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Jim Jarmusch : portrait en 8 films

Posant en quelques huit films un oeil neuf sur les Etats-Unis, on constate qu’il a su donner une lecture personnelle des mythes américains que peuvent être la Terre Promise, le grand Ouest, Elvis ou la mafia. Par ailleurs, Jarmusch - tout en faisant un travail remarquable sur l’image - est parvenu à redonner sa vraie place à la bande-son.


Des débuts remarquables et remarqués

Dans son premier film, Permanent Vacation (1980), Jarmusch s’attache aux pas d’Alloysus Parker, un jeune homme "à la dérive" dans les rues de New-York, qui n’a plus rien à offrir que des rencontres de hasard. Même si Jarmusch reconnaît aujourd’hui que le film "n’est pas très bon" - ce qui est peu surprenant quand on sait qu’il a été tourné en dix jours et que "seule comptait l’expérience d’un film à la sauvage" - un certain nombre d’éléments apparaissent déjà comme des constantes de son travail. Permanent vacation est avant tout un film qui tourne autour de Charlie Parker : "Je m’appelle Alloysus Christopher Parker et si j’ai un fils il s’appellera Charles Christopher Parker. Exactement comme Charlie Parker," déclare Alloysus dès les premières minutes. Au cours de son errance, il croise par deux fois un John Lurie en saxophoniste des rues et le noir qu’il rencontre au cinéma lui raconte l’histoire étrange d’un saxophoniste avant-gardiste, obligé de se suicider car personne ne le comprend. Charlie Parker est donc le fil directeur d’un intrigue quasi-inexistante. On comprend à quel point le travail de Jarmusch est imprégné de références avant tout musicales. En dehors de cette scène où Alloysus met un disque et danse devant son miroir, la bande-son présente la particularité étonnante de nous faire entendre le même bourdonnement tout au long du film : on repère surtout des sons de cloches, parfois mêlés à des ronronnements de moteurs d’avions. Plaquée sur des images d’immeubles en ruines et de rues jonchés de détritus, cette "musique" contribue à donner de New-York l’impression d’une ville assiégée (quelle est donc cette guerre au cours de laquelle les chinois ont bombardé la maison d’Alloysus ?) qu’il faut fuir. Et c’est bien ce qu’Alloysus décide de faire. L’argent qu’il obtient de la vente d’une voiture volée (une des scènes les plus hilarantes du film d’ailleurs) lui permet de partir. Il effectue alors une démarche inverse de celle de n’importe quel terrien rêvant des Etats-Unis comme de cette Terre Promise mère de toutes les libertés. Alors qu’il attend son bateau, il croise un jeune parisien fraîchement débarqué, reflet français de son errance universelle semblable à des "vacances permanentes". Alloysus s’embarque et sur le générique qui défile on voit s’éloigner la statue de la liberté et Ellis Island. "La tentation de renverser les mythes m’intéresse," avoue Jarmusch dans une de ses interviews.

Récompensé par une Caméra d’or à Cannes et un Léopard d’or à Locarno, Jarmusch se voit salué comme un réalisateur prometteur dès son deuxième film. Stranger than paradise (1984) l’impose comme le cinéaste des errances et des conversations décousues. Eva, jeune hongroise, s’installe quelques jours chez son cousin Eddie avant de commencer une nouvelle vie américaine. Grâce à un pactole de 600$ ramassé au poker, Eva, Eddie et Willy (un copain d’Eddie) décident de tourner le dos à la neige et de descendre en Floride. Une intrigue simplissime "née des personnages, suivant la méthode de travail qui est restée la [s]ienne" pour un film quasi silencieux. La musique minimaliste composée par John Lurie n’est présente qu’à de très rares moments. En fait, elle joue principalement un rôle de liaison sonore entre les différentes séquences comme dans cette scène où Eva et Eddie passent la nuit devant un match : la musique surgit au bout d’un temps assez long et permet un enchaînement en douceur. Le matin arrive sans qu’on l’ait vu venir. Les autres bruits se résument au son d’une télévision allumée en permanence, d’un aspirateur ou d’une voiture. La distance qui existe entre les personnages n’en est alors que plus visible. La musique, ici, ne porte pas l’espoir d’une communion sans mots : Eddie trouve insupportables les chansons qu’Eva écoute sur son magnétophone. Le voyage ne peut que tourner au fiasco. Aucun des trois ne veut ou ne sait exprimer ce qu’il ressent confusément. Les malentendus planent. Finalement, chacun est renvoyé à lui même : Eddy repart en Hongrie, Eva reste aux Etats-Unis et Willy, éternel spectateur, ne bouge pas. Le mieux intégré n’est pas toujours celui qu’on croit. Dans ce melting pot américain, un Bela se cache souvent derrière un Eddie et une vieille grand-mère qui fait semblant de ne pas comprendre l’anglais peut énoncer un "son of a bitch" bien senti dès que tout le monde a le dos tourné. Le talent de Jarmusch tient beaucoup à sa capacité à faire naître des atmosphères étranges. On ne sait jamais vraiment où ni avec qui l’on est. Ses personnages n’ont pas de caractère ou de psychologie à proprement parler. Ils sont simplement là, devant la caméra et le spectateur ne peut que se laisse porter par ce "film d’humour noir quasi néoréaliste dans la style imaginaire d’un metteur en scène d’Europe centrale obsédé par Ozu" (Jean Tulard).

