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Les Corps impatients

Où est le mal ?

Tourné en numérique, Les Corps impatients est une très belle réussite qui doit autant à son réalisateur qu’à ses trois interprètes, tous aussi prometteurs les uns que les autres. En se frottant à un sujet douloureux et grave (une jeune femme atteinte d’un cancer est trompée par son ancienne meilleure amie), Xavier Giannoli parvient à signer un film fort et juste.


(JPEG)"Without your love / You’re tearing me apart / With you close by / You’re crushing me inside / Without your love / You’re tearing me apart /Without your love / I’m dazed in madness / Can’t loose the sadness (...) / I don’t know why / You’re tearing me apart". Ces paroles tirées d’"Again", le titre-phare du groupe Archive, entendues à une des soirées données par Ninon (Marie Denarnaud), résume à la perfection le drame des Corps impatients. Ce premier long-métrage de Xavier Giannoli retravaille le motif du triangle amoureux en le replaçant dans un contexte original. Charlotte (Laura Smet) monte à Paris avec son copain Paul (Nicolas Duvauchelle, récemment aperçu dans Trouble Every Day) pour suivre des examens médicaux. Ce dernier apprend brutalement que, malgré son âge, celle-ci est atteinte d’un cancer du poumon. Le jeune couple isolé sur la capitale reçoit la visite d’une ancienne amie de Charlotte, Ninon, qui va progressivement semer le trouble entre les deux amoureux.

(JPEG)La maladie ajoute encore à la gravité du drame qui se noue entre les trois personnages, porté par les magnifiques compositions graves et mélancoliques d’Alexandre Desplat. Comme le précise le réalisateur, il est ici question d’amour, de désir, de vie et de mort. Le cancer de Charlotte est le déclencheur de fiction. L’évolution de son traitement accompagne tout le déroulement du film des premiers scanners aux multiples hospitalisations pour chimiothérapie. Rien ne nous est caché des souffrances de Charlotte, qui tendent peu à peu à l’éloigner des autres. Elle se renferme alors progressivement sur elle-même. Le crâne rasé, elle ne croit plus que Paul puisse encore éprouver un véritable désir pour elle. Charlotte se protège donc d’une rupture inévitable en repoussant Paul. Seul, celui-ci se réfugie dans la compagnie, puis dans les bras, de Ninon, mettant ainsi en acte les accusations fantasmées de son amie sur son lit d’hôpital.

Comme le titre le dit avec justesse, le film contribue à l’impressionnante réappropriation, par le cinéma français, de la question du corps dont la représentation devient aujourd’hui un enjeu fondamental de fiction. Charlotte, Paul et Ninon sont de véritables êtres de chairs emportés par la force de leurs désirs et de leurs besoins. La question du corps est donc d’abord ici celle de la sexualité. Si on dénote une plus grande tendresse entre Paul et Charlotte, toutes les relations physiques restent très passionnées. La caméra colle aux corps, qui se jettent les uns contre les autres avec force, se chevauchent, s’oublient dans un grand élan d’énergie et de désir. C’est dans ce plaisir-là que les personnages vont chercher la vie, à tout le moins un peu de réconfort. Paul ira d’ailleurs tromper Charlotte avec une parfaite inconnue de retour chez lui dans le Sud. Il y a dans ce désir charnel quelque chose qui dépasse les personnages mêmes. Ainsi, l’attraction physique qui unit Paul et Ninon semble irrépressible. Les deux personnages ressentent très bien cette nécessité incontrôlable. Ninon refuse de revoir Paul en tête-à-tête après leur première rencontre. La jeune fille a parfaitement conscience de ce qui va leur arriver. La question du corps dépasse ici la seule sexualité. Celui-ci est tout simplement, et constamment, mis en avant, que ce soit par le traitement de Charlotte, qui modifie sa morphologie, ou à travers les scènes de danse, de football et de natation. La mise en scène instaure également de nombreux jeux de regards entre les trois personnages, qui s’observent afin de mieux mesurer leurs désirs respectifs.

(JPEG)Si les corps s’agitent autant, c’est surtout qu’ils sont tous travaillés par un mal qui les obsède, le cas le plus explicite étant bien entendu le cancer (et la jalousie) de Charlotte. Ninon et Paul se retrouvent de leur côté prisonniers de leur culpabilité, du mensonge mais aussi de leur attachement. Ce mal rôde autour des personnages et pénètre le film sans jamais se laisser entrevoir. Il est d’autant plus pernicieux qu’il est invisible et que tous n’en ont pas forcément conscience. Plusieurs scènes sont symptomatiques de cet état de fait. Charlotte est notamment dépassée par tout ce qu’elle ne peut pas voir. Après avoir passé ses premiers examens, elle ordonne au médecin qu’il lui montre sur les radios ce qui ne va pas. Endormie lors de la première rencontre entre Paul et Ninon, elle se sent dépassée par leur relation. Charlotte ne comprend pas que tout ceci ne se joue pas dans l’ordre du visible mais bien au-delà. Persuadée que Paul et Ninon la trompent, elle fait en sorte, une nuit, qu’ils couchent ensemble devant et avec elle, sans que ce geste n’apporte aucune solution par la suite. Les médecins n’arrivent pas à soigner son cancer comme les trois personnages ne peuvent se détacher les uns des autres. Nous-mêmes serons épargnés de voir l’affrontement violent entre les deux jeunes femmes. Là aussi, de manière symptomatique, seules les conséquences seront offertes à notre regard. La violence et la folie s’emparent du triangle amoureux sans parvenir à mettre un terme aux choses. Le mal est enfoui en eux. Seuls, à deux ou à trois, il n’y a rien à faire.

C’est la force de ces Corps impatients que de nous plonger dans ce mystère des relations et des êtres. Le film hante encore longtemps après la sortie de la salle. Le spectateur est à son tour contaminé par la tragédie qui se joue sous ses yeux, inoculé par une douleur qui ne peut le laisser indemne.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 22 septembre 2005