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Voilà bien un artiste méconnu. Injustement. Sa voix et ses textes donnèrent à la musique des années 1970 son timbre et un sens certain. Avec Wonder et Gaye, Hathaway est sans doute l’un des chanteurs qui inspira le plus profondément les générations suivantes. Portrait d’un homme à la carrière fulgurante et qui s’éteignit 15 étages en contrebas de sa chambre d’hôtel new-yorkaise le 13 janvier 1979.
Hathaway, ou l’introduction à la soul, et à la soul comme musique contestataire ? Comme tout artiste authentique, il livre son style, sa "vision du monde", avec une vraie voix de sirène masculine. Pourquoi parler aujourd’hui de cet artiste ? Est-ce parce que sort une compilation live, These songs for you. Live ! ? Non. Même s’il peut, pour nous s’agir ici d’une occasion pour vous inviter à tendre une oreille attentive et bienveillante à cet artiste de génie...
Les quelques lignes qui vont suivre n’ont qu’une seule ambition. Vous familiariser avec l’homme qui, j’espère, vous fera ensuite vibrer. Même si je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faille systématiquement connaître méthodiquement et exhaustivement la vie d’un artiste pour en goûter l’oeuvre, il me semble que, dans la mesure où Hathaway demeure encore injustement dans l’ombre, encore faut-il d’abord faire connaissance avec ce qu’il fut.
Hathaway est né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à Chicago dans l’Illinois, le 1er octobre 1945. De sa jeunesse nous ne savons pas grand chose, si ce n’est qu’il fut élevé par sa grand-mère à Saint-Louis dans le Missouri. Est-il nécessaire de rappeler que la ségrégation y faisait encore rage ? En effet, la Cour Suprême n’avait pas encore abrogé la discrimination dont étaient victimes les Afro-Américains avec l’arrêt Plessy vs Fergusson ou le Brown vs Board of Education qui changea enfin les mentalités. Ces quelques éléments sont essentiels pour comprendre l’intensité de la visée politique de certains chanteurs blacks, comme Marvin Gaye avec des albums tels que What’s going on, ou de certaines chansons d’Hatahway telles que "The Ghetto" ou "Someday we’ll all be free".
C’est dans ce contexte qu’Hathaway est élevé par sa grand-mère, Martha Pitts, une ancienne chanteuse de gospel qui initie son petit-fils au chant, alors que le petit Donny n’a que 3 ans. Il l’accompagne lors des offices dominicaux et dans sa vie d’artiste puisqu’il suit parfois grand-maman en tournée. Loin de se contenter du chant, Hathaway étudie le piano, où rapidement il excelle au point d’être autorisé à intégrer l’Université Howard en 1964. Il y fera une rencontre décisive pour lui, pour sa vie, pour son orientation personnelle : Roberta Flack, avec laquelle il enregistrera de nombreuses chansons et sortira un album en 1972.
C’est comme producteur et arrangeur qu’Hathaway commence sa carrière. Il travaille avec Aretha Franklin et Curtis Mayfield dont il gère le label Custom. Il profite alors de l’opportunité pour enregistrer, en 1969, le titre qui lui permet de se révéler en tant que chanteur : "The Ghetto", qui figure sur son premier album sorti en 1970 Everything is everything. En 1972, il reprend avec Roberta Flack, sur un album qu’ils enregistrent ensemble, la chanson écrite par Carole King et composée par James Taylor, "You’ve got a friend", qui les propulse durablement en tête des charts. La même année sort un fabuleux Live témoignant de la communion de cœur et d’esprit qui régnait entre le chanteur et son public. Rarement pareille osmose fut atteinte dans une salle de concert, captée par des micros et restituée sur une bande.
En 1973, alors que ses relations avec Flack se dégradent, Hathaway enregistre Extension of a man contenant une fois de plus un tube : "Someday we’ll all be free", chanson que reprendra justement Aretha Franklin. Puis, c’est le retrait. Hathaway anachorète. Il se rabiboche avec Flack en 1977, enregistre avec elle un titre : "The closer I get to you", pour l’un des albums de la belle, Blue Lights in the basement. Ce fut le renouveau du succès pour Hathaway, renouveau permis car les destinées de ces deux étoiles semblent inextricablement liées.
En effet, alors que Flack et Hathaway se préparent à enregistrer une deuxième série de duos à la fin des années 1970, le corps du chanteur est retrouvé 15 étages en contrebas sous la fenêtre de sa chambre d’hôtel. Suicide ou... meurtre ? L’énigme reste intacte, même si l’enquête a conclu au suicide dans la mesure où il n’y a aucune trace d’étranglement sur le cou du chanteur. Le choc est terrible pour Flack, même si l’album posthume Roberta Flack featuring Donny Hathaway est un succès.
Sa fille Lalah prend la relève en sortant en 1990 son premier album.
N’est-ce pas étrange qu’une musique aussi contestatrice, aussi revendicative, puisse justement être cataloguée comme "soul music". Musique de l’âme. Musique divine ?
Sans prétendre ici donner une définition absolue et définitive de la soul, livrons quelques éléments afin de saisir en quoi Hathaway est un excellent soul-man.
Issue du gospel, la musique soul est généralement servie par une voix dont l’expression est intense, pleine et puissante. Puissance en général relayée par des choeurs témoignant de l’héritage gospel. Cette musique émergea dans les années 1940 mais fut réellement publicitée avec des artistes tels que James Brown ou Ray Charles dont le tube de 1959, "What’d I Say" diffusa le son soul auprès d’une audience plus importante qu’auparavant.
