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Jia Zhang-Ke, la nouvelle étoile du cinéma chinois

Il n’a fallu qu’un seul long-métrage au cinéaste chinois Jia Zhang-Ke pour se faire remarquer des cinéphiles occidentaux. XiaoWu, est considéré par beaucoup comme une des grandes révélations de 1998. Présenté dans une section parallèle à Berlin, le film remporte des prix dans divers festivals dont ceux de Pusan, Vancouver et Nantes. Deux ans plus tard, le réalisateur confirme tout le bien qu’on pensait de lui avec Platform. En 2002, Plaisirs inconnus, son troisième long-métrage, est présenté en compétition officielle à Cannes. L’occasion pour nous de revenir sur l’oeuvre d’une des grandes révélations du cinéma mondial de ces dernières années.


L’oeuvre de Jia Zhang-Ke s’inscrit dans la réalité de la Chine moderne. L’action de Xiao Wu et de Plaisirs inconnus est contemporaine au temps du tournage. Seul Platform débute à la fin des années soixante-dix pour traiter de l’évolution du pays sur les vingt dernières années. La Chine de Jia Zhang-Ke n’est pas celle que l’on a l’habitude de voir. Ses films ne se déroulent ni à Pekin ni dans le Sud en plein développement économique. Ils ont tous pour cadre le nord du pays. Le cinéaste est lui-même originaire de Fenyang, ville de la province de Shanxi. Ce choix n’a absolument rien d’hasardeux. Jia Zhang-Ke s’intéresse avant tout aux laissés pour compte du miracle économique. Xiao Wu suit ainsi le parcours d’un jeune adulte devenu pickpocket pour survivre. Platform retrace la désintégration d’une petite troupe culturelle bouleversée par les mutations économiques et sociales des années quatre-vingts et quatre-vingt dix. Plaisirs inconnus suit les déambulations de deux adolescents en proie au chômage. Le cinéma de Jia Zhang-Ke s’intéresse donc avant tout à des marginaux. Ses personnages n’ont rien des chinois modèles. Ils sont plutôt dans un rapport de force avec une société qui ne sait pas quoi faire d’eux.

Cet ancrage dans la réalité de la Chine moderne passe d’abord par le choix du cinéaste de toujours tourner en extérieur dans des décors réels. Jia Zhang-Ke a pour cela fait le choix de la clandestinité. Tournés sans autorisation de l’État et sans vérification du bureau de censure, ses trois longs métrages n’ont aucune existence officielle en Chine. Ils circulent néanmoins par le marché noir comme le réalisateur le met lui-même en scène dans une des séquences de Plaisirs inconnus. En contrepartie, Jia Zhang-Ke y gagne la liberté de montrer absolument ce qu’il veut.

Ses trois longs métrages font preuve d’une exceptionnelle attention à l’environnement dans lequel ils sont tournés. Le cinéaste intègre ainsi dans la dramaturgie de ses films les annonces faites par l’État au microphone dans la rue. La pression monte autour de Xiao Wu quand le gouvernement multiplie les appels à lutter contre la petite criminalité. Jia Zhang-Ke enregistre également dans ses films les évènements historiques ou l’actualité marquante de son pays. Des mentions sont ainsi faites à la rétrocession de Hong Kong à la Chine dans Xiao Wu. Dans Plaisirs inconnus, le cinéaste pousse ce principe beaucoup plus loin en filmant à plusieurs reprises ses personnages devant la télévision. Le long métrage montre ainsi la réaction de joie des Chinois à l’annonce du choix du CIO d’organiser les Jeux Olympiques de 2008 à Pékin ou un sanglant fait-divers qui a marqué le pays pendant plusieurs mois et qui fait écho au désespoir des personnages principaux.

