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L’Epée qui fut Brisée : de l’intérêt d’une version longue

Analyse d’une scène de La Communauté de l’Anneau (version longue)

La fameuse scène de l’Epée qui fut Brisée, creuset thématique pour le personnage de Boromir, est un exemple particulièrement remarquable de l’intérêt d’une version longue intelligemment menée. Les moindres petits rajouts modifient imperceptiblement le réseau de significations au point qu’ici, vingt secondes en plus suffisent à rendre moins pertinente une partie de notre précédente analyse.


Si nous avions toujours trouvé la scène de l’épée brisée très réussie, rétrospectivement il nous semblait manquer une pierre à l’équilibre de l’édifice. Le « rien de plus qu’un héritage brisé » proféré par Boromir nous paraissait mal amené et difficilement explicable de manière satisfaisante, ce qui posait un problème mineur de cohérence. La scène s’agençant désormais parfaitement, il semble de prime abord assez irrationnel que Jackson ne l’ait pas incluse telle quel dans la version salles (ce ne sont pas vingt secondes en plus qui vont affecter de manière radicale la durée de son métrage).

Mais on comprend alors que les choix de montage sont soumis à la théorie des dominos ; coupez une scène et le vide de sens créé se répercute ailleurs, nécessitant de nouvelles modifications, signe irréfutable du soin ici apporté à la structure scénaristique (chaque plan à une signification précise et tout se répond). Tentons une hypothèse.

C’est dans la séquence du Conseil d’Elrond que s’exprime désormais l’impulsivité puérile de Boromir, son point de vue politique divergent se révélant être après l’ajout de quelques dialogues un pur désir incontrôlé (la fascination outrancière du Gondorien pour l’Anneau, écho explicite à sa fascination pour Narsil, les deux objets ayant en commun d’avoir appartenu à Isildur - Boromir le souligne en désignant l’Anneau comme le Fléau d’Isildur, seule occurrence de tout le film -, infléchit assez profondément la perception qu’on peut avoir du fils de Denethor). Une fois cette séquence délestée de la précieuse scène par souci de rythme, Jackson, qui tient décidément à cette notion de puérilité (signe que nos développements ne perdent rien de leur validité d’ensemble), choisit de réinvestir cette idée dans une scène dont ce n’est pas initialement la visée. Il tronque alors habilement la scène de Narsil et opère un infléchissement de sens qui lui permet de faire passer à l’écran cet aspect essentiel du personnage, tout en se conformant à la volonté du studio sur la durée du film. Ce faisant, il gagnait en densité ce qu’il perdait en fluidité et en lisibilité immédiate. La version longue de La Communauté de l’Anneau a donc ceci de passionnant qu’elle nous donne à voir, à rebours, et dans la matière même du film, la réflexion qui a abouti à sa forme actuelle.

Mais tâchons d’affiner notre interprétation première. Nous avions en effet pris pour un symbole fort le fait que Boromir s’enfuit « comme un enfant honteux au lieu de se confronter à Aragorn », et en avions fait le révélateur d’une puérilité sur laquelle Jackson semblait vouloir fonder d’emblée son personnage. Dans cette précédente version, l’épée brisée était moins significativement mise en avant comme objet précis de fantasme pour Boromir. Ce dernier admirait effectivement dans un même élan la fresque murale et les tronçons de Narsil avant de se rendre compte de la présence d’Aragorn. C’était la tradition dans sa globalité qui semblait fasciner le Gondorien, au point de lui faire ignorer complètement ce qui l’entourait. Ici, Boromir cesse de contempler la fresque en se sentant observé, et s’étonne de la présence d’Aragorn avec qui il a un échange bref.

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A ce titre, ajoutons que ce qui paraissait purement comme un rejet de l’autre (quitter les lieux en ignorant Aragorn avec dédain) est désormais contrebalancé par une chaleur réelle (gratifier d’emblée cet inconnu d’un affable « mon ami ») ; ce qui met en lumière un nouveau paradoxe de cet individu complexe et passionnant.