A l’origine black, cette musique exprime l’âme d’un peuple qui longtemps fut opprimé, qui n’eut pour s’exprimer que les églises et la musique. Musiké. Etrange onomastique, que cette musique en soit petit à petit devenue à être désignée comme "soul music", l’âme de la musique, ou musique de l’âme ?
Dans "The Ghetto", titre culte d’Hathaway, les choeurs, la ligne mélodique, tout participe précisément au mouvement soul tel que défini précédemment. Rythmique bluesy, pleurs d’enfants, la nigra conditio y est dépeinte, sombre, triste, sans pour autant être résignée. Qu’Hathaway soit un soul-man, nul ne saurait désormais le contester.
Mais la dimension quasi-prophétique d’Hathaway se révèle à quiconque fait l’expérience d’écouter, d’entendre et de vibrer avec lui en suivant les subtiles oscillations d’un public conquis lors de l’enregistrement de ce fabuleux live de 1972. Faire corps. Avec coeur. D’une voix. S’exprimer. Ressentir. Elle gît là, la soul. Magnifiquement servie par une voix. La sienne. La leur. Cette symbiose se retrouve justement dans le sentiment de communauté qui se dégage alors du choix des chansons portées, chantées lors de ce concert, à l’instar des reprises faites tant à Marvin Gaye et de sa chanson phare "What’s going on" ou du "Jealous guy" de Lennon. La soul s’inspire et inspire. De la musique. La soul comme âme de la musique. Comme intertexte inouï.
Chanson culte avons-nous dit, qu’Hathaway lança avec son premier album en 1970, Everything is everything. Dans sa version originale, Hathaway invite son auditeur à visiter avec lui le ghetto ; ainsi au tout début de la piste, entend-on le chanteur nous dire : "Yes. This is the ghetto. Shut’up now."
En silence donc. Ecoutons. Et qu’entendons-nous ? Des choeurs. Solides. Permettant à la rythmique de se déployer autrement. Souvenons-nous du gospel. Le tout groove. Roule. Tourne. Entraîne. De manière redoutable. Une basse omniprésente, un clavier improvisant, et le diptyque soliste/choeur donnant une autre ampleur à la chanson. Toutes les deux mesures, le choeur relance sur l’objet de la chanson : "The Ghetto" doublant ainsi le travail musical. Mieux, lorsqu’un chorus d’une voix de basse remplace littéralement l’instrument. Instrument, voix, homme et cordes vocales ou pincées, tout concourt à produire un espace assez étrange, où nous perdons nos repères.
Pourquoi ? Car nous ne savons pas ce que cette musique a pu coûter. A ceux qui la font résonner. Petit à petit les voix se mêlent aux percussions, aux tambours et les pleurs d’un enfant se font plus nets. Nous nous promenions "walking on the ghetto". Presque 7 minutes, sans qu’Hataway ne chante, mais il iradie de charisme et de présence, et ce malgré l’absence, malgré le temps, malgré le fait que nous n’écoutions qu’un album. Pourtant... pourtant l’essentiel est passé. Mais, nous, avons-nous été capable de l’écouter, de l’entendre de le saisir ?
A cette question, il est difficile de répondre. D’abord parce que toute musique est l’écho d’une époque, d’un peuple, de son esprit, de leur soul. Ce qui est sûr, certain, c’est que dans la version du live de 1972, la même chanson est le moment d’une intense communication entre le chanteur et son public.
La musique, la soul comme communication ? Oui. "Communication" vient du latin communis, -is, -e : on transmet ce qui est commun, d’où le fait que la communication puisse signifier tant ce qui est l’objet de la transmission que la transmission elle-même. En ce sens, Hathaway partage avec son public sa musique et la musique est l’objet même, le support, le médium permettant la communication. 13 minutes de son. 13 minutes d’une lente puissance souterraine qui petit à petit s’exprime, jaillissante, géniale et sensible incarnation métaphorique de la vie. De cet appétit de vivre, et de sortir. D’en sortir.
La musique. La soul. Comme exutoire. A cette oppression non plus quotidienne et cotonnière mais plus subtile et sordide : sociale et économique. De quoi est-il question ici ? Du ghetto.
Etonnant piano électrique Wurlitzer [1]. Posant de grands accords rythmés. Lorsque soudainement, silence. Présentation des musiciens. Reprise de la structure rythmique. Nous en sommes exactement au milieu du morceau. Le public s’échauffe. Lui aussi exige de construire son morceau. Ce morceau, cet espace est le leur. Prêt ? Silence. "Shut up now. One. Two. Three. Four." Rythme. Percus. Congas. Applaudissements. Rien de plus. "One. Two. Three. Four." Basse. Guitare. Hathaway. Rien de plus. Montée en puissance du rythme. Batterie. Et... Wouahhhhhhhhhh. L’explosion. Une salle conquise, battant la mesure. Reprenant, en rythme, les femmes d’abord : "Walking on the ghetto". Les hommes se calant ensuite en début de section rythmique : "The ghetto". C’est ça. Juste ça. Une salle en parfaite osmose avec son chanteur. Le chanteur étant ce qu’il chante. Chantant ce qu’il est. Etrange miracle auquel nous assistons, assis confortablement. Ecoutant ces voix mêlées. 32 ans plus tard...
Pour en savoir plus sur Donny Hathaway
An american website about Donny
par Hermes
Article mis en ligne le 15 février 2005
[1] Merci à un internaute qui m’envoya un message pour m’indiquer qu’Hathaway ne joue pas sur le live d’orgue, mais du Wurlizer. Merci à J.F.
Pour en savoir + sur la musique soul
Un Web ring ;
Un site perso bien fait et plutôt complet avec de nombreux liens.
Le site de sa fille, Lalah .