L’affirmation d’un style Jarmusch

Deux ans plus tard, Jim revient avec Down by law, son plus grand "succès" auprès du public français après Ghost Dog. Zack le DJ, Jack le mac (ou serait-ce le contraire ?) et Roberto l’italien cohabitent dans une cellule de la prison de la Nouvelle-Orléans. Une fois encore, la virtuosité consiste à enfermer dans le même plan des hommes qui n’ont rien en commun. Nous avons ici deux innocents et un coupable, qui sont pourtant deux salauds et un naïf. On n’est jamais ce que l’on paraît, en fin de compte. Le travail sonore sur Down by law se rapproche de celui de Stranger than paradise, notamment dans la prison, où l’univers carcéral n’est suggéré que par le son (cris des prisonniers, pas des gardiens). La musique composée par Tom Waits (une des habitudes de Jarmusch consiste, on le voit, à faire de musiciens des acteurs) est toutefois plus présente ; elle épouse les travellings déambulatoires de la caméra. C’est particulièrement frappant dans la longue séquence du début où défilent les rues de la Nouvelle-Orléans ou au cœur des bayous. "Je suis très sensible à la musique des images" déclare Jarmusch. La bande-son est, certes, au service du climat d’ensemble du film mais l’usage qu’il en fait n’a rien de traditionnel. A l’opposé des mélodies redondantes qui ne viennent qu’en surcharge ou qui suggèrent des émotions que l’image échoue à transmettre, il y a chez Jarmusch, dès le départ, un tempo. "Pour moi, un film techniquement parlant est moitié images moitié son. La bande sonore, et pas seulement la musique du film, est aussi importante que l’image. C’est pour cela que je fais attention à tous les sons que j’entends," explique-t-il encore. Au coeur de Down by law comme au coeur de tous ses films, on retrouve cette question fondamentale : qu’est-ce qu’être américain ? Cette thématique de l’identité se perçoit de façon assez manifeste au travers des prénoms des personnages. On a vu précédemment qu’Eddie pouvait (re)devenir Bela, on constate ici que Roberto devient aisément Bob. En face, la proximité Zack/Jack suggère l’interchangeabilité des deux hommes. L’étranger est une fois de plus la figure centrale. Roberto (interprété par un Benigni hilarant) devient le trait d’union éphémère de cette petite bande. Roberto, l’italien qui ne cause pas un mot d’anglais mais qui récite des poèmes de Walt Whitman et s’exclame "I scream, you scream, we scream for ice cream" face à un John Lurie et un Tom Waits blasés et taciturnes. Roberto, le seul à croire encore au rêve : "On va s’échapper, comme dans les films américains," leur déclare-t-il tandis qu’il dessine une fenêtre sur le mur de béton de la cellule. Ils s’enfuient tous trois mais Roberto est le vrai gagnant de l’histoire. Lui qui n’a l’air de rien et dont tous se moquent sait reconnaître l’amour quand il le voit (Jack ne connaît que des prostituées et la fiancée excédée de Zack a jeté ses disques par la fenêtre). Prêt à saisir chaque opportunité, il est le symbole d’une vivacité rafraîchissante face à une Amérique WASP en plein déclin.

