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The Brown Bunny

Ceci n’est pas une pipe

Nouveau venu dans la catégorie des grands films malades et incompris, The Brown Bunny se distingue par une torpeur et une aridité sidérantes, et dégage au final une impression de profonde détresse. Gallo cinéaste est allé très, très loin.


Depuis la fameuse bataille d’Hernani menée par les critiques (et futurs cinéastes) des Cahiers du Cinéma dans les années 1950, une question parcourt en filigrane toute l’histoire du plus populaire et plus impur de tous les arts : qu’est-ce qu’un auteur au cinéma ? D’où un corollaire : à quelles conditions peut-on considérer le réalisateur d’un film comme son auteur, donc comme un artiste, étant entendu que le cinéma « ne se fait pas tout seul » (en principe) et qu’un film peut aussi être vu comme le résultat de multiples collaborations entre des artisans plus ou moins spécialisés ? A sa manière, Vincent Gallo s’affirme dans The Brown Bunny comme un super-Auteur et pour ne pas laisser planer le doute, le générique nous apprend qu’il a lui-même écrit, produit, réalisé, monté et interprété son film. Précédé par ailleurs par une réputation d’extrême aridité agrémentée d’une sulfureuse scène de sexe avec Chlöe Sevigny (conséquence de sa présentation houleuse à Cannes 2003), c’est peu de dire que The Brown Bunny nous arrive enrobé d’une encombrante mythologie.

Comme on s’y attendait, et malgré les nombreuses coupes que Gallo a opérées dans les deux heures du film présenté à Cannes (ramené à 1h30), The Brown Bunny n’est pas un film facile, loin de là. Lent, silencieux, étiré à l’excès, refusant le plus souvent la « belle image » et l’emploi de la musique, à peine dialogué (exceptée la longue et déchirante scène finale), voilà un film qui, dans la lignée du Two-Lane Blacktop de Monte Hellman, mais également et plus près de nous du Twenty-nine Palms de Bruno Dumont, met franchement à mal l’imagerie traditionnelle associée aux road-movies. Ceux des années post-1968 (Easy Rider en est l’archétype) entendaient illustrer l’envers du rêve américain en prenant à revers le trajet mythique des pionniers : la quête de leurs personnages les menait d’ouest en est. Il y avait alors encore quelque chose à affirmer (une contre-culture), à sauver (un esprit de liberté). Le film de Gallo cinéaste restaure le sens originel du déplacement géographique (d’est en ouest donc), mais à sa manière, désincarnée. Comme s’il n’y avait plus rien à dénoncer, plus de mythes avec lesquels se débattre, plus de quête à mener, si ce n’est la traque désespérée d’un fantôme.

Après quelques plans sur une course de motos à laquelle il participe dans l’Est du pays, on suit donc le voyage sinistre de Bud (Gallo acteur) jusqu’en Californie, à la recherche d’une certaine Daisy. Quelques rencontres épisodiques rythment cette odyssée dépressive, notamment avec des femmes aux noms de fleurs croisées brièvement, tout aussi vite abandonnées. Dans le reste du film, on voit Gallo conduire, pleurer, lancer sa moto dans le désert jusqu’à devenir lui-même un mirage (plan magnifique). The Brown Bunny peut être vu comme le constat d’un manque irrémédiable, d’un vide tragique. Le paysage de l’ouest américain, naturellement photogénique (le désert, les highways), a rarement paru aussi dépouillé et mortifère. A l’image de la quête du personnage de Bud, qui serait plutôt une profonde et déchirante régression, c’est l’Amérique elle-même qui se fait spectrale. N’appartient qu’aux cinéastes américains cette faculté sidérante d’inscrire l’iconographie de leur pays à l’intérieur même de leurs obsessions personnelles (et vice-versa). La conclusion logique, c’est ce climax douloureux, cette longue et terrible scène dans la chambre d’hôtel où une Chloë Sevigny décomposée vient un temps seulement matérialiser la rêverie érotique et désespérée de Vincent Gallo. L’arrêt sur image qui clôt le film, alors que Bud reprend la route, vient signifier qu’un point-limite de la représentation a été atteint : The Brown Bunny est un grand film chimérique qui formule l’hypothèse d’un implacable gâchis.

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 10 janvier 2005