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Pas sur la bouche, d’Alain Resnais

Tout le monde chante "I love you"

Après On connaît la chanson, Alain Resnais revient en musique avec l’adaptation d’une opérette des années 1920. Pas sur la bouche est un hymne enchanté à l’amour et au plaisir du cinéma. Un petit trésor d’écriture, d’interprétation et de mise en scène.


L’intérêt d’Alain Resnais pour la culture populaire n’est plus à démontrer. Après avoir abordé la bande dessinée dans I want to go home et la variété dans On connaît la chanson, il s’attaque ici à un genre beaucoup plus obscur : l’opérette. Pas sur la bouche est une œuvre théâtrale composée sur un sujet gai et dans laquelle une musique légère accompagne les parties chantées. Le film est découpé en trois actes. Chacun se termine par un numéro regroupant tous les protagonistes. Dans le premier, le cinéaste nous présente l’ensemble des personnages autour d’un thé suivi le même soir d’un dîner. Dans le premier, Gilberte de Valandray (Sabine Azéma) convie un petit groupe d’intime à passer l’après-midi chez elle. Parmi eux, sa sœur Arlette (Isabelle Nanty), la jeune Huguette (Audrey Tautou) et ses deux prétendants Faradel (Daniel Prevost) et Charley (Jalil Lespert). Arrivée en retard, elle croise brièvement tout ce petit monde avant de se retrouver seule à seule avec son mari Georges (Pierre Arditi). Ce dernier lui annonce la venue pour le soir même d’un homme d’affaire américain, Eric Thompson (Lambert Wilson). Or, celui-ci n’est autre que le premier époux de Gilberte. Pour pouvoir s’unir avec Georges, elle avait toujours caché ce mariage non reconnu par les autorités françaises. En parallèle à ces multiples intrigues entourant Gilberte, on apprend qu’Arlette est vieille fille et que Huguette est amoureuse de Charley. Le premier acte pose donc les attirances qui lient les personnages entre eux. Le second s’amuse à tout compliquer, confronter les différents amants lors de la soirée de représentation chez les Valandray de la dernière œuvre de Charley : "âmes primitives". Le dernier acte démêlera tous les fils.

Cette théâtralité du découpage général du film, Pas sur la bouche la prolonge à d’autres niveaux. Chaque acte se développe dans une quasi-unité de décor et de lieu. Les deux premiers prennent place durant deux journées différentes chez les Valandray. Le principal décor est le salon où le couple reçoit ses convives. Les scènes se déploient ensuite dans les pièces attenantes : l’entrée, la cuisine, la chambre à coucher, la salle à manger et la terrasse. Le troisième acte a lieu dans un lieu encore plus fermé et un temps plus restreint : un après-midi dans la garçonnière de Faradel. Tout au long du film, les personnages ne cessent d’entrer et de sortir. Tout se joue dans le petit espace de la scène. Pas sur la bouche n’existe pas dans le hors-champ. L’éclairage du film n’est pas naturaliste. Le cinéaste joue de variation de lumières suivant les tons des différentes scènes. L’éclairage s’éteint quand les personnages sont dans la confidence ou révèlent des choses plus graves. Le travail sur le son est également très important. Les entrées des personnages sont souvent accompagnées de bruits de porte même s’ils n’en ouvrent pas réellement. La théâtralité du film passe aussi par le jeu des acteurs. Ils multiplient les adresses directes au spectateur en regard caméra ce qui leur permet de divulguer des informations qui ne sont pas entendues par les autres personnages présents. Les comédiens jouent les scènes de manière très appuyées. Les visages et les corps expriment autant de choses que les dialogues. C’est particulièrement vrai de Gilberte qui ne tient pas en place.

