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Are you passionate ? : un Neil Young fleur bleue

L’indomptable vétéran canadien vient de publier, le 9 avril dernier, son 38e ( !) album studio (sans compter les disques de Buffalo Springfield ou de CSN&Y). Nous a-t-il enfin gratifiés du chef-d’œuvre que ses innombrables admirateurs attendent depuis la sortie du sombre Sleeps with angels en 1994 ? Certes non, mais ce petit dernier d’une glorieuse série se révèle être un disque assez agréable, plus léger et plus dansant que de coutume, car nettement influencé par la soul et le rhythm & blues. En somme, à 57 ans, Neil Young nous offre l’album le plus primesautier de sa légendaire carrière...


En 35 ans d’activité musicale, l’éternel rebelle nous a habitués à tous les revirements, synonymes pour lui de survie dans un monde où chaque chose, où chaque personne doit être étiquetée et définitivement classée. Pour la majorité, Neil Young est ce tranquille baba aux cheveux longs qui tricote des mélodies champêtres au coin du feu. D’accord, Harvest est un bel album intemporel, mais la majorité n’a pas toujours raison. Si le Loner a gravé de superbes odes acoustiques et délicieusement mélancoliques, il a aussi apporté sa caution au mouvement punk et son parrainage au grunge (le promoteur du rock sale, teigneux et électriquement saturé, c’est lui), tout en flirtant à l’occasion avec la country, le rockabilly et le blues. Je ne vais pas retracer son parcours (pour cela, précipitez-vous sur l’excellente biographie qu’Olivier Nuc vient de publier chez Librio Musique), je voulais juste préciser à quel point notre homme aime changer de style, tout en faisant du pur Neil Young.

Ici, le Canadien à la voix fragile s’est décidé à collaborer avec Booker T. & the MGs, groupe légendaire du label Stax dans les années 60-70 et auteurs du célèbre "Green Onions" entre autres, avec qui il avait déjà tourné en 1993. Autrement dit, la tonalité de Are you passionate ? est fortement marquée par la soul et le R&B à l’ancienne : l’orgue de Booker T. Jones et la basse de Duck Dunn balisent une musique électrique où se distingue la guitare rythmique de Frank Sampedro, le vieux complice du Crazy Horse. L’ensemble s’avère donc légèrement groovy et, à mon sens, ressemble à un mix de Zuma (pour le rock enlevé) et de This Note’s for you (pour le blues sémillant).

Pouvait-il en être autrement pour un album qui traite essentiellement d’amour ? La pochette (quoique peu esthétique, il faut bien le dire, mais notre homme n’en a visiblement cure) est à cet égard très parlante : une photo noir et blanc de deux tendres amants, une énorme rose rouge... Rien à voir avec l’atmosphère profondément dépressive de Tonight’s the night ou Sleeps with angels : ici, Neil Young semble voué tout entier à Cupidon, évoquant tour à tour la joie et la mélancolie qu’il engendre. Le disque s’ouvre sur un "You’re my girl" fringant, chanson idéale pour une belle matinée de mai lorsque l’on ouvre sa fenêtre. "Be with you" est encore plus frétillant : il s’agit peut-être du morceau le plus dansant du Canadien, et on pourrait fort bien imaginer Aretha Franklin jammer dessus. La plupart des autres titres constituent des ballades soul assez calmes, au climat parfois assez désuet diront certains, mais au charme délicat : Are You Passionate ? est en quelque sorte le petit frère black et groovy d’Harvest. Parmi ces ballades finalement très youngiennes, la chanson-titre prouve, si besoin était, que l’homme est toujours cet orfèvre ciselant des mélodies d’une grande pureté.

Mais trois titres retiennent davantage l’attention. Le premier, "Let’s roll", a été composé suite aux événements du 11 septembre : sur un gros rock métronomique à la Roger Waters (période post-Floyd), le Canadien relate l’ultime conversation téléphonique d’un jeune passager de l’avion qui s’écrasa en Pennsylvanie. Le résultat est relativement efficace, quoique sans finesse, mais aurait pu être encore plus abrasif ou plus dramatique à l’image de certains hymnes puissants jadis concoctés par le musicien ("My my, hey hey", "Rockin’ in the free world"...). Les 8 mn 47 de "Goin’ home" constituent probablement le sommet du disque : ici Young retrouve ses trois vieux compères du Crazy Horse et la belle équipe fait parler la poudre, déversant comme aux plus beaux jours des flots d’électricité granuleuse sur un ton élégiaque et lyrique (une sorte de "Cortez the killer" revisité par Ragged Glory). Un moment de toute beauté ! Quant à "She’s a healer" (9 mn 10 : le Neil ne se refuse rien), il pourrait être la bande-son d’une chaude nuit d’été new-yorkaise bien arrosée, et referme l’album sur une dose de mystère sans laquelle Neil Young ne serait pas Neil Young : une trompette et des bongos se mêlent discrètement à un rock flirtant avec un jazz-funk de caveau.

Les grincheux trouveront néanmoins matière à controverse. Certains vont dire que l’inspiration du songwriter s’est affadie et qu’il se la joue fleur bleue. D’autres vont affirmer que le disque est musicalement limité, que la guitare blessée du Loner a connu des fulgurances autrement sublimes. Certes, on pourra reprocher au chanteur-guitariste d’avoir écrit des chansons plus légères que de coutume et d’avoir usé d’un son trop propre, en soutenant que "Goin’ Home", avec son grain orageux typique du Crazy Horse, domine nettement ses consœurs. Certes. Mais tout album de Neil Young comprend des maladresses, et ce sont ces imperfections qui rendent sa discographie profondément humaine, qui rendent l’artiste touchant. Are you passionate ? n’est vraiment pas le meilleur opus de son auteur, lui-même le sait, mais le plaisir que prend ce dernier est communicatif : n’ayant plus rien à prouver, entré depuis longtemps dans la grande histoire du rock, il nous démontre que jouer de la musique est pour lui un besoin vital. C’est pour cela que Are you passionate ? est un disque finalement plaisant : un disque maladroit, un peu naïf, mais parfois énergique, qui annonce encore de futures pépites, peut-être plus éclatantes.

par Anthony Boile
Article mis en ligne le 12 décembre 2004