Avec Mystery Train (1989), Jarmush poursuit son étude de l’Amérique paumée vue à travers le regard des étrangers. Un couple de touristes japonais, une jeune italienne (Nicoletta Braschi), un anglais et quelques spécimens locaux (Steve Buscemi notamment) se croisent sans le savoir dans la ville de Memphis. De la même façon que Permanent Vacation tournait autour de Charlie Parker, Mystery Train tourne autour d’Elvis Presley. A cause de l’entrecroisement des trois récits, l’arrière-fond sonore joue un rôle encore plus fondamentale. Il nous permet de reconstituer la chronologie de l’intrigue. Le passage de Blue Moon à la radio, la voix de l’animateur, le coup de feu sont les seuls éléments auxquels nous pouvons nous raccrocher pour situer les personnages les uns par rapport aux autres. Le son produit l’illusion de simultanéité. De nouveau, ce sont les étrangers qui savent regarder. Ces japonais ont fait d’Elvis et de Screamin’ Jay leurs idoles. La fille reconnaît le visage d’Elvis dans celui de statues antiques ou d’autres stars, le garçon se prend à dire que Memphis n’est pas si différent que cela de Yokohama. La jeune italienne, pourtant là par hasard (une correspondance à l’aéroport), se laisse aussi prendre à la légende de la ville. Elle écoute fascinée un vieil homme lui raconter une histoire abracadabrante. Mais quand elle veut la rapporter à sa colocataire d’une nuit, celle-ci lui coupe la parole au bout de quelques secondes pour lui dire : "si c’est l’histoire du type qui a pris Elvis en stop, je la connais déjà." Elvis lui apparaît même en vision. Comme si l’étranger, de par son recul, était seul à même de percevoir la beauté d’un pays. Tous ces étrangers sont un peu le reflet du cinéaste car Jarmusch ne doit-il pas avant tout aussi être un étranger, un Autre pour montrer. Mais bien qu’assez plaisant, Mystery Train apparaît comme relativement mineur dans la carrière du réalisateur.

"L’idée de simultanéité m’intéressait et elle s’est prolongée avec Night on Earth," déclare Jarmusch en 1992. Mais l’idée du film à sketch lasse, elle est plus prétexte à des numéros d’acteurs. Ce cinquième long-métrage est souvent considéré comme symptomatique de la longue crise d’inspiration que Jarmusch traverse depuis Down by law.

Le tournant de 1995 : quand la musique tourne autour de tout

Après avoir raflé la Palme d’or du court-métrage avec Coffee and cigarettes III (1993), Jarmush amorce un tournant dans sa carrière. Le choix du sujet (nouvelle lecture du western), de l’époque (fin XIXè siècle) et des acteurs (Johnny Depp notamment) de Dead Man indiquent une ambition plus grande que précédemment. La réalisation de Dead Man fut lourde et contraignante : "Ce fut un tournage difficile : mon premier film en costumes, une "grosse" équipe de quatre-vingt-cinq personnes" et elle a montré les relations tendues que Jarmusch entretient avec ses producteurs ou distributeurs : Miramax veut que Jarmusch remanie le film pour qu’il soit plus "commercial". Il s’accroche à son final cut : "je refuse qu’un cadre qui sait comment faire tourner une usine de sous-vêtements me dise comment monter mon damné film," déclare-t-il. Du coup, Miramax a sacrifié la sortie du film. Le succès critique est tout de même au rendez-vous : on salue le retour d’un Jarmush changé mais en grande forme. Dead Man nous conte l’histoire de William Blake, dont le voyage vers l’ouest se transforme en voyage vers l’au-delà. C’est la rencontre entre William, ce "stupid white man" et l’Indien Nobody (Personne). Le jeu sur les noms est là encore déterminant : c’est le sauvage qui reconnaît en Johnny Depp la "réincarnation" du grand poète anglais. Lui même, issu de tribus adverses, n’a sa place nulle part : rejeté par ses deux familles, mis en cage comme un animal curieux par les blancs, il ne peut être que Personne ou encore "celui qui parle pour ne rien dire". Il s’est donc construit son propre univers, en marge des hommes. Dead Man, c’est la rencontre de ces deux solitudes, de ces deux "types" de la société américaine, projetés dans un monde d’une violence primitive. Pendant quelques jours, l’indien va accompagner le blanc vers la mort. L’errance de Jarmusch est ici plus profonde et plus fondamentale que jamais. Le voyage se fait métaphysique. Ainsi, le travail sur la musique épouse les longs travellings dans la forêt brumeuse. C’est en cours de montage que Jarmusch a obtenu une réponse positive de Neil Young pour composer la bande originale. Le musicien a ainsi improvisé un long morceau en regardant le film. Une création "en direct" en quelque sorte. Elle est constituée essentiellement d’un thème récurrent à la guitare électrique. Young y mêle par moments du piano ou de l’orgue. La rupture avec les films précédents de Jarmusch ne se situe pas tant dans la nature de la musique que dans sa présence : elle devient ici envahissante. Auparavant, les films de Jarmusch tournait autour de la musique (Charlie Parker, Elvis, Screamin’ Jay), désormais, c’est la musique qui entoure et absorbe tout le film. Par moments, surgissent même des sons étranges, proches d’un claquement de portière de voiture ou d’un moteur alors que William Blake est en plein milieu d’une forêt du XIXè siècle ! L’atmosphère étrange et quasi fantastique est donc exacerbée par cette musique lancinante qui surgit d’on ne sait où.

