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Mystic River, de Clint Eastwood

Après le très classique Créance de sang qui marquait un certain essoufflement de la mise en scène du corps vieillissant de Clint Eastwood, le réalisateur de Sur la route de Madison revient en très grande forme avec un drame qui réunit trois hommes face à leur passé. Le film est porté par les magnifiques interprétations de Sean Penn et Tim Robbins. Jamais une oeuvre de Clint Eastwood n’avait autant ressemblé à une descente aux enfers d’Abel Ferrara.


On enterre ses péchés, on ne les efface pas. Mystic River, le nouveau long métrage de Clint Eastwood, s’ouvre sur deux drames. Dans les premières minutes du film, on suit trois jeunes adolescents d’une banlieue de Boston qui jouent au hockey dans la rue. Ils perdent leur palet dans un trou menant aux égouts. L’un d’entre eux, Sean, leur propose alors de voler une voiture avant de se contenter, pour satisfaire leur désir de transgression, d’inscrire leur prénom à jamais sur le trottoir. Le béton n’est pas encore durci. Là, arrive une voiture. Un homme, des menottes à sa ceinture, en sort et vient leur faire quelques remontrances. Il leur pose au passage quelques questions et décide d’embarquer Dave, le seul à habiter un peu plus loin, pour le dénoncer à sa mère. Le jeune garçon est apeuré. Il croit avoir à faire à un policier, abdique. Il monte dans la voiture devant les yeux de ses amis. Celle-ci le mène à quatre jours de sévices dont il ne se remettra jamais complètement. Vingt-cinq ans plus tard, la fille du troisième adolescent présent ce jour-là, Jimmy, est assassinée. Ce meurtre va permettre aux trois hommes de se retrouver et de solder quelques comptes avec leur passé.

(JPEG) Mystic River se développe alors dans une double direction. Le film se trouve à la croisée de deux genres très prisés par Clint Eastwood, le mélodrame et le polar. La narration alterne le processus de deuil auquel doit faire face Jimmy (Sean Penn) et l’enquête menée par Sean (Kevin Bacon), devenu policier, et son coéquipier Whitey Powers (Laurence Fishburne) sur l’assassinat de Katie. Du premier genre, le cinéaste conserve l’importance de l’expression des affects. La mise en scène de Clint Eastwood met en valeur les regards, les gestes rageurs. Ainsi, dans la scène où Jimmy et Dave se retrouvent à discuter pour la première fois après le meurtre, la caméra cadre d’abord les personnages en entier, à distance, en champ contrechamp avant de se rapprocher peu à peu de chacun. A la fin de la scène, ne restent plus que leurs visages et notamment celui du père qui arrive à pleurer pour la première fois la disparition de sa fille. Cette mise en valeur des affects passe aussi par l’extrême attention jusque dans les moindres détails portée au processus de deuil que traverse Jimmy. Le film montre Sean lui apprenant la mort de sa fille sur la scène du crime, la reconnaissance de l’identité de la victime à la morgue, l’accueil de la famille venu pour l’enterrement, le choix du marbre pour la tombe, la rédaction de l’avis pour les obsèques et même le moment où le père apporte la dernière robe que la jeune adolescente portera dans son cercueil. Seul l’enterrement est passé sous silence comme pour montrer que le deuil d’une fille est quelque chose d’impossible avec lequel le personnage va devoir apprendre à vivre jusqu’à la fin de sa vie. Résignation, tristesse, colère. Le mélodrame et l’exposition des affects marquent une pose dans la progression de la narration. Le temps apparaît comme suspendu seulement scandé par les différentes étapes du rituel funéraire.

Cette temporalité distendue n’est pas sans effets sur la partie polar du film. L’enquête progresse lentement sans emballement du récit sauf peut-être à la fin. Sean et Whitey examinent au fur et à mesure les indices qui leurs arrivent. Clint Eastwood garde de ses films policiers essentiellement l’idée du mystère sur l’identité de l’assassin. Deux pistes se présentent aux policiers. La première les amène à mettre en cause Dave (Tim Robbins), l’ami d’enfance de Jimmy. Il se trouvait dans le dernier bar où Katie a été aperçue avant de mourir et le film nous l’a montré rentrant ce soir-là chez lui à trois heures du matin les vêtements recouverts de sang. L’interprétation introvertie à la limite de la folie de Tim Robbins donne toute sa crédibilité à la sauvagerie possible du personnage. La seconde piste les amène à soupçonner Brendan, le petit ami de Katie avec qui elle devait s’enfuir à Las Vegas le lendemain du jour où elle a été tuée. Celui-ci est présenté comme une menace à la jeune fille dès la première scène où il apparaît. La caméra subjective prend sa place, cachée à l’intérieur de la voiture, un plan déjà utilisé pour les agresseurs de Dave au tout début du film.

