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Innocents (The Dreamers), de Bernardo Bertolucci

Retour en forme pour Bernardo Bertolucci. Le réalisateur du Conformiste et de 1900 retrouve ici une seconde jeunesse. Innocents revient avec brio sur le basculement d’une cinéphilie classique des années soixante à celle plus politique des années 1970. Le film est surtout porté par trois magnifiques comédiens dont on devrait entendre reparler bientôt : Michael Pitt très brillant dans Bully et Calculs meurtriers, Louis Garrel, fils de l’immense Philippe, et Eva Green, la fille de Marlène Jobert.


Février 1968. André Malraux ayant évincé Henri Langlois de la présidence de la Cinémathèque, le monde du cinéma se mobilise. Les cinéastes de la Nouvelle Vague aidés des critiques des Cahiers du cinéma contactent de nombreux grands réalisateurs internationaux tels Fritz Lang pour faire pression sur le ministre de la culture. Les artistes refusent que leurs films soient désormais diffusés à la Cinémathèque. Regroupés devant la fameuse salle de projection, ils manifestent leur désapprobation et sont violemment pris à partis par les CRS. Matthew (Michael Pitt), Théo (Louis Garrel) et Isabelle (Eva Green) font partis de ces cinéphiles qui découvrent la politique en cette année 1968. Le premier est un jeune étudiant américain un peu fauché venu étudier une année à Paris. Les deux autres sont frères et sœurs, enfants d’un célèbre poète autrefois engagé, aujourd’hui embourgeoisé. Innocents est l’histoire de leur basculement.

(JPEG) Sans doute en partie inspiré de sa propre expérience, Bernardo Bertolucci retranscrit avec précision la cinéphilie d’une époque. Celle de jeunes étudiants passionnés pour qui le cinéma, c’est la vie. Ils passent toutes leurs soirées à la Cinémathèque. Assis aux premiers rangs, ils veulent être les plus près de l’écran comme pour fusionner avec les images projetées ici quelques plans de Shock Corridor de Samuel Fuller. Les films deviennent un environnement familier, un sujet de discussion, d’adoration. Théo et Matthew se disputent de savoir qui est le plus drôle de Charlie Chaplin et Buster Keaton. Ils miment des scènes que les autres doivent reconnaître, s’amusent à battre le record de la visite du Louvre la plus rapide des trois héros de Bande à part. Marilyn remplace Marianne sur un tableau de Delacroix, un poster représentant Marlene Dietrich sert de sources à fantasmes à Théo. Le cinéma est une puissance d’évocation érotique et ludique, parfait terrain de jeu pour nos trois adolescents qui font littéralement corps avec lui. "Je suis née sur les Champs Elysées en vendant l’Herald Tribune" explique Isabelle telle Jean Seberg dans A bout de souffle. Reclus du monde réel dans l’appartement du frère et de la sœur, ils ne vivent que pour leur petit univers fictif. Plongé dans le noir, à peine éclairé de bougies, ils se plaisent à ce monde de mystère. Inapte à tout, ils ne savent ni gérer un budget ni faire la cuisine. Théo loue Mao comme un metteur en scène qui se jouerait de millions de figurants.

(JPEG) Bernardo Bertolucci prend le parti pris de mêler images d’archives et extraits de films aux jeux des trois protagonistes. Il reprend également la musique des 400 coups pour illustrer leurs ballades nocturnes parisiennes ou à d’autres moments celle de certains long métrages de Jean-Luc Godard. En plus de rendre hommage au cinéma de sa jeunesse, le cinéaste inscrit la fusion entre la vie des trois personnages et le cinéma dans la forme même des Innocents. Elle est prolongée dans la narration par les liens très ambigus qu’entretiennent Théo et Isabelle. Se présentant comme des jumeaux siamois, ils sont sans cesse collés l’un à l’autre comme deux amants qui ne consommeraient pas leur relation. Cette relation fusionnelle totalement perverse a quelque chose de très enfantin, d’innocent. Les deux adolescents jouent un rôle. Tels deux acteurs, ils ne sont pas vraiment eux-mêmes. Ils forment une sorte d’entité bâtarde faite aussi de toutes les images qu’ils ont emmagasinées. Une entité en rupture avec le monde extérieur et en premier lieu avec leurs parents. Leur relation doit ainsi rester secrète car elle est en complet décalage avec les normes de la société et la morale. Ils partagent tout à deux y compris leurs moments les plus intimes. Les corps se touchent, se mêlent comme un unique continuum. Le film cherche alors la fluidité tel ces plans séquences dans les couloirs. La topographie a ici son importance entre l’espace public de la cuisine et du salon et celui plus intime des chambres que les adolescents assimilent l’un à l’autre. Ils ramènent tout à leur quête du plaisir. A eux trois, ils forment un petit monde plein de musique dans le grand qui n’apparaît plus que de manière épisodique. L’extérieur n’a plus de sens ni d’existence dans le film.