Seule la mise en scène rattache Pas sur la bouche à un espace plus cinématographique que théâtral. Les décors étant très limités, Alain Resnais varie au maximum ses positionnements de caméra. En deux actes, le salon des Valandray est filmé sous tous les angles possibles. L’escalier permet au cinéaste d’utiliser aussi bien les plongées que les contre-plongées. Il n’y a donc pas d’usure du spectateur mais la sensation d’un espace riche et varié. Le découpage de chacune des scènes est également très travaillé en fonction des émotions exprimées par les personnages. Si le cinéaste a recours à de nombreux plans larges pouvant réunir plusieurs comédiens dans le même plan, la caméra s’approche de leur visage dès qu’ils se livrent notamment lors des numéros chantés. Alain Resnais utilise également des plans de coupe pour souligner les réactions des protagonistes à certaines révélations. La mise en scène est très dynamique. Elle accompagne les personnages dans leurs nombreux déplacements ou se met seule en mouvement quand les comédiens sont immobiles.

Adaptation d’une opérette, les numéros chantés occupent dans le film une place de choix. On peut les diviser en deux grandes catégories. La majeure partie a pour fonction de révéler les rêves, secrets ou aspirations des divers personnages. Arlette dévoile sa solitude, Huguette et Gilberte leurs conceptions de l’amour. D’autres numéros sont plus intégrés à l’action. Ils aident à la progression de la narration comme le "jamais deux sans trois" ou "quai malaquais". Ces morceaux chantés participent à la légèreté et à la fluidité de l’ensemble. Elles sont introduites par un petit air de musique ou un déplacement du personnage. Genre aujourd’hui oublié, Alain Resnais appuie le côté rétro de l’opérette. Les chansons, les décors et les costumes vont dans ce sens. Le cinéaste a situé son film en 1925 dans la haute bourgeoisie française. Il n’a pas essayé de moderniser le genre. Le réalisateur s’y glisse avec respect sans jamais jouer du second degré. Il ressuscite ainsi un monde de fantômes. A cet important travail de reconstitution s’ajoute la précision des dialogues. L’humour est une des principales qualités du film. Pas sur la bouche multiplie les jeux de mots, les sous-entendus ou les dialogues grivois. Se replongeant dans une époque où on ne disait pas les choses explicitement du fait de la morale, le cinéaste aborde la sexualité de manière détournée. Se met en place tout un jeu d’échos et d’images très subtiles au niveau du langage sans doute plus stimulantes que des phrases crues. La morale est bafouée avec bonheur.

La théâtralité du film comme la façon d’Alain Resnais de se replonger dans l’opérette participent à un éloge du jeu. Pas sur la bouche est avant tout à prendre comme une comédie ludique. Le but du cinéaste est d’amuser son spectateur comme ses acteurs qui prennent un plaisir évident à jouer dans le film. La fiction ne fonctionne que si l’on se laisse entraîner par un genre et des personnages à priori très éloignés de nous. Cet éloge du jeu est mis en abyme dans le film à travers les personnages féminins. Si Faradel s’amuse à diriger le chœur dans la première scène, ce sont ici les femmes qui mènent le jeu. Alors que les hommes sont horriblement sérieux et obsédés par leurs petites affaires, ils n’arrivent jamais à leur fin. Charley, Faradel et Eric voulaient séduire Gilberte, Georges n’imaginait pas épouser une femme déjà "marquée" par un autre. Leur problème est qu’ils ne savent pas jouer ce que plusieurs d’entre eux reconnaissent explicitement. Les femmes au contraire sont attirées par des choses plus légères. Elles aiment les intrigues, les ruses. Huguette va devoir ainsi apprendre à jouer pour arriver à ses fins. Gilberte refait naître du désir chez son mari en prétendant qu’elle a un amant, Arlette découvre l’amour en se faisant passer pour l’époux d’Eric. Quant à Huguette, c’est en demandant des leçons de séduction soi-disant pour conquérir le riche américain qu’elle peut dévoiler ses atouts à Charley et l’amener à l’embrasser. Une partie de ses manœuvres prennent place de manière très intéressante sur la scène que le jeune artiste aménage dans le deuxième acte pour son spectacle.

