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Un film parlé, de Manoel de Oliveira

Les évènements du 11 septembre 2001 n’ont pas fini de trouver de nombreux échos dans la production cinématographique de ces derniers mois. Nouvel exemple en date, le très réussi Un film parlé de Manoel de Oliveira. Avec une simplicité et une ironie déconcertante, le cinéaste portugais du haut de ses 95 ans porte ici un regard particulièrement lucide et pessimiste sur ce qu’est devenu l’Europe et plus largement l’Occident.


Un film parlé est une invitation au voyage. On y suit une mère et sa petite fille sur une croisière qui doit les mener du Portugal à Bombay. Le film s’attarde plusieurs minutes sur quelques destinations dont on nous présente les principaux monuments du port de Marseille au sphinx égyptien en passant par l’acropole à Athènes. Chaque arrêt est l’occasion pour Maria Rosa de rencontrer un homme qui lui sert de guide et lui raconte une anecdote sur le lieu qu’elle visite. Un film parlé se présente d’abord comme un hommage au raffinement des millénaires de cultures grecque, chrétienne, égyptienne et arabe. Le cinéaste portugais se fait le passeur d’une érudition à la fois entre ses personnages, des guides à la mère et de la mère à l’enfant, mais aussi à destination du spectateur bercé de fables, de mythes et d’histoires.

(JPEG) La parole joue ici un rôle fondamental. Elle permet la transition de tout ce savoir. Il y a dans Un film parlé une joie communicative à échanger, à apprendre qui contamine rapidement le spectateur. Celle-ci trouve son expression la plus forte dans la première scène de repas sur le navire qui sert de contrepoint aux visites. Un commandant de bord américain (John Malkovich) y dîne avec ses trois passagères les plus célèbres : une femme d’affaire française (Catherine Deneuve), une chanteuse grecque (Irene Papas) et une comédienne italienne (Stefania Sandrelli). Chacun y communique dans sa langue d’origine sans que cela ne gêne la compréhension qu’ont les uns des autres. La conversation prend un tour à la fois charmant, drôle et intéressant. On y parle amour, politique et culture. Chacun peut partager son point de vue et son expérience avec l’autre. Les trois femmes se lamentent des hommes, de leur propension à la guerre et aux trahisons avant d’évoquer avec nostalgie l’effondrement de leur civilisation.

(JPEG) Car Un film parlé n’a rien d’un éloge béat de la culture classique occidentale. Derrière ses allures posées se cache une œuvre enragée telle les vagues qui secouent le navire. Le nouveau long métrage de Manoël de Oliveira, toujours adapte d’un ambigu double langage, est un virulent pamphlet contre l’aveuglement des Européens et Américains sur le monde qui les entoure. Les personnages sont dessinés en filigrane comme autocentré sur leur propre environnement et leur propre histoire. Ils défilent par milliers devant les traces d’un passé sans en questionner réellement le sens. Les visites apparaissent davantage comme de simples cartes postales d’endroits touristiques plutôt que comme l’exploration d’une culture. Les Occidentaux se sont même réappropriés l’histoire du reste du monde au détriment notamment des populations arabes. Il est intéressant de noter que dans les premières destinations se sont des locaux qui servent de guide au personnage principal alors qu’en Egypte ce rôle est joué par un Portugais (Miguel Luis Cintra) qui évoque le canal de Suez construit par des occidentaux. A Aden, la jeune professeur d’histoire ne rencontre même plus d’interlocuteur à qui parler. Plus tard, la femme musulmane apparaît infantilisée au rang de simple poupée.

A un moment, l’échange est donc rompu et perd tout son sens. L’éloge de cette culture classique s’est perdu ou perverti. Derrière la diversité des langues, l’uniformisation par l’anglais pointe son nez. La simple invitation d’une convive portugaise à la table met un terme à la fluidité de l’échange du précédent repas. La chanteuse et la comédienne semblent par ailleurs tournée enfermée dans une certaine forme de nostalgie tandis que le commandant américain et la femme d’affaire se réjouissent à l’idée de l’hypothétique ouverture d’un magasin. L’échange, c’est aujourd’hui essentiellement le commerce comme celui de ces pétroliers qui se cachent à une dizaine de kilomètres du port de Marseille ou la simple idée du tourisme comme industrie pour les masses. La présence d’une femme d’affaire traitée comme égale avec les deux artistes est révélateur du brouillage des valeurs. L’Occident ne sachant s’ouvrir et communiquer vers l’extérieur, l’idée même de ce voyage perd tout son sens. Il prend donc logiquement fin subitement dans un dénouement surprenant.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 13 mai 2004