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Lundi matin, d’Otar Iosseliani

Otar Iosseliani revient sur nos écrans trois ans après le très remarqué Adieu plancher des vaches. Il garde ici le même ton délirant qui fait sa marque de fabrique et nous offre une nouvelle utopie drôle, belle et amère autour d’un personnage en fuite avec les autres et lui-même.


C’est lundi matin. Le week-end est fini, il faut réattaquer une nouvelle semaine de travail. Vincent se lève, déjeune et se prépare à partir selon un rituel soigneusement préparé. Il prend sa voiture puis le bus pour arriver à l’usine. Là, il fume une cigarette devant la porte avec ses collègues puis peut commencer sa journée.

Iosseliani commence son film en nous présentant un réel mécanique et déprimant dans lequel aucun des personnages ne semble trouver son compte. Les deux jeunes gens se font la tête pour on ne sait quelle raison, le couple ne fonctionne plus que par habitude et la communication entre les parents et les enfants est plutôt mal en point. Les personnages (ouvrier, étudiant etc.) et les situations sont pour la plupart dans la banalité. Tout ne fonctionne plus qu’au niveau des apparences comme le montre cette scène où le jeune enfant se brosse les dents en mouillant simplement sa brosse à dent. Le monde de Lundi matin ne fait plus sens.

A partir de là, Iosseliani va peu à peu créer des ruptures (de tons, narratives) pour creuser un décalage entre ce monde réel contemporain et un monde utopique aussi régi par les règles de l’absurde mais sur un mode beaucoup plus chaleureux et comique. Si Vincent est ouvrier, à le voir à l’oeuvre on ne peut pas vraiment dire à quelle tâche il s’occupe exactement et dans quelle usine. Iosseliani tire le réel vers quelque chose de profondément étrange. Il n’est donc pas étonnant de retrouver des crocodiles dans un petit village de France (le jeune garçon prétendra plus tard l’avoir ramassé), ou le jeune couple d’adolescents communiquer par télégraphe.

Car cet ailleurs créé par Iosseliani est d’abord un ailleurs temporel. On ne sait jamais à quelle époque on se situe exactement dans le film et la visite de Vincent chez son père est quasiment un voyage dans le passé, dans l’Europe de la fin du XIXème siècle et du début XXème. Se confrontent alors deux mondes, deux univers qui se ressemblent beaucoup tout en étant dissemblables. De l’histoire de Saint Georges et du dragon, on nous apprend qu’en fait l’animal mythique était très gentil et tenu en laisse par une jeune femme aujourd’hui oubliée par la légende. Par la suite, les jeunes enfants vont rétablir la vérité en rejouant littéralemment la scène. Car le cinéma en tant que fable chez Iosseliani peut être modifié et tiré dans tous les sens. Il n’a aucune responsabilité de représentation "réaliste".

Ce lieux utopique est aussi un ailleurs spatial. Le personnage principal prend la fuite, se rend chez son père, puis à Venise. Ces lieux sont pour lui l’occasion de vivre d’autres aventures. Il passe du temps avec ses amis (dont le très drôle madame pipi) à se balader, boire, manger. Iosseliani prend un plaisir manifeste à filmer la cité italienne. Ces déplacements sont révélateurs du projet de Lundi Matin, fait entièrement de circulation et de rencontres. La caméra va d’un personnage à un autre puis revient. Plus tôt dans le film, on suivait déjà les déplacements d’une lettre ou d’un vieil homme en chaise roulante. Dans ces lieux autres, Iosseliani filme d’abord les clichés comme la violence urbaine ou les canaux de Venise avant d’en venir à l’aide de bonnes rencontres à des sites plus beaux et mystérieux comme ses magnifiques plans de Venise vue des toits. Petit à petit, le personnage et le film s’enrichissent avant de retomber par terre.

Car ce qui fait la richesse du cinéma de Iosseliani, c’est qu’il prend l’utopie pour ce qu’elle est. Un lieu qui n’existe pas. Venise n’est pas si différente du petit village d’où vient Vincent. On lui pique son portefeuille, on y joue autant des apparences (magnifique séquence interprétée par Iosseliani en personne dans laquelle Vincent rend visite à un ami de son père) et on y retrouve les mêmes problèmes de communication et les mêmes usines. Il est donc temps pour le personnage principal de rentrer et de retrouver les siens qu’il avait abandonnés. Pendant cet intervalle, la famille s’est ressoudée, les jeunes gens réconciliés.

En fuyant, Vincent est peut-être passé à côté de l’essentiel : changer les choses autour de lui. Iosseliani nous adresse un sévère avertissement en terminant son film sur la pollution des cheminées industrielles. Par manque d’imagination et d’initiative, nous voilà tous condamnés à retourner à notre quotidien pour un nouveau lundi matin.

Au final, Lundi matin est un film drôle et amer très réussi, hymne aux rencontres et à la joie de vivre. Le tout est quelque peu hors-norme, mais comme le dit le jeune peintre au prêtre : "vous savez, les canons aujourd’hui..."

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 9 octobre 2004