(JPEG) Pris dans leur jeu, le solitaire Matthew partage ce désir de fusion avec eux comme pour reformer le trio impossible de Jules et Jim de François Truffaut. L’Américain se retrouve embarqué dans leur aventure. En prenant l’ascenseur qui le mène au troisième étage, il quitte son univers très concret de privation, de calcul, pour être contaminé par l’élan de ses deux nouveaux compagnons. Un court moment, ils créent l’éden également recherché des adolescents de Ken Park. Le même plan cette fois descendant ramènera tout le monde vers le dehors après le retour des parents. Matthew est initié au monde ludique de ses camarades et donc à la sexualité. A une logique de fiction se superpose progressivement une autre de réalité. Les Innocents se met peu à peu à secréter ses propres images. La scène d’amour entre Isabelle et Matthew dans la cuisine est un premier déclic. Le sang coule et unit les deux amants. Le jeu est terminé. Chacun apparaît pour ce qu’il est vraiment. Ce principe de dévoilement sert de moteur au film. Isabelle, la petite fille déguisée en vamp, et Théo, le bourgeois révolutionnaire, sont chacun mis devant leurs contradictions. Le film bascule. Le rapport de force entre les trois adolescents est profondément modifié. C’est progressivement Matthew, d’abord adolescent coincé, qui prend de l’assurance et tente de confronter ses amis à la réalité. Celle-ci touche aussi bien à des petites choses concrètes comme aller à un rendez-vous amoureux que plus générale telle la situation des appelés américains au Vietnam. Ce basculement est manifeste dans le va-et-vient entre les multiples plans de miroir où les personnages se contentent de contempler leur propre réflexion de manière très narcissique et ceux de fenêtres ouvertes sur l’extérieur qui donnent à voir l’extérieur, ici les manifestations de mai 68.

(JPEG) La découverte du monde passe alors par le sang et la souffrance. Le frère et la sœur en devenant plus adultes se retrouvent confrontés au doute, au chaos, à de nombreux paradoxes parfois irréconciliables tel celui de la violence qui leur est posé par Matthew. La vie est souvent plus complexe que le cinéma. Isabelle supporte mal la séparation avec Théo et tente de mettre un terme aux jours du trio après que ses parents se soient rendus compte de ce qui se passait entre les trois adolescents. C’est un pavé lancé par la foule qui déclenchera alors leur dernier réveil. Théo et Isabelle, fascinés du spectacle de l’agitation de la rue, décident de se mêler à la foule et d’amener leur fougue dans le domaine politique. Le cinéma s’en trouvera profondément modifié pour la décennie à venir. Pas étonnant que Jean-Luc Godard soit l’idole de ses adolescents et du cinéaste. Il est sans doute celui qui représente le mieux ce basculement de la fiction traditionnelle vers un cinéma plus engagé à partir de l’année 1968 jusqu’à se fondre dans le collectif Dziga Vertov. Comme essayait de leur expliquer leur père à table, ils font partis du monde et ne peuvent s’en extraire. En confrontant l’engagement de sa jeunesse aux corps d’adolescents d’aujourd’hui mis à nus et filmés avec l’innocence d’une première fois, Bernardo Bertolucci semble rêver d’un retour de la politique. L’utilisation de la chanson de Piaf "Non, rien de rien / Non, je ne regrette rien" sur les plans des barricades souligne que derrière l’ambiguïté des évènements de 1968, cette manière qu’ont eu les étudiants de prendre le monde à bras le corps était plus que salutaire. La problématique soulevée par Innocents est très actuelle. C’est celle de la tension entre le choix d’un engagement politique fort et la tentation d’un repli sur soi hédoniste. Bertolucci nous rappelle à tous que le monde ne peut nous être étranger. Nous en faisons tous nécessairement partis quoi qu’on en pense. Contrairement à son titre français, le film nous explique que l’avenir n’appartient pas aux innocents. Il est à ceux qui sauront rêver d’un autre monde.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 21 décembre 2004