Le tournant musical de Jarmusch va encore s’amplifier avec Year of the Horse (1997). Délaissant la fiction, il décide de suivre Neil Young en tournée. Ce documentaire démontre clairement l’amour et l’importance que Jarmusch porte à la musique. Cet interlude confirme aussi que l’univers jarmuschien est aussi et surtout une histoire de collaboration, de complicité, d’amitié et de fidélité. Un film, pour lui, naît toujours de la rencontre avec des personnalités fortes. Ainsi, il n’hésite pas à faire un passage "clin d’oeil" dans le Brooklyn Boogie de Wayne Wang et Paul Auster.

Dans son dernier film, GhostDog (1999), Jarmusch choisit de revisiter le film noir ( !). Il a voulu raconter l’histoire d’un "tueur à gages qu’on pourrait aimer" et nous dépeint le colosse Whitaker en samouraï gracieux face à quelques membres décrépis et vieillissants de la mafia. Une histoire d’honneur dans un New-York de hip-hop. Mais les gangsters sont ici proches de la retraite. Isolés, moqués (des enfants leur jettent des objets depuis la fenêtre), ils ne comprennent plus grand chose au monde qui les entoure. Ghostdog est, lui, le lien entre deux civilisations. Parce qu’il est noir, parce qu’il écoute du rap, il appartient à une certaine modernité. Mais il est aussi le disciple d’un code plus antique que les Etats-Unis et il correspond avec l’extérieur par l’intermédiaire de pigeons voyageurs. Les " deux tribus anciennes déjà presque disparues " se font face jusqu’à la mort. Alors que William Blake mettait un temps infini à mourir, Ghostdog ne craint pas de disparaître. C’est un homme en accord avec la nature (le chiens, les oiseaux), lui-même et les autres, qu’il comprend sans mots (la petite fille, le vendeur de glaces haïtien). GhostDog est un film serein et Jarmusch atteint des sommets dans la maîtrise de son art : "mon scénario déjà s’écrivait en musique." Le film est plus qu’un film à la musique omniprésente, c’est un ballet dont le samouraï est l’unique danseur. Sur son toit comme dans la rue, sa démarche est légère, aérienne. Jarmusch a fait appel à RZA, du Wu Tang Klan (preuve qu’il n’y a pas que dans les films que la mythologie asiatique fait des émules). Ce dernier n’a visionné un brouillon du film qu’un seule fois et il est reparti chez lui. Il a composé et envoyé son travail à Jarmusch, qui a alors retravaillé le montage sur cette base musicale. On peut établir un parallèle fort entre la construction visuelle du film (une chronologie à la Tarantino avec des répétitions, des retours comme la scène de la première rencontre entre Ghostdog et son maître, vus de différents points de vue) et la structure musicale du rap (samples et répétitions). On le voit, l’écriture cinématographique de Jarmusch s’apparente de plus en plus à une partition, forme vers laquelle il essaye de tendre depuis des années.

Cinéaste marginal à tous les sens du terme, Jarmusch se balade nonchalamment dans le paysage cinématographique, lui qui a découvert les grands réalisateurs américains en France : "Rivette et Godard m’ont ramené à Nicholas Ray, Douglas Sirk ou Billy Wilder. C’était un processus circulaire assez étrange : la plupart de ces cinéastes d’origine européenne avaient littéralement façonné le cinéma américain. Et c’était à l’étranger qu’on les honorait." Cela explique en partie la place originale qu’il tient dans le cinéma américain. Etrange métissage que cet homme profondément ancré dans son pays natal quant aux thématiques de ses films, mais dont les références artistiques demeurent européennes et japonaises. Etrange paradoxe que ce cinéaste pour qui la musique est la forme de communication la plus pure.

par Clémence Parente
Article mis en ligne le 23 juin 2004