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Le prologue de La Communauté de l’Anneau, ou la question de la représentation du Mal

Tolkien nous a montré comment le recours au passé pouvait fasciner par l’illusion de l’historicité (logique cumulative des évènements dans la structuration de l’univers inventé), et la projection dans le mythe (le terreau de légendes du Silmarillion). Depuis, et bien que lui-même se fût fendu d’un simili-ethno-historicisme docte et non-globalisant en guise d’ouverture (ceci, en partie pour répondre aux attentes des lecteurs qui avaient aimé Bilbo le Hobbit et désiraient en savoir plus sur les Hobbits), il semblerait que le prologue soit devenu le lieu mythifiant des enjeux narratifs ; une sorte de passage obligé, tout du moins pour les œuvres où la fantasy est synonyme de conflit eschatologique, de prophéties et d’élection . Il s’agit avant tout de lier inexorablement un destin individuel au sort d’un monde ; parfois dans le plus indigent des prétextes (l’héroïsation pré-pubère de la nullissime Belgariade), parfois dans un réel souci de thématisation (la prédestination comme socle narratif de La Roue du Temps). Qu’en est-il du Prologue du film ?


Peter Jackson le dit bien, qui se trouvait là confronté à un défi de taille : ramasser en un temps raisonnable un arrière-plan civilisationnel, des enjeux narratifs, et un "dans-ta-face !" visuel, à la manière des prologues de James Bond, tout cela en restant compréhensible pour les non-initiés à la Terre du Milieu. Le cinéaste fait donc judicieusement des tribulations de l’Anneau son fil directeur en évitant les accumulations exorbitantes de noms propres.

Certains ont pu souligner le contre-sens qu’il y avait à commencer la trilogie par une vision omnisciente de son legs historique, alors que Tolkien adoptait précisément la focalisation ignorante des Hobbits, avec lesquels le lecteur intégrait progressivement les tenants et aboutissements d’un monde dont il devait apprendre à domestiquer la complexité et la noirceur croissante. Mais c’est un non-sens que de comparer la progressivité de l’écrivain et l’immédiateté du cinéaste, car ce dernier n’a pas à en passer par les outils du premier pour susciter la créance secondaire (c’est enfoncer des portes ouvertes que de rappeler que chaque médium a ses effets propres ; ici, Jackson parvient à suggérer la menace diffuse et lointaine par le contraste entre le mono-chromatisme sombre, la concision du Prologue, et les couleurs chaudes, la nonchalance narrative de la Comté).

(JPEG)Jackson doit être critiqué sur tout autre chose : en choisissant de filmer l’histoire de l’Anneau, il choisit aussi de montrer la Bataille du Dagorlad et donc d’en passer par la représentation de Sauron, et nécessairement par une vision binaire et simplificatrice du monde tolkiennien. Car pour quelques scènes cinétiques à grand spectacle, Jackson fait fi de la grande force du livre, où l’Ennemi invisible s’élevait au rang de métaphore sur le mal universel que chacun porte en soi. Dès lors, comment représenter le Mal ?

Jackson, qui a rappelé à maintes reprises qu’il voulait enfin rendre justice à la fantasy sur grand écran, a très certainement conscience qu’il ne doit pas tomber dans le cliché du type en armure noire à pointe. Aussi, c’est ce qu’on aurait pu croire au vu de la fragmentation et de la fugacité des plans sur le Seigneur des Anneaux : plan rapproché de son heaume stylisé éclairé par les flammes, plan en légère plongée sur les soldats apeurés de la Dernière Alliance dans lequel ce même heaume étrange, vu de derrière, apparaît latéralement, cadrage serré dans l’ensemble, rapides plans moyens en contre-plongées écrasantes, pour accentuer symboliquement l’étendue de son pouvoir. Mais Jackson fait la sottise de montrer assez longuement Sauron en pied (lorsqu’il brandit l’Anneau au milieu des flammes d’Orodruin).