Après le court dialogue avec le Dunadan, Boromir occulte complètement son interlocuteur lorsqu’il aperçoit Narsil. En l’arrachant quasiment instantanément au réel (ce qu’elle ne faisait pas vraiment dans la précédente version, n’étant présentée que comme un élément supplémentaire d’émerveillement au sein d’une flânerie fantasmatique ininterrompue), et en le faisant basculer dans la projection héroico-narcissique que nous avions analysée, l’épée trahit de manière plus forte encore la dimension enfantine du personnage. Car comme un enfant, son attention passe d’une chose à l’autre, et en lieu et place d’une discussion plus approfondie avec un autre adulte, il se laisse happer par l’attirance immédiate qu’exerce, telle un super-jouet, l’épée d’Isildur.

Il est ensuite saisissant de voir que tout en étant semblables à ceux de la première version, les plans suivants ont une signification légèrement différente. Auparavant, on avait plutôt l’impression que Boromir se coupait avec l’épée puis prenait enfin conscience d’une présence étrangère, et cela sans véritable lien de cause à effet. Ainsi, le regard en biais qu’il jetait à Aragorn passait pour une prise en compte de ladite présence, et de manière assez inévitable, le « pas plus qu’un héritage brisé » semblait naturellement une provocation destinée à ce dernier (alors qu’il ne connaissait rien de lui ; d’où la confusion de sens).

En réalité, lorsqu’il se coupe, Boromir éprouve tout simplement la réalité triviale de la lame. Ce retour brutal au réel vient balayer toutes les constructions de l’esprit qui faisaient de l’arme une quasi-abstraction. L’expression hébétée de son visage trahit le déphasage psychologique soudainement subi. La façon qu’il a de se tourner vers Aragorn prend alors tout son sens : il s’agit d’une vérification un brin inquiète pour savoir si l’autre, temporairement occulté, a tout vu. Après avoir trouvé confirmation de ce qu’il craignait dans le regard de ce dernier, le visage de Boromir traduit une gêne certaine, qui est assurément celle de se « sentir nu » en ayant laissé échapper un instant d’intimité devant un étranger. Ce fugace sentiment de faiblesse, ici associé au fait crucial que les deux Hommes ont déjà noué un premier contact, permet de mieux comprendre l’assertion finale de Boromir.

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D’une part, se sentir ainsi confondu est un outrage à la haute idée que le fils de l’Intendant du Gondor se fait de son rang, de sa valeur, de lui-même (idée démultipliée par le trop-plein d’amour et la complaisance de son père). Mais cela fait d’autre part vaciller l’assurance de se savoir fort, car le regard de l’autre est ce par quoi s’actualise le doute du personnage (qu’on se rappelle le passage avec Galadriel, dont Boromir ne peut soutenir le regard). Sans qu’il puisse percevoir le véritable paradoxe à l’œuvre chez Boromir (le fameux rapport rejet-fascination vis-à-vis de la tradition), le point de vue d’Aragorn (qui est alors celui du spectateur) agit néanmoins comme un miroir faisant rejaillir le refoulé. Le Gondorien considère certainement l’incident comme l’étalage indigne d’une faiblesse inadmissible car il doit penser que le paradoxe de sa fascination compulsive a été parfaitement décrypté par l’autre, en raison de l’évidence avec laquelle lui, l’a ressenti en son for intérieur.

Ici, on s’aperçoit combien Boromir n’est pas uniquement l’être bardé de certitudes aveugles que nous avions voulu voir, mais plutôt un individu fragile, qui s’est forgé lui-même un rempart de certitudes pour se prémunir d’une douloureuse conscience intime de soi (n’être qu’un homme, pétri dans la finitude et l’imperfection, dont la traduction est ici de ne pas être à la hauteur des ambitions dévorantes du père).