(JPEG) Plus que de créer un effet de suspense de toute façon éventé juste avant le dénouement, ce doute sur l’identité du tueur pose un des thèmes centraux de Mystic River : la culpabilité. Très vite, l’assassinat n’apparaît que comme un des éléments du puzzle. Le mal est présent chez absolument tous les personnages du film. Aucun n’a rien à se reprocher. Reste ensuite à expliquer les raisons de cette propagation du mal. A nouveau, plusieurs pistes sont avancées. Une première explication serait celle d’une vengeance divine. Sean en découvrant le corps de Katie mentionne le premier la dette qu’aurait Jimmy envers Dieu du fait que Dave ait payé pour les trois il y a vingt-cinq ans de cela. Cette hypothèse est également appuyée par la mise en scène. Quand Jimmy apprend que l’on a trouvé le corps de sa fille et qu’il se démène avec la police, la caméra s’élève comme pour signifier que Dieu est le témoin voire l’instigateur du malheur qui vient de frapper. Resterait à savoir pourquoi Sean n’est pas non plus puni. Une seconde explication est une succession d’erreurs de jugements aux conséquences fatales. Les individus sont imparfaits. Ils peuvent se tromper. Whitey Powers condamne ainsi sans le savoir Dave en le faisant arrêter pour l’interroger au poste. Aveuglé par la colère et la haine, Jimmy est aussi victime d’une erreur tragique d’appréciation.

Une seule chose s’impose avec évidence. Dans Mystic River, les individus sont prisonniers de leur propre histoire. Dave ne s’est jamais remis des sévices qu’il a subi enfant. Quand son fils veut récupérer les vieilles balles glissées dans la bouche d’égout, c’est toute son enfance brisée qui revient brusquement à la surface et l’amène à commettre une faute. Jimmy, de même, a toujours vécu avec la culpabilité. Il a mené une vie dissolue avant que Katie ne vienne au monde et ne le ramène dans le droit chemin. Brendan voit resurgir le fantôme de son père à travers un pistolet. Une certaine fatalité entoure leurs vies. La mise en scène valorise les répétitions. La voiture des frères Savage qui vient chercher Dave est filmée exactement de la même façon que celle des deux agresseurs au début. Le voilà reparti pour l’enfer. Sean se demande à la fin s’ils ne sont pas montés en un sens tous les trois dans cette voiture. Les plans d’hélicoptère de la rivière se succèdent de même inchangés. Mystic River enregistre la permanence des choses. Le sens du défi de Sean, Dave et Jimmy trouve un certain écho dans les agissements de Ray Harris et de son ami. Ce lien entre le passé et le présent est à la base même du projet cinématographique de Clint Eastwood. Dès le générique, le sigle Warner Bros apparaît en noir et blanc comme pour rendre hommage au vieux films noirs auxquels Mystic River se rattache en partie. Le morceau au piano composé par Clint Eastwood lui-même a quelque chose de très nostalgique. La cinématographie signée Tom Stern est en tout point remarquable. (JPEG) Le film multiplie les contrastes dans le même plan entre la lumière et les ténèbres comme pour symboliser la lutte entre le bien et le mal qui habite chacun des personnages. La nuit envahit progressivement les êtres les menant dans une descente aux enfers dont ils ne savent plus comment sortir. Difficile d’échapper aux cauchemars qui les hantent. Dans une des scènes les plus inquiétantes, le visage de Dave est à peine éclairé alors que tout autour de lui on ne perçoit même plus le décor plongé dans l’ombre. Le personnage s’y raconte une histoire d’enfant et de loups pour exorciser son passé.

Dans Mystic River, chacun s’invente un conte pour survivre à la triste réalité des choses. Sean se persuade que sa femme lui expliquera tout le jour où elle en aura envie sans penser à s’excuser pour ses propres erreurs. Jimmy pense payer pour son passé ne pouvant supporter que sa fille soit morte sans raisons. Quant à sa femme interprétée par Laura Linney, elle s’imagine son mari en roi de la ville dont l’amour suffirait à protéger ses filles. Dès qu’un doute vient voiler ses histoires, la violence n’est pas loin. Sean et sa femme, Lauren, souffrent de graves problèmes de communication qui les ont amené à se séparer. De même, Dave refuse de faire face à ses difficultés et s’enfonce dans la multiplication de petits mensonges qui lui coûteront très cher. Il regrette au final de ne pas avoir tout expliquer à sa femme Céleste (Marcia Gay Harden). Cette dernière se défie de son mari malgré l’amour qu’il lui porte. Leur solidarité conjugale vole en éclat. Jimmy est celui qui s’en sort le mieux en avouant tout à son épouse pour pouvoir reconstruire sur des bases saines. Avec Mystic River, Clint Eastwood regarde les individus avec lucidité mais sans jugement. Si personne n’est étranger au mal, autant reconnaître ses fautes et essayer d’y survivre grâce à l’amour. Un rayon de lumière vient perturber les ténèbres. La rivière peut encore garder longtemps ses secrets.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 7 mai 2004