(JPEG)Réduire le Mal à quelque chose de fini (un corps contemplé dans son entier) crée une normalisation rassurante pour le spectateur, alors que la fragmentation, impropre à en restituer la réalité et l’exactitude, aurait été un parti-pris plus judicieux pour l’ensemble de l’adaptation - Saruman n’étant pas un acolyte, mais un individu en prise avec son hubris. On notera que de cette approche découle l’anthropomorphisme vocal de Sauron (la voix caverneuse d’outre-tombe dans le palantir, le cri au dessus de Barad Dûr...) qui éloigne définitivement le spectateur de l’aspect indicible et impalpable du Mal. Et malgré cette puérilité sous-jacente, incapable d’abstraction, Jackson livre une lecture très habile de l’affrontement entre Sauron et les Capitaines de l’Ouest. Qu’on en juge plutôt : « J’ai vu le dernier combat sur les pentes de l’Orodruin, où mourut Gil-galad et où tomba Elendil, Narsil brisée sous lui ; mais Sauron lui-même fut renversé, et Isildur trancha l’Anneau de son doigt avec le tronçon de l’épée de son père et le prit pour lui » (SdA, Livre II, chap. Le Conseil d’Elrond, p.270 de l’édition centenaire). Par ailleurs, « L’Anneau eût dû être jeté au feu d’Orodruin, tout près de l’endroit où il fut fabriqué. Mais peu nombreux furent ceux qui remarquèrent l’acte d’Isildur. Lui seul se tenait près de son père en ce dernier combat mortel ; et près de Gil-galad, seuls se trouvaient Cîrdan et moi-même. » (SdA, Livre II, chap. Le Conseil d’Elrond, p.270 de l’édition centenaire).

Ces descriptions sont problématiques parce qu’elles restent dans le champ de l’allusif et appellent inéluctablement une traduction visuelle limitative, mais aussi parce qu’elles posent un problème de cohérence fictionnelle : d’une part, Sauron est censé ne plus avoir d’enveloppe charnelle après la submersion de Numénor (cf. Contes et légendes inachevés du Deuxième Age et Simarillion) mais il doit bien avoir des doigts puisqu’on lui tranche. D’autre part, l’Anneau est censé lui conférer un pouvoir contre lequel nul ne peut résister (Anneau = arme ultime) mais il aurait été vaincu avant qu’on le lui hôte ?! Enfin Isildur, qui est un homme, certes de haut lignage, aurait vaincu là où échoue le roi des Elfes (Gil-Galad), race dont on sait que les plus illustres représentants se battaient au Premier Age contre des armées de Balrogs, alors que Gandalf le dit bien, aucun des membres de la Communauté, pas même Aragorn, ne saurait tenir tête au Balrog de la Moria.

Il y a là assurément une zone d’ombre à laquelle Tolkien n’a certainement pas trop songé. Jackson a dû faire un choix pour traduire de manière visuellement frappante cet affrontement épineux. Il le fait au travers d’un dispositif symbolique qui résume avec fulgurance toute la conception tolkiennienne de l’Homme et réintroduit avec une réelle acuité la notion de hasard chère au Professeur (notion trop délaissée par Jackson selon Vincent Ferré, l’un des seuls universitaires français à s’intéresser à Tolkien).

La faiblesse supposée d’Isildur, désarmé et sonné sur le sol, fait faire une erreur capitale à Sauron. Plutôt que d’en finir avec lui d’un seul coup de masse, le Seigneur des Ténèbres semble vouloir faire preuve de raffinement dans la cruauté, car pourquoi tend-t-il la main vers le Numénoréen si ce n’est pour lui faire subir une mort horrible (dans les bonus de la version longue, on peut voir le story-board du Prologue alternatif ; Sauron y empoigne Gil-Galad, qui s’embrase comme une torche à son contact) ?! Il sous-estime donc son adversaire qui, dans un sursaut de bravoure tenant du réflexe ultime, tranche cette horrible griffe qui s’avance vers lui. Par là même et sans trop l’avoir voulu (c’est en cela qu’on peut parler de hasard), Isildur atteint le « talon d’Achille » de Sauron en dissociant l’Anneau de son Maître.