Cet ancrage dans l’environnement est appuyé par plusieurs choix de mise en scène. Dans ses trois longs métrages, Jia Zhang-Ke a recours à des panoramiques à 360° qui embrassent la totalité de l’espace. Par moment, les personnages semblent seulement passer dans un lieux. La caméra ne les suit pas quand ils sortent du cadre préférant s’attarder sur les bâtiments qui les entourent. A l’exception de Xiao Wu, un peu plus découpé que les autres, les films de Jia Zhang-Ke montrent la Chine de manière brute. Les plans sont moins nombreux et plus longs que ce qu’on n’a coutume de voir. La caméra suit les personnages dans leurs nombreuses déambulations. Le choix de tourner Plaisirs inconnus en numérique facilite les mouvements d’appareils et accroît encore l’impression de réalisme de l’image. Les films de Jia Zhang-Ke nous présente ainsi une Chine en friche. La pauvreté du nord du pays peut être ressentie par le délabrement des bâtiments. On est ici dans une Chine de terre et de poussière plus que de béton et de verre. Ce constat est d’autant plus vrai pour les campagnes. La misère est encore plus grande pour ceux qui vivent encore de métiers traditionnels comme de l’élevage ou de la mine. Les parents de Xiao Wu sont ainsi obligés de demander de l’argent à leurs enfants pour le mariage d’un de leur frère dans une famille riche. Dans Platform, ce sont l’oncle et la tante de Minliang, le personnage principal, qui ont des difficultés à payer l’éducation de leur fille. Leur fils doit se sacrifier pour elle en allant travailler tous les jours à la mine.

(JPEG) La Chine de Jia Zhang-Ke, c’est aussi un pays en pleine mutation. L’espace est toujours en cours de réaménagement. Dans Platform, le cinéaste montre très bien l’évolution de Fenyang d’un petit bourg à une ville. A chaque fois que la troupe revient chez elle, les rues ont changé. Dans Plaisirs inconnus, Jia Zhang-Ke amène deux de ses personnages sur le site d’une grande autoroute en cours de construction. Tout est toujours en mouvement. Le plus grand bouleversement enregistré par le cinéaste reste le mouvement d’ouverture de la Chine sur l’extérieur. Le pays a ainsi importé le capitalisme et la culture occidentale en l’espace de quelques années seulement. C’est le sujet même de Platform. Dans la première scène du film, la troupe encore nombreuse joue sur scène une pièce traditionnelle chinoise. Celle-ci est plus tard rachetée par un intérêt privé. Elle se transforme alors un moment en groupe de rock influencé par la musique punk anglo-saxonne. Le film enregistre aussi l’arrivée des premiers pantalons à pattes d’œufs, des premières innovations capillaires comme la permanente et les cheveux longs. Ce mouvement d’ouverture est complètement digéré à la fin des années quatre-vingt-dix. Déjà dans Xiao Wu, le personnage principal contemple un long moment le calme d’une petite place de Fenyang bercé par la bande-son romantique et musclée de The Killer de John Woo. Comme ceux de Godard avant eux, les adolescents de Plaisirs inconnus sont les enfants de Mao et de Coca Cola. Ils peuvent avoir accès au portable, aux films de Tarantino mais pourquoi faire ? La liberté laisse place au désœuvrement.

La tragédie des personnages de Jia Zhang-Ke vient de leur absence de toute perspective aussi bien individuelle que collective. La Chine n’a plus rien à leur offrir. S’ils veulent s’en sortir, il leur faut se débrouiller par eux-mêmes. L’État ne peut pas assurer un revenu de subsistance et d’épanouissement à tous. Pour s’assurer un revenu décent, Xiao Wu tout comme les jeunes adolescents de Plaisirs inconnus décident de prendre la voie de l’illégalité. Contrairement aux membres des élites locales, les personnages principaux des films de Jia Zhang-Ke n’ont pas une attirance pour l’argent comme source d’enrichissement ou de pouvoir. Xiao Wu s’oppose ainsi à Xiao Yong, son ancien partenaire pickpocket devenu trafiquant de cigarettes et de femmes avec le soutien de l’État. Sans doute à l’image du cinéaste lui-même, le protagoniste de son premier film a un point de vue critique sur ce qu’il se passe autour de lui. Voleur mis au ban de la société, il se veut néanmoins porteur d’une certaine éthique. Les deux adolescents de plaisirs inconnus se posent moins de questions. Ils sont pris au piège de leurs envies qu’ils n’ont pas le moyen de se payer. A une époque où l’argent est roi, un d’eux contracte des dettes qu’il ne peut plus rembourser. Ils décident alors de braquer une banque. Le malaise économique a de nombreuses répercussions sur la population. Les relations interindividuelles s’en trouvent totalement bouleversées. Dans le cinéma de Jia Zhang-Ke, il n’existe que très peu de mouvement de solidarité. Ce constat critique s’applique aussi bien aux relations amicales que familiales. Les discussions tournent ainsi rapidement à des questions d’argent comme entre Xiao Ji et son père dans Plaisirs inconnus ou entre Xiao Wu et Xiao Jong dans le premier film du réalisateur.

