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Les Sentiers de la perdition

Trois ans après son premier film American Beauty, Sam Mendes revient à la réalisation avec Les Sentiers de la perdition. Film noir d’une beauté morbide, ce deuxième long métrage servi par trois acteurs magnifiques confirme tout le bien qu’on pouvait penser du cinéaste. On est bien là en présence d’un des nouveaux grands d’Hollywood.


Cristallisé au début des années trente en tant que véritable genre, le film de gangsters s’est imposé pendant plusieurs décennies comme un formidable révélateur des modifications de la société américaine. De l’arrivée des premiers personnages aux accents italiens dans le Scarface de Hawks au matérialisme destructeur des Affranchis de Martin Scorsese, on trouve de nombreuses oeuvres miroirs de leur époque ou d’un passé pas si éloigné. Dans les sentiers de la perdition il n’en est rien. Les années trente servent bien de cadre au film mais on n’apprend pas grand chose sur l’Amérique de la dépression. Les sentiers de la perdition ne semblent pas non plus proposer un commentaire sur les Etats-Unis d’aujourd’hui. Le film de Sam Mendes trouve son inspiration ailleurs. Sa mythologie est avant tout celle du cinéma, celle qu’ont forgé soixante années de cinéma américain autour de films comme Bonnie and Clyde ou Le Parrain.

Pour être juste avec le film, il faut d’abord voir que le contexte de la Dépression n’a rien de gratuit. La pauvreté environnante sert d’abord de motivation psychologique aux personnages. Michael Sullivan (Tom Hanks) peut avoir d’autant plus de réticences à changer de travail qu’une situation comme la sienne n’ a rien d’assurée à l’extérieur. John Rooney (Paul Newman) tient son entourage par l’argent. Michael ne travaille pas pour son compte. Il cherche avant tout à être utile à ceux qu’il doit nourrir et à celui qui l’a élevé, son père spirituel. On touche ici à un point absolument central du film les sentiers de la perdition travaille essentiellement la question de la filiation. Cet ancrage du film dans les années trente est aussi un moyen pour Sam Mendes de revenir aux origines du genre, de faire renaître toute une époque à travers les magnifiques costumes, les décors. L’atmosphère stylisée créée par le cinéaste et son directeur de photographie, Conrad L. Hall, sont pour beaucoup dans la beauté et la réussite du film.

L’intrigue des Sentiers de la perdition se concentre autour de deux tragédies familiales. Un fils découvre que son père est tueur à gage, un autre que son géniteur lui préfère un enfant adopté à son plus jeune âge. Cette double révélation mènera à l’assassinat d’Annie Sullivan (Jennifer Jason Leigh) et de son autre jeune garçon. Cette tragédie enclenche un engrenage de violence. Le grand cycle tragique de la violence est lancé menant Michael Sullivan et son dernier fils rescapé sur la route, une ligne droite menant jusqu’au meurtre des puissants Rooney.

Beaucoup ont reproché au film au moment de sa sortie le classicisme des thèmes abordés et du traitement de l’intrigue. Sam Mendes procède pourtant à une approche nouvelle et moderne du genre. Les gangsters des Sentiers de la perdition n’ont plus rien de séduisant. Dès les premières minutes du film, ils ont perdu toute leur aura. L’unité apparente de cette petite communauté ne fait pas longtemps illusion. Dès le premier enterrement, les dissensions sont mises à jour. Les personnages n’ont eux-mêmes que peu d’illusion sur ce qu’ils font et ce qui les attend. Ils vivent tous dans un état de lucidité tragique qui pèse sur leur existence. A quasiment aucun moment, on ne voit un personnage du film heureux ou débordant de vie. Michael Sullivan n’a aucune énergie. La mise en scène de Sam Mendes souligne parfaitement la lourdeur de ce corps quasi immobile. La performance de Tom Hanks toute en retenue, jouant essentiellement de son regard perdu, va dans le même sens. Seule la perte de ce qu’il a de plus cher lui permettra de perdre enfin toute attache à ce monde si ce n’est son fils. L’enjeu du film se déplace alors aux pères. Michael Sullivan saura t’il enseigner à son fils un autre chemin que le sien ? John Rooney abandonnera t’il Connor (Daniel Craig) qu’il ne tient guère en estime ? Si le second restera tragiquement attaché aux traditions, il le paiera de sa vie et de celle de sa descendance. Michael au contraire apprend à remettre en cause ses valeurs et assumer le rôle de modèle qu’il doit à son fils. Ce long périple vers Perdition lui permet de partager de longs moments avec son enfant et de lui proposer un nouveau modèle en la personne de ce couple de paysans qui prendra Michael Jr. en charge à la fin du film. Il assume pleinement les tâches que l’on peut attendre d’un père.

En parallèle à ce questionnement moral qui traverse tout le film, Les sentiers de la perdition propose également une poursuite à la vie, à la mort entre Michael Sullivan, son fils et leur poursuivant, le tueur à gage Maguire (Jude Law) engagé par John Rooney pour mettre un terme aux agissements du personnage interprété par Tom Hanks. Si l’essentiel du film repose sur cette traque, celle-ci est traitée de manière très dépassionnée par Sam Mendes. On retrouve à nouveau ici le ton morbide qui vaut pour les personnages. Aucun éclat de vie, aucun élan sinon une marche lente et assurée vers la mort. Cette dernière est omniprésente dans ce film parsemé de cadavres. Dès l’ouverture des Sentiers de la perdition, un homme parle de son père au passé. Il n’existe déjà plus, son destin est scellé. Par la suite, Sam Mendes met en place un rythme très lent. Seules les scènes d’exécution bénéficient d’un traitement stylistique particulièrement soigné. Ce sont toutes les moments les plus marquants du film, les plus beaux aussi. C’est dans ces scènes que se trouve la clé de ces Sentiers.

Le film est parfaitement clair sur ses intentions. Sam Mendes est allé jusqu’à placer un double de lui-même au coeur de la fiction. Le personnage de Maguire a en effet un passe-temps étrange, il tue ses victimes pour le seul plaisir de les photographier au seuil de la mort. Histoire de fantômes déjà condamnés (« aucun de nous n’ira au Paradis » déclare Rooney), Les sentiers de la perdition n’est au final que ça, un pur plaisir de mise en scène, une expérience morbide magnifiée par trois grands acteurs au sommet de leur talent. Un peu plus qu’un vain exercice de style, c’est le rappel d’un fils à ses pères. Avec son second film, tout comme Michael Jr se souvient de l’homme qui l’a amené au monde dans l’épilogue, Sam Mendes rend un magnifique hommage à ceux qui ont marqué son imaginaire et le nôtre pendant ces soixante dernières années.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 15 septembre 2004