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Zatoichi, de Takeshi Kitano

2003 : année Kitano ? Dolls était déjà très impressionnant. La sortie de Zatoichi à peine quelques mois plus tard est la preuve définitive du génie du cinéaste japonais et de son incroyable capacité de renouvellement. En reprenant à son compte un personnage traditionnel du film de sabre japonais, Takeshi Kitano bouleverse les codes du genres pour mieux se les réapproprier. Violent, drôle, musical, Zatoichi ne recule devant aucune audace. Un coup de maître.


"Soyons désinvoltes. N’ayons l’air de rien." Takeshi Kitano et son nouveau personnage Zatoichi ne désavoueraient sûrement pas cette célèbre formule du groupe Noir désir. Dès la première scène du film, l’acteur-réalisateur apparaît assis tranquillement au bord d’un chemin. Les cheveux blonds, le masseur aveugle attend patiemment de savoir où va le mener sa route. Arrive un groupe d’hommes hostiles qui promettent une récompense à un jeune enfant s’il pique la canne de Zatoichi sans éveiller son attention. Le garçon se lance et réussit. Zatoichi n’a pas bougé d’un poil. L’enfant se voit pourtant refuser sa récompense. Le nouveau héros de Kitano ne paie pas de mine. A le voir, peu se douteraient qu’il est un farouche guerrier qui n’ignore rien du maniement de l’épée malgré son handicap physique. Après sa première nuit passée chez Madame Soumé, celle-ci lui demande sans attendre de réponses : "Comment un aveugle pourrait-il couper du bois ?" La réponse ne tarde pas dès la scène suivante. Pour le moins surprenante.

Avec Zatoichi, Takeshi Kitano avance masqué. Cette humilité du personnage, c’est aussi celle d’un cinéaste qui a décidé le temps d’une œuvre de se replacer dans une tradition. Le personnage n’a pas été crée par le réalisateur. Il a déjà été incarné dans plus de vingt films et plusieurs feuilletons télés. C’est un personnage mythique de la culture japonaise. L’autre tradition auquel Zatoichi rend hommage, c’est celle des films de sabre japonais et notamment ceux d’Akira Kurosawa. Une scène de combat sous la pluie fait explicitement référence aux Sept samouraïs. Le personnage du garde du corps obligé de prendre du service pour aider son amie malade n’est pas sans rappeler Après la pluie, scénario du célèbre cinéaste japonais que Takashi Koizumi porta à l’écran. La caméra sans cesse en mouvement ne cesse de faire le lien entre les différents personnages, avant et arrière-plan.

Si Takeshi Kitano se veut le gardien d’une certaine tradition, ce n’est surtout pas pour en répéter sagement les règles. Si le cinéaste s’est fixé un but avec Zatoichi, c’est bien celui d’exploser toutes les conventions possibles. Son personnage principal a tout de l’anti-héros. Fidèle à ses films précédents, le réalisateur interprète à nouveau un homme peu bavard. Contrairement à tous les autres personnages, Zatoïchi n’a pas d’histoire. On ne sait rien de son passé ni de son avenir. Ses actes sont parfaitement imprévisibles. Il vit dans une sorte d’éternel présent. Les flash-back servant à éclairer le personnage ne le situe en rien pour le spectateur. Sa vie ressort de l’errance. Il ne fait que se battre, boire ou jouer. Solitaire, il accompagne les autres personnages plus qu’il ne se lie avec eux. Il n’a rien du heureux vertueux ou irréprochable. S’il finit par punir les bandits, Zatoichi n’est pas un justicier. Il ne semble tenir aucun discours ou point de vue moral sur le monde.

Cette indétermination n’est pas sans incidence sur la narration de Zatoichi. Le film avance sans véritable ligne directrice. La métaphore de l’aveugle joue ici à plein. La temporalité est totalement éclatée. Zatoichi tient davantage de la juxtaposition d’éléments disparates que d’un ensemble construit. Chaque personnage secondaire comme chaque détail ont leur importance. Pour les premiers, leurs motivations sont clairement explicitées. Les deux enfants du clan Naruto aujourd’hui devenus grands cherchent à venger le meurtre de leurs parents. Shimkichi est obnubilé par le jeu. Le garde du corps Hattari se bat pour soigner son amie. La tante Soumé vit de manière paisible à l’écart de la ville. L’histoire de chacun des personnages ainsi que les affrontements entre les clans Gimzo, allié à la maison Ogi, et Funakachi sont la matière première du film.