Jackson suggère ainsi que le pouvoir de l’Anneau ne peut être défait par les moyens traditionnels tels que la vaine confrontation directe (cf. Elendil et Gil-Galad aussitôt tués - choix significatif de ne pas montrer de duel titanesque), mais aussi que l’Ennemi n’est pas invincible puisqu’il est lui-même capable d’erreur (Sauron ne tuant pas immédiatement Isildur). Il suggère encore que même dans la situation la plus désespérée (Isildur complètement vulnérable sur le dos, avec une arme brisée), il faut se battre jusqu’au bout (Isildur ne se résigne pas à mourir passivement ; il tente un ultime coup).

Ici, le réalisateur retranscrit donc parfaitement l’une des valeurs fondamentales des Peuples Libres qui veut qu’il ne faille jamais perdre espoir et ne jamais se résigner, même quand tout semble perdu (le désespoir est très déprécié chez Tolkien ; qu’on se rappelle le comportement irresponsable d’Eomer sur le champ de bataille du Pelennor après avoir vu sa sœur moribonde, et bien sûr la folie suicidaire de Denethor). En outre, il montre métaphoriquement que certes l’Homme est un être faible (Isildur groggy sur le dos), mais qu’il est aussi capable de se transcender pour commettre des actes « sublimes » (lorsque tous les Elfes flanchent, c’est un Homme qui vient finalement à bout du Mal). Jackson fait exister chez Isildur une dualité qui fait symbole pour tous les Hommes. Isildur est un brave car il se défend jusqu’au bout, mais il est aussi un faible car il ne détruit pas l’Anneau (ce point étant plus appuyé par la narration).

En ce sens, le Prologue a ceci d’intéressant qu’il s’avère être doublement introductif, narrativement bien sûr, mais aussi thématiquement (ce que n’aurait pas permis une ouverture sur les mœurs des Hobbits. Tout du moins, pas celle tournée et réintégrée dans la version longue). Malgré une représentation du mal d’emblée ratée, le Prologue contient en germe la notion de dualité qui sera développée au long du film au travers du personnage de Boromir (puis de Gollum par la suite).

Par ailleurs, on remarquera le glissement entre les temporalités : l’imminence du désordre soulignée par les premiers mots au présent de Galadriel (« le monde a changé, je peux le sentir, etc. ») - dont le choix pour la voix-off est savamment concerté puisque Gandalf, accostant sur la Terre du Milieu à l’aube du Troisième Age, ne pouvait être témoin de la conception des Anneaux de Pouvoir et des luttes qui en découlèrent, c’est donc à Galadriel, réellement omnisciente grâce à son Miroir, qu’il revient de conter -, puis la narration des temps jadis au passé (le forgeage des Anneaux, etc.), et enfin une ouverture sur la trilogie avec une utilisation prophétique du futur (« bientôt les Hobbits façonneront le cours de l’avenir, etc. »).

(JPEG)Le Prologue préfigure la crise qui met en branle tout conte ou aventure (ici, le départ de Frodon hors de la Comté), de même qu’il en programme l’inéluctabilité, faisant sien le versant païen de l’œuvre de Tolkien où le destin (notion tirée du Kalevala, très présente dans Le Silmarillion, notamment dans la geste de Turin Turambar) s’oppose à la providence (notion chrétienne), et enchaîne quelques-uns (les Héros) au devenir du monde. Or la simplicité mythique - manichéisme, hiératisme, héroïsation - s’oppose intrinsèquement à la psychologisation identificatoire des personnages, à la recherche d’historicité par la profusion de détails dans le décorum.

Fortement mythique par les poses et le mode narratif retenus, on conclura que le Prologue reproduit donc, non pas en son sein mais avec la totalité du récit qu’il est censé préfigurer, la tension entre mythe et roman, qui fonde la modernité même du livre de Tolkien. Malheureusement, le cinéma s’accommode mal de cette hybridation, l’innocence du spectateur face aux images n’étant plus ce qu’elle était du temps du cinématographe, et le versant mythique est irrémédiablement ringardisé (l’hiératisme devient pompiérisme, le Mal devient « les méchants »), faisant du travail de Peter Jackson, incapable d’habiter cet entre-deux, la semi-réussite que l’on sait.


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par Alaric P.
Article mis en ligne le 11 novembre 2004