En s’intéressant aux marginaux, le cinéaste met le doigt sur tout ce qui ne va pas. Plus qu’à un problème de subsistance, ces personnages sont confrontés à l’absence de tout idéal de vie. Ils n’ont rien à gagner donc rien à perdre non plus. Ils n’ont pas à se soucier de ce qui peut leur arriver. Comme l’explique Xiao Ji dans Plaisirs inconnus, il leur faudrait mourir avant trente ans. Forcément solitaire du fait de l’adoption d’un contrôle strict des naissances, ces jeunes sont les victimes d’une crise de l’individu là où leurs aînés de Platform étaient confrontés à des problèmes plus collectifs. Comme c’était déjà le cas dans Xiao Wu, ils souffrent du décalage qui peut exister entre les représentations culturelles auxquelles ils ont accès et la misère économique et affective de leur quotidien. Les nombreuses scènes de karaoké et de chant sont exemplaires. Les personnages y expriment des sentiments exacerbés et des idéaux qu’ils sont incapables de mettre en œuvre dans leur propre vie. Souffrant d’une hépatite, Bin Bin de Plaisirs inconnus n’a rien du jeune adolescent libre et insouciant. Comme tous les personnages des films de Jia Zhang-Ke, il est en butte avec une réalité peu reluisante.

Dans son troisième long métrage, le cinéaste a d’ailleurs extériorisé cette idée en embourbant ses protagonistes dans les éléments ou dans des circonstances malheureuses. Xiao Ji n’arrive plus à faire démarrer sa moto prise dans la boue. Amoureux d’une jeune chanteuse, il s’oppose à son agent qui dans une des scènes les plus dures du film le fait frapper à répétition par un de ses hommes de main. De même, quand Qiao Qiao veut reprendre sa liberté, elle se heurte au corps de ce membre du comité qui la repousse à plusieurs reprises dans le bus. Il ne reste plus à ces personnages que de rêver de fuite et de l’occident. Mei Mei l’ami de Xiao Wu tout comme Ruijuan dans Platform partent ainsi du jour au lendemain sans laisser de nouvelles. Le frère travaillant à la mine demande à Minliang de faire en sorte que sa sœur n’est pas à rentrer chez elle. L’enfer, c’est ici.

Ce désœuvrement au cœur du cinéma de Jia Zhang-Ke dicte la narration de ses trois longs métrages. Le cinéaste ne construit jamais ses films autour d’une épreuve à surmonter. Ses personnages avancent sans buts bien définis. Il n’y a donc pas d’unité d’action. Les films de Jia Zhang-Ke s’apparentent d’avantage à des blocs de temps juxtaposés les uns aux autres. Les personnages s’y débattent avec le réel. Le réalisateur les filme longuement immobiles, les yeux perdus dans le vague. Jia Zhang-Ke est d’abord un cinéaste du vide, du temps mort. La seule quête identifiable des personnages est sans doute celle du bonheur et de l’amour. Xiao Wu, après avoir définitivement coupé les ponts avec son ancien ami Xiao Jong, fait la rencontre de Mei Mei avec qui il vit de cours instants de joie dans le karaoké où elle travaille. Dans Plaisirs inconnus, l’amour entre Xiao Ji et la chanteuse Qiao Qiao se concrétise le temps d’une nuit dans un hôtel. Ces personnages ont beau faire des efforts comme Xiao Wu qui se met progressivement au chant, cet accès au bonheur ne peut qu’être qu’éphémère. Il passe souvent par la musique comme dans la scène de Platform où Zhong Pin improvise une danse dans le local où elle travaille seule. S’ils ont déjà peu de sources de satisfactions personnelles, ces personnages ont encore moins de choses à partager.

