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Intolérable cruauté

Pour leur dixième long métrage, les frères Coen se mettent au glamour. Sans rien vendre de leur âme, les cinéastes réembauchent George Clooney pour tenir tête à Catherine Zeta-Jones. Tout un programme. Du rire, des sentiments, des interprétations remarquables. Un régal de comédie.


(JPEG) Adeptes du recyclage, les frères Coen aiment broder sur des genres cinématographiques existants. Intolérable cruauté en est un nouvel exemple. Les cinéastes s’étaient jusqu’ici attaqués au polar (Blood Simple, Fargo), au film noir (Miller’s crossing, The Barber), au fantastique (Barton Fink) mais aussi aux comédies sociales, burlesques ou musicales (Le grand saut, Arizona junior, O’Brother). L’intrigue de leur dixième long métrage renvoie directement aux comédies du remariage. Un sujet que le film aborde de plein pied puisque son personnage principal, Miles Massey (excellent George Clooney), est un avocat qui s’occupe tout spécialement de divorces. Au cours d’une de ses affaires, il défend le premier époux de Marilyne (toute aussi excellente Catherine Zeta-Jones), femme manipulatrice et vénale, prête à épouser le premier pigeon venu pour s’enrichir. Elle ne le laisse pas totalement insensible. Aux comédies du remariage, Intolérable cruauté emprunte non seulement le thème mais aussi le rythme et la structure. Le film est basé en grande partie sur des dialogues vifs et pleins d’esprit déballés à toute vitesse. Il oppose deux esprits forts et libres qui vont se mesurer dans une lutte acharnée où chacun à tour de rôle va devoir charmer l’autre. Ici, il s’agit de multiples batailles juridiques autour de plusieurs mariages et de divorce. On est en plein amour vache.

(JPEG) Comédie du remariage, Intolérable cruauté n’en reste pas moins avant tout un film des frères Coen. Les cinéastes restent fidèles au style de comique qu’ils ont développé tout au long de leur œuvre. Même ironie, goût pour les noms étranges, les personnages aux physiques décalés, la caricature proche du cartoon. Des techniques qu’ils maîtrisent désormais sur le bout des doigts. Les situations plus cocasses les unes que les autres se succèdent à un rythme soutenu avec un inouï sens du détail. Il faut voir Miles Massey s’entraîner nonchalamment au tennis ou toute la scène du procès aux multiples objections plus farfelues les unes que les autres. Les situations sont poussées aux extrêmes avec une certaine démesure dans le style. Les scènes dans le bureau du doyen Herb sont accompagnées d’une grandiloquente musique classique et d’un éclairage très sombre. Le second degré est omniprésent jusque dans l’utilisation des chansons fleurs bleues de Simon and Garfunkel. Sur le fond, on retrouve dans Intolérable cruauté le refus à la surface de tout discours moraliste ou intellectuel qui viendraient parasiter le divertissement. Les cinéastes ont parfaitement intégré la leçon des Voyages de Sullivan, de Preston Sturges.

Make them laugh ! (JPEG) Les frères Coen sont avant tout des entertainers de génie. Cette humilité transparaît dans le film dans l’apologie du travail collectif. Aucun des personnages ne réussit seul. Il faut des alliés et des adversaires à la hauteur pour donner un peu de sel à la vie. Miles est inséparable de son associé. Il ne trouve goût aux choses qu’en se mesurant à Marilyn. Les frères Coen sont néanmoins plus malins et brillants que les autres. Parfaits hommes de spectacle, leurs films savent aussi en démonter tous les rouages. Le cynisme de façade de cet Intolérable cruauté est d’abord le reflet de la société qu’il représente. Le film enregistre la victoire du paraître sur l’être d’une Amérique obsédée par l’argent et la réussite sociale. Tous les personnages sont en constante représentation. Miles n’est d’abord qu’un sourire qui lui permet de charmer les autres et de leur faire croire n’importe quoi. Il a la maîtrise de la parole et peut donc imposer ses vues à tout le monde. Ainsi quand Marilyne se présente pour la première fois avec son avocat à son bureau, il s’amuse à jouer au bouffon pour ne pas être pris trop au sérieux par la partie adverse et mieux la surprendre au procès. La jeune femme est aussi constamment en représentation. Au procès, elle joue à l’épouse éplorée que son mari la trompe alors que le couple avait passé un accord oral comme quoi chacun était libre de faire ce qu’il veut. Actrice et metteuse en scène, elle engage un acteur pour faire croire à Miles qu’elle épouse un milliardaire et lui piquer ensuite la moitié de sa richesse dans un terrible plan de vengeance. Chacun fait son show dans son coin avec pour seul but d’écraser les autres.

(JPEG) Le danger de la domination de cette logique du paraître est qu’elle nie l’humain. Sarah, l’amie de Marilyne vit seule avec son ulcère dans la peur de se faire manipuler par un homme attiré par sa seule fortune. Plusieurs séquences du film sont parfaitement révélatrices des limites de ce spectacle pour le spectacle. Dans la première, les amis du détective Gus Petch regardent les vidéos comme s’il s’agissait de simples fictions sans plus aucun de respect pour les individus concernés réduits au hors-champ. Une scène qui annonce les inquiétantes dérives de la fin. Autres exemples révélateurs, la manière qu’à Miles de maltraiter la vérité des faits en détournant certains détails ou plus encore son discours au congrès de Las Vegas. Alors que l’avocat démonte toute la logique du travail de ses collègues, il est longuement applaudi par ses pairs qui comme on le verra plus tard ne sont pourtant pas prêts à changer leur méthode de travail. Tous les discours se valent puisque la sphère de la parole est détachée de la réalité.

(JPEG) Face aux possibles dérives d’un spectacle vidé de tout sens, le travail des cinéastes va justement consister à travailler ses personnages en profondeur pour toucher leur humanité, biser leurs carapaces. Miles et Marilyne sont les seuls qui finissent par pouvoir entamer une discussion qui ne soit pas un seul dialogue de sourd. Ils échangent petit à petit des idées, partagent des expériences puis des sentiments. Le récit creuse des brèches jusqu’à les amener à arrêter de jouer. Miles manifeste rapidement son mal de vivre. Son expression passe d’un sourire de façade à un air mélancolique. Une fois qu’il découvre avoir été trompé, il perd tous ses moyens. Ses mots ne convainquent plus personne. Il bafouille, mélange noms et identités. Marilyne de son côté avoue à l’hôtesse de l’air qu’elle n’a pas gagné à Las Vegas alors qu’elle vient justement d’obtenir ce qu’elle attendait depuis des mois. En sortant peu à peu de la seule logique du spectacle, les deux personnages donnent une chance à leur amour. Ils font soudainement naître au détour d’un simple dialogue dans un bureau d’avocat quelque chose de constructif. Ils donnent ainsi à Intolérable cruauté ce supplément de classe et d’âme qui différencie le film de la pire démagogie télévisuelle.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 20 décembre 2004