Ce goût du jeu, essentiel pour le cinéaste, ne s’accompagne pas d’une volonté d’être drôle à tout pris et d’effacer toute trace de gravité. Pas sur la bouche touche de manière succincte ou peu subtile des sujets importants. Alain Resnais n’est pas très tendre avec cette bourgeoisie égocentrique et obsédée par l’argent. Si Georges chante volontiers que l’amour se suffit de peu, il n’imagine pas renoncer à son contrat à la demande de sa femme. Au contraire, si en séduisant Eric, elle peut lui obtenir un meilleur contrat, il n’en serait que ravi. Le personnage est trop sûr de lui. Il ne regarde même plus sa femme. Dans une scène particulièrement étonnante, Georges se lance dans tout un long discours raciste du fait d’un simple embouteillage. Lecteur de l’action française, il annonce les mauvaises tentations de la bourgeoisie industrielle des années trente. A travers le personnage d’Eric, l’Amérique en prend ici pour son grade. Très riche, il pense pouvoir obtenir tout ce qu’il veut avec son argent. Tout lui revient de droit. Il ne supporte pas d’attendre ou d’échouer. Ainsi, Georges s’étonne de ces gens qui n’hésitent pas à quitter une table de discussion quand cela leur chante. Obsédé par les affaires, le personnage est mal à l’aise dès que l’on aborde des sujets plus personnels. Ainsi, il s’est refusé à embrasser toute femme depuis l’âge de douze ans au motif que ce n’est pas à hygiénique. L’utilitarisme et le sérieux américain s’opposent à la fantaisie française. De manière plus légère, le cinéaste se moque de l’obsession de ce petit milieu pour les apparences. Les miroirs sont particulièrement nombreux et les femmes ne sont pas les dernières à s’y plonger. Il faut être à la mode, se montrer dans les mêmes lieux que tous les autres. L’histoire n’existe plus, en art, seule la nouveauté doit être prisée. Obsédés par l’image qu’ils renvoient, ces bourgeois n’en sont pas moins près à faire quelques entorses à la morale si nécessaire. Délaissée par son mari, Gilberte teste son pouvoir de séduction en allumant d’autres hommes.

Plus que le jeu, seul l’amour peut les ramener tous à la raison. C’est lui qui mettra fin à la cacophonie née à la fin du premier acte. L’amour dicte la conduite de chacun des personnages. Et si Eric parle affaire, c’est aussi pour ne pas avoir à revivre la révolution intérieure qui l’a saisie à douze ans. L’amour est donc le thème central du film. C’est la principale tractation mais aussi la seule morale qui prévaut au final. Chaque personnage est défini par sa manière d’aimer. Les sentiments donnent à chacun une touche d’humanité qui par ailleurs leur fait défaut. Alain Resnais s’amuse ici à faire croiser plusieurs types d’amour. Il se délecte des premiers émois d’Huguette ou d’Arlette comme des jeux de séduction dangereux de Gilberte. L’amour est donc cette révolution qui emporte tous les êtres, celle qui produit l’enchantement. Arlette s’envole littéralement dans la très belle scène de son premier baiser avec Eric. Le titre du film est l’envers de son programme. Le baiser sur la bouche est ici le premier accès au bonheur. C’est lui qui convainc Charley de se donner à une femme qui l’aime plutôt qu’à une qui s’amuse de lui. Son absence est une probable cause de divorce entre Eric et sa première épouse. Comme le montrent les impasses de la relation "matrimoniale" qui unit Georges et Gilberte, l’amour ne va pas de soi. C’est quelque chose qui se démontre, se déclare, se chante. Pas sur la bouche est cet hymne à l’amour. Rien de moins sérieux. Alain Resnais fait du cinéma un pur enchantement.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 15 septembre 2004