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Le protégé de Mme Qing

C’est avec une patience et un soin presque ethnographiques que Liu Bingjian nous propose ici cette exploration des rapports humains. On en ressort à la fois avec un sentiment de grande pudeur et avec l’impression d’avoir nous-mêmes été passés à la loupe, sinon au scalpel. Dans ce film clandestin, tourné de façon illégale et monté dans une cuisine, Liu Bingjian pose sans chichis, sans parti-pris ni état d’âme la question de l’homosexualité en Chine.


"Nan Nan Nü Nü" est le titre original du film et cela signifie "Garçon Garçon Fille Fille" : car dans la vie il y a des gens qui préfèrent les filles, d’autres qui préfèrent les garçons, l’important étant que chacun y trouve son compte. Le film parvient en tout cas à instaurer une intimité fascinante entre le spectateur et les personnages, qui sont d’ailleurs interprétés par des acteurs non professionnels. Car après tout, ce pourrait aussi bien être vous ou moi, là-bas, de l’autre côté de l’écran.

Liu Bingjian est un des représentants de la jeune génération de réalisateurs chinois. Ils sont âgés pour la plupart de moins de quarante ans, sont souvent passés par la télévision et doivent en général recourir à des financements étrangers pour produire leurs films. Le Protégé de Madame Qing a été tourné dans la clandestinité, monté dans une cuisine et passé en fraude à l’étranger ; il ne sortira pas en Chine, du moins pas dans un avenir proche. La démarche du réalisateur a été de fabriquer un cinéma du réel, une fiction très épurée, lavée de tout artifice. Ce faisant, il nous donne à voir un instant de vérité humaine.

Dans ce film aucun éclairage sophistiqué, aucun effet musical ou sonore ne vient troubler la vérité de l’action, de l’existence. Ce pourrait presque être un film du Dogme, mais sans la prétention, ni les incessants mouvements de caméra qui ont pu nous faire prier pour une tablette de Motilium au début de Festen par exemple. Le Protégé de Madame Qing n’est pas un exercice de style. La mise en scène fonctionne presque uniquement par plans-séquences, souvent longs, avec une caméra la plupart du temps très statique, qui s’attarde parfois sur un détail, une scène sans lien direct avec l’intrigue (on peut citer à titre d’exemple la scène du match de basket ou celle où l’on suit, caméra à l’épaule dans un des rares plans véritablement mobiles, Bo et le mari de Qing Jie alors qu’ils rentrent chez eux). Ce parti-pris, ainsi que celui de ne travailler qu’avec des acteurs non professionnels, s’inscrit dans la volonté du réalisateur de fabriquer un "cinéma du réel". Le résultat est à la frontière du documentaire et de la fiction. On en vient à se demander si le film n’a pas tout simplement suivi l’évolution d’un jeune paysan, arrivé à Pékin avec son bagage d’incertitudes et de timidité, et qui tente de trouver sa place dans cette ville. Le film réussit également à ne pas franchir la limite qui sépare l’intimisme de l’étouffement, et le spectateur ne se sent pas voyeur mais simplement témoin d’une histoire.

La vérité qu’il s’agit de rendre est ici, pour une partie du film, celle de l’homosexualité. La justesse du film réside également dans le fait que jamais la caméra ni la narration ne semblent se départir de leur neutralité, jamais elles ne nous dictent de jugement. Car il ne s’agit pas ici de dire ce qui est bien et ce qui est mal, mais simplement ce qui est. Le film ne cherche pas non plus à choquer, à déranger de façon agressive ; on n’y trouve pas, par exemple, de scènes d’un érotisme violent comme dans Les Nuits Fauves ou Total Eclipse, ni le maniérisme de Adieu ma Concubine.

De même, l’homosexualité n’est abordée que de façon épisodique, comme pour montrer que l’orientation sexuelle d’une personne, si elle fait sans aucun doute partie des traits qui la définissent, ne saurait cependant en aucun cas la définir globalement. Personne ne peut être réduit à sa condition de genre ni à sa condition d’homosexuel ou d’hétérosexuel. Ce n’est véritablement que dans la dernière seconde que l’on trouve la preuve véritable de l’homosexualité de Bo ; mais il n’était pas nécessaire pour le spectateur de connaître avec certitude son orientation sexuelle pour découvrir d’autres aspects de son personnage, comme sa timidité, sa réserve, sa fierté aussi.

Les relations entre les êtres, d’ailleurs, ne sont pas non plus marquées par la sexualité ; somme toute la tirade radiophonique de Gui Gui à la fin du film résume le message que contient le fil "Nous n’avons qu’une seule vie, mais il existe plusieurs façons d’aimer". Ainsi Meng et Qing Jie sont à la fois amies et amantes, de même que Bo et Chong Chong. Ainsi Bo et Qing Jie sont amis, ainsi Mme Qing se rend compte qu’elle n’aime plus son mari.

Cette façon d’aborder l’homosexualité est nouvelle en Chine, car elle se veut moderne et contemporaine. Dans un pays qui déclare encore officiellement que l’homosexualité n’existe pas en Chine, cette tentative ne manque pas de paraître audacieuse. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles le film ne sera vraisemblablement jamais projeté en Chine.

C’est également en raison de cette approche résolument urbaine, pudique et presque documentaire que l’on peut assimiler Liu Bingjian à la nouvelle génération de cinéastes chinois, ceux de la Sixième Génération. Mais lui-même avoue que ce concept est en fait parfaitement indéfinissable. Qu’est-ce que Le Protégé de Madame Qing a à voir avec un autre film également sorti très récemment en France et qui se rattache à la Sixième Génération comme Suzhou River ? Sans doute les deux sont des films modernes, qui s’attachent à peindre une jeunesse chinoise urbaine et intègrent l’occidentalisation de la Chine. Dans Le Protégé de Madame Qing, on peut citer à cet égard l’exemple de la scène où des clients du magasin demandent à Madame Qing si les vêtements qu’elle vend sont d’origine européennes. Un hochement de tête approbateur suit la réponse positive de cette dernière.

Mais il semble en fait que la Sixième Génération des cinéastes chinois représente moins un mouvement véritablement cinématographique, un réel courant partant d’une démarche artistique construite et unie, que l’expression dans le domaine du Septième Art des mutations sociales profondes que traverse la Chine actuelle, et ce en particulier depuis le tournant de Tien An Men. En tout cas, c’est apparemment vers la Chine populaire qu’il faut dorénavant se tourner pour glaner les signes d’un renouveau du cinéma asiatique.

par Agathe Guerrier
Article mis en ligne le 6 décembre 2004