Le cinéaste pose ainsi l’impossibilité de construire un couple quand on est soi-même pas épanoui. Moins chanceux, Minliang dans Platform se voit toujours nier son amour pour Zhong Pin qui finit par choisir la sécurité en abandonnant la troupe pour travailler avec la police. Dans Plaisirs inconnus, Bin Bin doit renoncer à aimer Yuan Yuan du fait de sa maladie. Celle-ci est promise à un brillant avenir en dehors de Fenyang qui de toute façon les amènerait à se séparer un jour ou l’autre.

(JPEG) Dans une des plus belles scènes de Xiao Wu, le personnage principal et Mei Mei sont assis côte-à-côté pendant plusieurs minutes sans dire un mot. Pendant ce temps, la fumée de la cigarette de Xiao Wu envahit peu à peu l’écran. Tout juste amoureux, ils n’ont déjà que leurs désillusions à partager.

En privilégiant dans ses trois longs métrages, la durée et le vide, Jia Zhang-Ke s’impose comme un cinéaste de la mélancolie. Comme pour le cinéma d’un Hou Hsiao Hsien, il faut au spectateur s’identifier avec les personnages et leur désespérance pour découvrir les trésors de tristesse qui s’y cachent. Il n’y a pourtant rien de plus inexpressif en apparence qu’un acteur chez Jia Zhang-Ke. Le réalisateur pousse ce mouvement à son apogée dans Plaisirs inconnus où les personnages n’ont absolument rien à faire, à ressentir ou à montrer. A peine âgés de vingt ans, ils sont littéralement dans l’attente d’une mort prochaine. On peut noter ici que si aucune action ne fait progresser les films de Jia Zhang-Ke, ceux-ci ont tous une fin bien arrêtée. L’univers du cinéaste est ici davantage ouvert au pire qu’à tous les possibles. Xiao Wu et Bin Bin finissent ainsi arrêtés par les autorités en place.

L’œuvre de Jia Zhang-Ke est d’abord un cinéma du renoncement et de la séparation. Clairement découpé en trois parties distinctes séparées par des écrans noirs, Xiao Wu raconte l’histoire d’un marginal qui rompt successivement avec son meilleur ami, la femme qu’il aime puis sa famille. Débordé par le cours de l’histoire, Minliang doit finir par renoncer à tous ses idéaux politiques aussi bien qu’amoureux. Il est emporté par la montée de l’individualisme et de l’économie de marché. Le temps l’a séparé de celle qu’il a toujours aimé au point que le jour où ils se retrouvent enfin, ils n’ont plus rien à se dire. On comprend au détour d’un dernier plan énigmatique qu’il a dû quitter la troupe ambulante pour se fixer à Fenyang et fonder un foyer. Ce corps toujours en mouvement est alors endormi au fond d’une pièce sans vie. La troupe de Platform s’est ainsi progressivement désintégrée. Quant à Bin Bin dans Plaisirs inconnus, il a mis un terme à toute relation avec Yuan Yuan voyant qu’il n’avait plus rien à lui offrir. Son dernier coup d’éclat le sépare de Xiao Ji avec qui il avait tout partagé jusqu’ici. Il finit seul, à chanter son insouciance disparue. Le cinéma de Jia Zhang-Ke a ceci de tragique que le temps peu à peu détruit tout ce qu’il pouvait exister entre les individus. Il ne reste alors que des traces et des souvenirs, dont la puissance d’évocation n’a d’équivalent que l’impuissance des personnages à redonner vie à ce monde disparu. Ainsi Xiao Wu retrouve les restes de son amitié avec Xiao Jong sur un mur où les deux hommes avaient pris l’habitude de se mesurer depuis tout petit. Ces marques ne sont plus que les signes secrets d’un lien aujourd’hui oublié de tous.

On ne s’étonnera pas alors que les personnages des films de Jia Zhang-Ke passent leur temps à fumer des cigarettes. Ici-bas, tout se consume. Seul le cinéma brille de mille éclats.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 15 septembre 2004