Zatoichi est à la recherche d’une harmonie difficile à atteindre. Les menaces de déséquilibre sont d’ailleurs nombreuses dans le récit du film. Shimkichi est dépassé par la vitesse des disciples à qui il essaie d’enseigner le sabre, le garçon fou qui n’arrête pas de courir autour de la maison tombe à plusieurs reprises, le combattant au bâton en fait des tonnes lors de ses duels alors qu’il ne maîtrise pas l’art noble du sabre. Zatoichi ne se termine sans doute pas pour rien par une chute. L’important est de trouver la juste mesure, de faire le bon geste au bon moment. Le film prête d’ailleurs une attention toute particulière aux mouvements des travailleurs aussi bien dans les champs que lors de la reconstruction de la maison de Madame Soumé. Dans sa représentation même des combats, on sent que Takeshi Kitano a voulu trouver un équilibre entre la représentation de la violence des affrontements et un début de dépassement de celle-ci par l’esthétisation. Plusieurs plans de victimes sont cadrés comme des tableaux. L’utilisation du sang qui ne cesse de gicler est à ce sujet particulièrement remarquable. Des dizaines de corps sont ainsi découpés ou mutilés pendant le film. Dans la mise en scène des combats, le cinéaste s’est refusé à utiliser des effets spéciaux à la manière de ce qui se fait à Hollywood ou à Hong Kong. Les affrontements sont soigneusement découpés avec la sécheresse que l’on trouvait déjà dans les polars du réalisateur. Zatoichi comme Kitano en bon artisan de leurs arts respectifs économisent leurs gestes. Ils visent tous les deux la simplicité, l’efficacité. La scène où Zatoichi lance un bout de bois pour arrêter l’aspirant samouraï est exemplaire. Dans un premier plan, on voit le masseur jeter l’objet. Dans le suivant, le fou est au sol, une petite tâche de sang sur le front.

Kitano artisan, Zatoichi est le résultat d’un savant art du bricolage. Plus que la simple juxtaposition de multiples histoires, le film a la prétention d’être art total. Cette ambition est explicite sur le fond. Données mythiques, purement historiques ou contemporaines. Zatoichi joue sur plusieurs tableaux de résonances. Le film pose avec une certaine précision le contexte, notamment en matière d’économie et de lutte des pouvoirs. Les mendiants sont très présents dans les rues. Les samouraïs sont sortis du temps des guerres. Dans les salles de jeu, au bar mais aussi à tous les échelons de la vie quotidienne, les relations se monétisent. Les samouraïs comme les artistes Okinu et Osei doivent vendre leurs corps comme des services pour survivre. Le film est hanté par la mort, la maladie, le vieillissement tout en célébrant la vie, l’énergie des corps en action. Malgré la gravité de ce qui est en jeu, Zatoichi a largement recours à l’humour. Celui-ci tient une place tout aussi essentielle que la violence.

Sur la forme, cette volonté de faire de un film total est encore plus explicite. Le cinéaste intègre des éléments de la mode avec les magnifiques costumes de Yohji Yamamoto, d’autres purement graphiques par le biais de l’utilisation de la couleur ou de la lumière, des scènes de comédie, de danse. Chaque morceau disparate est traité avec un égal respect. Zatoichi prend son temps. Le film porte surtout une attention très poussée aux sons et à la musique. Takeshi Kitano mélange percussions traditionnelles et sons électroniques. Il lie à nouveau tradition et modernité pour réinventer quelque chose de nouveau. La mise en musique de certains bruits du quotidien comme les travailleurs ou les gouttes de pluie rappelle le travail de Lars Von Trier et Bjork sur Dancer in the dark. Le film de sabre se fait soudainement comédie musicale. Cet éveil de toutes les possibilités offertes par le cinéma est une nouvelle fois à rattacher à la métaphore de la cécité. C’est Takeshi Kitano qui se confesse dans la phrase de conclusion de Zatoïchi : "Même avec les yeux grands ouverts, je n’y vois rien." Comme le rappelait Woody Allen avec Hollywood ending, faire un film, c’est partir vers l’inconnu, se surprendre soi-même et étonner les autres. Depuis quelques années, Takeshi Kitano est décidé à fermer les yeux sur ce que lui ou les autres ont fait jusqu’ici pour innover en suivant son seul instinct. Tout brûler pour mieux reconstruire.

par Boris Bastide
Article mis en ligne le 15 septembre 2004