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Les blessures assassines

C’est l’histoire de deux soeurs. Bien sûr, à l’origine, elles ne sont pas seules au monde. Il y a un père, absent, parti, remarié, une mère, mauvaise, injuste, mais mère quand même. Il y a une soeur aînée, aussi, mais elle choisit Dieu. Restent Christine, l’aînée, et Léa, la benjamine, entre lesquelles se développe un amour dévorant, vite ambigu, amour qui ne supportera aucun obstacle...


Jean-Pierre Denis a fait dans Les blessures assassines des choix austères, exigeants : film dépouillé et sévère, avec peu de personnages, sans musique, pour décrire ce fait divers horrible et envahissant, parce que le mystère perdure. Le problème est là, Denis n’aime sans doute pas les mystères. Il les détruit, son film en paye le prix.

Le procès a lieu le 29 septembre 1933, le verdict est rendu le jour même : personne n’a voulu comprendre, mystère puissant ont conclu les psychiatres à la barre, les notables du jury du Mans s’en suffiront. Cette condamnation irréfléchie à la mort et au silence explique le besoin de parole qui suit (jusqu’à maintenant) l’affaire, de l’article de Lacan à la pièce de Genet.

C’est ce lourd héritage de discours qui aurait dû empêcher Denis de réduire ce meurtre à de la psychologie de bas étage (Je déteste Maman-toutes mes mamans-, qui me vole ma soeur Léa que j’aime, je veux dire : d’un amour illégitime et franchement sexuel), et pour les soeurs Papin, et pour le cinéma, c’est à dire en réalité pour la seule question qui se pose et que Denis ne pose pas : que racontent les soeurs Papin qui ne cesse de nous fasciner ?

Denis n’insiste pas sur le crime, peut-être par décence, c’est dommage. Car après avoir tué leurs patronnes, les soeurs s’acharnent sur les cadavres, s’attaquent aux yeux, aux sexes : les objets de la fascination.

Il tente avec courage de montrer le cheminement de la psychose ; il propose des explications, l’imbrication économique, sociale, filiale, sexuelle ; se refuse ainsi au cinéma.

Car Denis choisit la démonstration contre l’enregistrement, l’écriture contre le regard, la psychologie contre la durée. Rien jamais ne dure, ne s’installe, ne prend forme, ne s’inscrit. Alors que le drame des soeurs Papin porte en lui ce poids des choses inscrites à même le corps, jusqu’au passage à l’acte, regard blessé devenant blessant, aveuglant et violeur, mortel. Il fallait une utilisation bien plus profonde du temps, une abstraction du jeu des actrices pour que s’entende le silence des meubles ennemis, la violence sourde de la domination des maîtres, la raideur sociale, pour rendre visible-non compréhensible-l’énigme des désirs mortifères.

par Alexandre Monod
Article mis en ligne le 17 mai 2004