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Quand Barton Fink emporte la Croisette

Le palmarès confirme la domination américaine des deux années précédentes où Sexe, mensonges et vidéo de Steven Soderbergh et Sailor et Lula de David Lynch avaient été primés. Cette année là on trouvait aussi en compétition La Belle noiseuse de Rivette, La Double vie de Véronique de Kieslowski et Europa de Lars Von Trier. Comment alors expliquer cette accumulation de récompenses ? Mise à part une possible relative faiblesse des films sélectionnés, il faut ici évoquer à la fois les qualités intrinsèques du film et ses affinités avec l’univers du président du jury : Roman Polanski.


Barton Fink, quatrième film des frères Coen après Sang pour sang, Arizona Junior et Miller’s crossing est sans doute le projet le plus ambitieux et novateur des cinéastes à ce jour. L’histoire est celle de Barton Fink, dramaturge, qui après le succès de sa première pièce à Broadway, se voit convoiter par Hollywood. Il s’y rend avec le projet d’écrire un film pour et sur l’homme de la rue. Le point de départ est donc inspiré du Voyage de Sullivan, réalisé en 1941 (date à laquelle se déroule Barton Fink) par Preston Sturges, oeuvre matricielle du cinéma des deux cinéastes à ce jour. Si de nombreuses correspondances entre les deux films sont évidentes, les deux projets sont menés très différemment. Barton Fink est à la fois une satire très féroce du milieu hollywoodien et une réflexion sur l’acte de création.

Puisque le film se situe en 1941, les frères raillent ici le système des studios en la personne du producteur Jack Lipnick (magnifiquement interprété par Michael Lerner) dont la verve n’a rien à envier à celle du Woody Allen de Broadway danny rose. Celui-ci se place dans la lignée des nombreuses figures d’autorité ridiculisées par les deux cinéastes. Au centre du film se trouve la relation entre ce producteur et le scénariste Barton Fink. Les frères Coen mettent le doigt sur le fossé qui sépare les deux hommes aussi bien physiquement que moralement. Jack Lipnick utilise sa parole pour embobiner les autres alors que Barton a un projet plus grand, décrire la poésie du quotidien. Ainsi, si le producteur loue les talents de son invité dont il n’a entendu parler que par l’intermédiaire d’un article dans le Herald, il ne lui propose que d’écrire un film de série B, du catch avec Wallace Beery (acteur ayant réellement existé, oscarisé en 1931 pour Le Champion de King Vidor. Le film multiplie ainsi les références à des personnes ayant réellement existé). L’industrie hollywoodienne n’est donc pas dans une logique artistique mais répète à l’infini des formules rabâchées. Notre catcheur sera ainsi un orphelin qui devra se battre pour conquérir une femme. Les scénaristes ont beau être indispensables au système, ils sont aussi considérés comme interchangeables. Comme l’explique Lipnick, " tout le monde a la touche Barton Fink ". Ainsi, inévitablement, à la fin du film, le producteur, passé général après la déclaration de guerre ( !), rejette le scénario écrit par le dramaturge qui comporte trop peu de scènes de catch et ne correspond pas à ce qui était attendu de lui.

Au-delà de cette satire hollywoodienne, le film est aussi une réflexion sur l’acte de création. Barton après le succès de sa pièce se retrouve incapable d’écrire le scénario qui est attendu de lui. Il va devoir renoncer alors à tous ses idéaux. Le premier est celui de la suprématie de l’auteur. A Hollywood, il rencontre un de ses auteurs favoris. Lui aussi est devenu scénariste et a sombré dans l’alcoolisme. Notre dramaturge découvre à un moment que sa secrétaire et amante (interprétée par Judy Davis) a participé à la création de ses plus grands chefs d’oeuvre. Cette révélation met à mal le système de valeur de Barton qui finira par la tuer dans son sommeil. Plus tôt dans le film, il retrouve les premières lignes de son scénario dans la bible comme si tout avait déjà été écrit et qu’il n’y avait plus rien d’original à faire. On peut noter ici que cette remise en cause de l’idée d’auteurisme au sens ou on l’entend traditionnellement est au coeur même de tout le cinéma des frères Coen qui n’hésitent pas à adapter l’odyssée sans l’avoir lu et à qui on a souvent reproché leur manque de profondeur.

De même, on retrouve ici l’idée d’impossibilité de créer une grande oeuvre dramatique pour l’homme de la rue. Barton Fink est un homme éduqué dont les préoccupations n’ont rien à voir avec celles des autres personnages du film. Ce constat peut notamment être fait à partir de la relation entre le personnage interprété par John Turturro et son voisin Charlie Meadows (génialissime John Goodman). Ce dernier tente de lui venir en aide en partageant ses expériences mais Barton refuse de l’écouter. Il préfère rester isoler dans ce grand hôtel désert loin de toute vie. Les frères Coen ajoutent ici leur pessimisme sur la nature humaine puisqu’on apprendra que Charlie Meadows est en fait un tueur qui cherche à soulager les gens à sa manière.

A toute cette réflexion sur l’acte de création il faut ajouter la beauté de la mise en scène des frères Coen qui ont créé un univers qui a tout pour plaire au président du Jury : Roman Polanski. En effet, si le film démarre de manière plutôt réaliste, le fantastique se manifeste petit à petit. Le papier peint se décolle des murs (sous l’influence on l’apprendra plus tard de la présence du diabolique Charlie Meadows) et l’hôtel semble étrangement inhabité. On peut noter ici le magnifique décor style " art déco " qui donne une note très étrange au film. Progressivement, on entre dans l’inconscient de Barton comme rendu fou face à sa page blanche. Ce fantastique ne doit rien aux effets spéciaux mais relève d’un pur travail de mise en scène. Les mouvements de caméra, notamment sur les murs de la chambre, semblent dénués de toute logique. Par la suite, le fantastique passe au premier plan quand la folie des deux personnages principaux nous est révélée. On ne peut pas faire l’impasse ici sur la scène ou le couloir de l’hôtel s’enflamme tandis que Charlie Meadows se rue sur deux policiers au cri de " Heil Hitler ".

A travers tous ses éléments qui ne rendent pas totalement justice à la poésie et à l’absurde de l’œuvre des frères Coen, on peut comprendre que ce grand film qu’est Barton Fink ait trouvé en la personne du président du jury de cette année là, le parfait spectateur capable d’apprécier au mieux le travail des deux cinéastes et de leurs interprètes. A noter que cette année, les cinéastes ont obtenu à nouveau le prix de la mise en scène avec leur nouveau film The Man who wasn’t there.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 11 octobre 2004