et quand la comtesse s’exclame qu’il peut bien en dire la fin puisque aucun d’entre eux ne le verra, on sent bien l’ironie de cette mise en abîme qui ne leur donnera pas non plus la vérité. On sent aussi la prochaine victoire de la culture américaine sur la culture britannique, les domestiques ayant déjà adopté la première et, plus prosaïquement, le jeu d’un réalisateur américain choisissant un casting principalement britannique et finançant son film grâce à des fonds britanniques. L’emploi d’acteurs britanniques de plus en plus rares rappellent que, si l’on peut rapprocher Gosford Park des films d’Ivory, reste tout l’esprit de satire et l’ironie que l’on doit au scénariste Julian Fellowes.

Plus qu’une histoire particulière, ce film, satire d’un monde figé mais en métamorphose, est une réflexion sur le cinéma dans le cinéma. Il est proche de Renoir dans tous ses aspects, critiques (les scènes entre les domestiques, notamment le repas, entre les domestiques et les maîtres et entre les maîtres), esthétiques mais aussi dans sa dimension réflexive, le simple récit étant sans cesse rattaché à une image du cinéma, à tous les niveaux, où le manoir apparaît comme la métaphore filée d’un plateau de tournage. Un cinéma qui se mire et nous tend son reflet.

par Elsée
Article mis en ligne le 21 juin 2004