Ainsi, lorsque nous fondions la puérilité de Boromir sur son « incapacité à admettre la découverte par autrui de ses contradictions, et par voie de conséquence, à les reconnaître clairement lui-même et les affronter sereinement », nous nous trompions partiellement. Certes, à ce stade Boromir ne les affronte pas plus sereinement, certes il est ennuyé qu’un autre en soit le témoin, mais c’est justement parce qu’il en a une connaissance finalement assez claire qu’il a le réflexe de se « blinder » contre elles, cette faiblesse psychologique venant du poids de son éducation (où la remise en cause n’est pas de mise). La rencontre d’autres visions du monde (l’interculturalisme de la Communauté) est ce par quoi cette éducation pourra être tempérée et certains de ses fondements psychologiques dépassés. Ainsi, à travers le personnage de Boromir, La Communauté de l’Anneau ne montre pas autre chose ; un apprentissage moral rendu possible par l’ouverture sur l’autre. Il est intéressant de noter que Jackson préserve ici l’essence du livre, et parvient à faire exister de manière ténue une thématique que tout le monde attendait accolée à la relation Gimli-Legolas.

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Quoi qu’il en soit, l’incident autour de l’épée brisée crée aussitôt une tension chez Boromir, dont la résolution va dépendre de l’interaction avec son environnement immédiat. En cela, la réaction d’Aragorn revêt une importance insoupçonnée. Par un sourire chaleureux, en parlant, il aurait pu désamorcer cette tension mais la fixité muette de son visage, assez indéchiffrable, renvoie Boromir à lui-même et l’oblige à réagir.

Dicté par la seule fierté, il a donc ce réflexe de dédain en ayant les mots qu’on connaît. S’il s’agit là de faire bonne mesure et de se tirer d’une situation embarrassante, il est aussi question de réaffirmer la certitude de sa toute-puissance. Boromir s’adresse à Aragorn, non pour le blesser (ne sachant pas qu’il est effectivement lié à l’Epée des Rois), mais pour banaliser ce dont il vient d’être témoin. Avec cette appréciation rationnelle de ce qu’est l’épée (littéralement, tant qu’elle n’est pas reforgée et brandie par un héritier, l’épée n’est effectivement qu’un bien d’héritage brisé), il s’efforce de minimiser la teneur de ses actes. En rabaissant l’objet (si le fond du propos n’outrage pas à proprement parler la relique, le mépris du ton employé la ravale en revanche très clairement au rang de vieillerie), Boromir se convainc en outre qu’il n’en a rien à craindre et que la tradition ne peut rien contre lui.

On voit ici que Boromir ne fuit pas le regard de l’autre, mais que le regard de l’autre le renvoie à ses angoisses secrètes (rappelons encore une fois que par son seul regard, Galadriel lui a donné la vision de sa cité en ruine, ce qui équivaut à la possibilité de sa faillite personnelle). Obligé d’y faire temporairement face, il adopte un discours rationnel défensif mâtiné de fierté. Nulle fuite honteuse ici donc, puisque la contradiction est auparavant résolue superficiellement (sauver la face). Son départ sert autant à appuyer de manière théâtrale son propos, qu’à couper court à toute répartie éventuelle, susceptible de faire rejaillir le doute. Le seul signe qui persiste à trahir une éventuelle tension intérieure réside dans le fait qu’il repose maladroitement la relique (la faire tomber n’est pas intentionnel).

On peut certes critiquer le règne du marketing dans l’édition DVD, mais ici, la confrontation entre deux versions nous permet de voir qu’à travers d’imperceptibles subtilités de montage, la caractérisation d’un personnage peut s’en trouver modifiée, gagnant en précision et en subtilité, et si Peter Jackson n’est certainement pas le nouveau le nouveau Spielberg, stigmatiser son adaptation - entendre l’intelligence qu’il a de Tolkien - de grand n’importe-quoi est définitivement nigaud.


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par Alaric P.
Article mis en ligne le 4 août 2004