Artelio

accueil > dossier > Redécouvrir Hollywood > Filmographie




 

Retour sur l’oeuvre de Fritz Lang

En dépit de sa diversité apparente, la filmographie de Lang présente une unité surprenante. Les films de la période hollywoodienne reprennent les thèmes principaux des oeuvres expressionnistes de la période allemande. Il faut réfuter toutes les oppositions entre un Lang "auteur", celui de M le maudit et de Metropolis, et un Lang passé à la moulinette hollywoodienne. Au contraire, il apparaît, à revoir ces films, que Fritz Lang n’a cessé de raconter la même histoire : celle d’un homme qui ne parvient pas à échapper à ce qu’il est. Un homme possédé, littéralement, dont l’élan de liberté se brise contre le mur du destin. Auteur de westerns comme de films policiers, touche à tout de génie, Fritz Lang n’a finalement réalisé que des tragédies.


C’est pourquoi Mabuse est toujours présent dans ses films. Dans Le Testament, le docteur diabolique prépare la fin du monde depuis le fond de sa cellule. Toujours invisible, il contrôle à distance. Il envoûte, il possède. Ici, Mabuse a pris forme humaine. Plus loin dans l’oeuvre, dans le très riche période des "films de guerre", la présence du docteur est moins directement incarnée, mais elle agit d’une manière plus inquiétante encore. Ainsi la force invisible qui empêche Walter Pidgeon de tirer sur Hitler dans la première scène de Man Hunt. Dans cette série réalisée depuis Hollywood, dont on pourra citer Les Bourreaux meurent aussi, J’ai le droit de vivre et Cape et poignard, le parti nazi est une émanation de l’esprit de Mabuse.

Hors cette période particulière, où le choix des sujets était souvent guidé par des impératifs politiques, c’est sous la forme du destin que l’influence du docteur se manifeste. Mais le destin, chez Lang, n’est pas une force extérieure. Si il manipule, c’est de l’intérieur, comme instinctivement. Tous les héros de Lang ont leur Mabuse, cette force qui les possède et les entraîne irrésistiblement vers le gouffre.

Vern, dans L’Ange des maudits, est l’un de ces héros, poussé comme malgré lui sur la pente du mal. Et la chanson du générique ressemble aux prédictions d’un oracle antique : "Ecoutez la légende de Chuck-a-luck, Chuck-a-luck / Ecoutez la roue du destin / Quand, ronde et en murmurant / Elle tourne / Et raconte, en tournant, la très vieille histoire de la HAINE, du MEURTRE et de la VENGEANCE". La "roue de la fortune", la "chuck-a-luck" dont Lang voulait qu’elle donnât son nom au titre du film ne représente plus la neutralité du hasard. Tout au contraire, elle figure le destin. Et le rythme de la chanson tourne lui aussi, et rappelle le refrain obsédant de M, et la comptine enfantine qui ouvre le film.

Les héros de Lang ont souvent le visage d’Arthur Kennedy, lisse, retenu dans l’émotion. De ces visages qui peuvent être torturés de l’intérieur. Les visages de Henry Fonda, Danna Andrews, Peter Lorre et Edward G. Robinson possèdent tous cette impassibilité apparente qui cache la plus grande souffrance, ou la plus grande perversité. Ce sont des visages d’hommes qui dorment, qui rêvent. Chacun des héros de Lang pourrait très plausiblement se réveiller à la fin de son histoire. Mais le réalisateur voulait bien montrer la vie telle qu’il la voyait, non le rêve, et ce sont les producteurs qui l’ont obligé à modifier la fin de La femme au portrait. Chez Lang, rien n’est rêvé, tout est vécu.

Et, intérieure ou mieux, inconsciente, cette vie est rendue visible par la mise en scène. Ainsi, la caméra de Lang explore l’architecture des lieux comme s’ils donnaient accès au personnage principal qui, lui, reste opaque. Le secret derrière la porte par exemple est un film où les lieux, à savoir les pièces de l’étrange demeure de Michael Redgrave et surtout son escalier principal, sont traités comme des projections mentales. Et le repaire de "Chuck-a-luck" est aussi improbable que la représentation immédiate d’une obsession.

Les héros de Lang, fermés, murés, sont souvent des obsessionnels. L’analogue filmique de l’obsession étant, comme chez Hitchcock, la femme. Celle-ci est parfois une icône, à l’image de Joan Bennet dans La femme au portrait. Marlene Dietrich, la chanteuse de L’Ange des maudits, est souvent filmée comme une image, inaccessible. Trop souvent, peut-être, car certainement le propos de Lang n’était pas de présenter la femme-fantasme, image Sternbergienne imposée sur le plateau par Marlene elle-même, mais de figurer les forces qui habitent et gouvernent ses héros et contre lesquelles ils combattent sans espoir. La confession de Peter Lorre dans M, le maudit résume l’oeuvre : "Quelquefois j’ai l’impression d’être à la poursuite de moi-même... Je veux m’enfuir...M’enfuir de moi-même... Et puis je me retrouve devant une affiche et je lis ce que j’ai fait, je lis, je lis... J’ai fait cela ?".

par Stéphane Bonhomme
Article mis en ligne le 22 mars 2005