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In the mood for love

Un homme et une femme. Rien de nouveau dans cette histoire d’amour. Mais c’est justement la simplicité, le dépouillement de cette intrigue où il ne se passe rien d’autre que l’écoulement du temps qui atteint à l’essentiel de ce que le cinéma peut révéler. Wong Kar-Wai, cinéaste, donne à voir par des choix de mise en scène radicaux et parfois inouïs les mouvements subtils du désir. Chris Doyle, chef opérateur, crée le cadre flamboyant de cette passion discrète et dévorante. Comme dans cet hôtel où il l’attend, le rouge de ses draps où elle s’étend dans une pose presque trop lascive, et si triste. Maggie Cheung et Tony Leung, acteurs, incarnent par leur beauté, solide et silencieuse chez lui, d’une élégance longue et souple de grand lys chez elle, ce couple mystérieux et éternel au travers duquel chacun revit, dans la pureté d’un songe, ses propres histoires d’amour.


Les films de Wong Kar-Wai ne se racontent pas, parce qu’ils ne décrivent, et ne recréent, rien d’autre que l’écoulement du temps, le passage. Ses films sont pur mouvement, c’est à dire danse, musique. La structure musicale de In the mood for love, dans l’espace (les plans) et dans le temps (le défilement des images), est un chef d’oeuvre de composition, novateur sur bien des points.

Ainsi, Wong Kar-Wai réinvente l’unité narrative et filmique qu’est la scène. Sous sa direction, elle prend valeur de totalité qui se suffit ; ainsi chacune des scènes du film est elle-même un petit film, les distributeurs n’ont eu que l’embarras du choix pour choisir une bande-annonce. Chaque scène est un moment, et tout l’art de Wong Kar-Wai vise à ce que ce moment donne une image de l’éternité.

Pour cela il donne plusieurs points de vue d’un même lieu, d’une même scène. C’est à dire qu’il multiplie les plans, de face, de l’angle opposé, depuis un coin du plafond... Par exemple lorsque Chow et son ami discutent, au bureau. Et cet enchaînement visuel ne provient pas d’un refus de trancher, de choisir le "bon" plan, pas plus qu’il ne trahit une esthétique de l’esbroufe, mode et très "clip". Chez Wong chaque plan est un enchantement, une réussite artistique à couper le souffle, car l’essentiel de son travail, de pair avec Chris Doyle, réside dans le choix du timbre, de la hauteur et de la durée de ces "notes" cinématographiques.

Car si le scénario et les dialogues de In the mood for love sont souvent improvisés, chaque plan est travaillé avec une application de peintre. On reste fasciné par les couleurs de la palette de Doyle, du rouge de l’hôtel à la scène où le rose de la robe fleurie de Li-Zhen répond au bleu de la chemise de Chow, alors qu’ils sont étendus sur un lit et que la caméra passe de lui à elle dans un long mouvement bouleversant. On reste aussi frappé par le jeu constant sur les premiers plans dans le film. Les miroirs, quand il téléphone, ou l’étagère en verre lorsqu’ils se rencontrent, la grille derrière laquelle se mime leur histoire sont un appel pour l’oeil, comme dans un tableau, qui densifie l’image. Autre exemple, lorsque Chow ressort du magasin de nouilles. Une lumière discrète dans le coin gauche du cadre indique qu’il pleut. On a le sentiment de connaître cette ville. Chow allume une cigarette, la fumée s’échappe en musique. Cette scène-ci illustre une autre constante du film, l’usage du hors-champs. La pluie ici, les voix et les bruits des voisins dans l’appartement, où Wong filme toujours très près des corps, ou la voix de la femme de Chow au téléphone replace la scène dans un lieu plus vaste. Car le sentiment d’éternité que procure un moment provient aussi de cette conscience de l’ailleurs, de cette sensibilité à fleur de peau.

In the mood for love est l’histoire d’une passion qui n’a rien de spectaculaire. Chaque détail, extrêmement subtil, de cette histoire doit, pour devenir visible, être entouré, cerné. Et il en est de même du temps dans ce récit atypique. C’est ainsi que le film joue sur les répétitions. "Et si on ne rentrait pas ce soir ?", propose Chow maladroitement. Le moment - celui de la séduction - est trop important. Wong le rejoue donc, en un long travelling derrière la grille. Ou bien, lorsque Chow joue le mari et qu’il demande à Li-Zhen : "As-tu une maitresse ?" Répétition encore - la dernière - lorsque les deux amants répètent leur rupture. Ces reprises sont un moyen de comprendre ce qui est en train de se passer, un moyen aussi de se mettre à distance, et ainsi de clore la scène. Ainsi Chow console-t-il Li-Zhen en lui disant que "ce n’est pas grave, c’est juste une répétition." Ainsi chaque scène du film forme un monde à part, une totalité de sensations qui rappellent les caractères de l’alphabet chinois dont la place dans la phrase importe peu. Et la musique, lancinante, offre une syntaxe très souple qui laisse à la mise en scène- qui est la vraie musique du film- tout l’espace nécessaire pour déployer sa magie.

Le film, au final, donne l’image d’un jardin aux fleurs chatoyantes- les moments de l’histoire de Chow et de Li-Zhen, les scènes du film. Il semble avoir aboli le temps pour n’en garder que le sentiment de sa fuite inéluctable. C’est là tout le sens de cette fin inoubliable où le temps se rétrécit, et le plan s’élargit sur les ruines des temples d’Angkor. Les fleurs de nos histoires d’amour se figeront bientôt comme ces arbres de pierre, mais nous aurons toujours le Hong Kong de In the mood for love.

par Stéphane Bonhomme
Article mis en ligne le 27 juillet 2004